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Glucksman et BHL, l'absence de pensée comme projet |
Cet entretien de Gilles Deleuze a été publié comme
Supplément au n°24, mai 1977, de la revue bimestrielle Minuit et distribué
gratuitement. Janvier 2004, il est mis en ligne dans le site de la revue
Multitudes. Étant depuis supprimé on ne sait pourquoi, je le republie ici tel
quel. Le grand philosophe français y aborde « les nouveaux philosophes »
comme épiphénomène. Leur réussite médiatique, malgré la nullité totale de leurs
ouvrages (ce que tous les intellectuels sérieux admettent) révèle d’après
Deleuze une tendance de notre époque qui les dépasse.
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Gilles Deleuze |
- Que penses-tu des « nouveaux philosophes » ?
- Rien. Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons
possibles à cette nullité. D’abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros
que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion,
LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes
sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l’ange. En même temps, plus le
contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet
d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides (« moi, en
tant que lucide et courageux, je vous dis…, moi, en tant que soldat du Christ…,
moi, de la génération perdue…, nous, en tant que nous avons fait mai 68…, en
tant que nous ne nous laissons plus prendre aux semblants… »). Avec ces
deux procédés, ils cassent le travail. Car ça fait déjà un certain temps que,
dans toutes sortes de domaines, les gens travaillent pour éviter ces
dangers-là. On essaie de former des concepts à articulation fine, ou très
différenciée, pour échapper aux grosses notions dualistes. Et on essaie de dégager
des fonctions créatrices qui ne passeraient plus par la fonction-auteur (en
musique, en peinture, en audio-visuel, en cinéma, même en philosophie). Ce
retour massif à un auteur ou à un sujet vide très vaniteux, et à des concepts
sommaires stéréotypés, représente une force de réaction fâcheuse. C’est
conforme à la réforme Haby : un sérieux allègement du « programme » de la
philosophie.