Après avoir suscité
un immense espoir partout dans le monde et non seulement aux États-Unis, le
mouvement Occupy Wall Street s’est essoufflé peu à peu pour s’éteindre
définitivement — au moins comme mouvement populaire d'envergure. Cet échec, si décevant, appelle
l’analyse. D’autant plus qu’actuellement, en France, Nuit Debout semble
reproduire certaines de ses erreurs fatales.
Occupy et Nuit Debout
Si la protestation en France commence contre la loi El Khomri, elle ne tarde pas à voir cette revendication diluer, pour ne pas dire disparaître. Et puis se pose la question des porte-paroles sérieusement. Frédéric Lordon, fin analyse du capitalisme contemporain certes, est-il pour autant pertinent dans ses interventions à Nuit Debout et, par ailleurs, le représente-t-il ?
«Pas de leader, pas de revendication, pas de thématique affichée dans le mouvement Nuit Debout : est-ce une force ou une faiblesse ? », s'interroge Le Monde. Une faiblesse sans doute. Et elle avait déjà caractérisé Occupy. D’où, à mon avis, l’intérêt particulier
de l’analyse que propose le journaliste américain Thomas Frank sur cette « contestation amoureuse d’elle-même »,
publié en janvier 2013 par Le Monde diplomatique. En effet, il n'a jamais suffi d'avoir raison et d'être animé par de bonnes intentions pour réussir, notamment pour un mouvement social.
L. B.
Par Thomas Frank
Une scène me
revient en mémoire à chaque fois que je tente de retrouver l’effet grisant que
le mouvement Occuper Wall Street (OWS) a produit sur moi au temps où il
semblait promis à un grand avenir. Je me trouvais dans le métro de Washington,
en train de lire un article sur les protestataires rassemblés à Zuccotti Park,
au cœur de Manhattan. C’était trois ans après la remise à flot de Wall Street ;
deux ans après que toutes mes fréquentations eurent abandonné l’espoir de voir
le président Barack Obama faire preuve d’audace ; deux mois après que les amis
républicains des banquiers eurent conduit le pays au bord du défaut de paiement
en engageant un bras de fer budgétaire avec la Maison-Blanche. Comme tout le
monde, j’en avais assez.
Près de moi se
tenait un voyageur parfaitement habillé, certainement un cadre supérieur
revenant de quelque salon commercial, à en juger par le slogan folâtre imprimé
sur le sac qu’il portait en bandoulière. Ce slogan indiquait comment optimiser
ses placements boursiers, ou peut-être pourquoi le luxe est un bienfait, ou à
quel point c’est magnifique d’être un gagnant. L’homme paraissait extrêmement
mal à l’aise. Je savourais la situation : récemment encore, j’aurais rougi
d’exhiber la couverture de mon journal dans une rame de métro surpeuplée ;
aujourd’hui, c’étaient les gens comme lui qui rasaient les murs.
Quelques jours
plus tard, je visionnais une vidéo sur Internet montrant un groupe de militants
d’OWS en train de débattre dans une librairie. À un moment du film, un
intervenant s’interroge sur l’insistance de ses camarades à prétendre qu’ils ne
s’expriment que « pour eux-mêmes », au lieu d’assumer leur appartenance à un
collectif. Un autre lui réplique alors : « Chacun ne peut parler que pour
soi-même, en même temps le “soi-même” pourrait bien se dissoudre dans sa propre
remise en question, comme nous y invite toute pensée poststructuraliste menant
à l’anarchisme. (…) “Je ne peux seulement parler que pour moi-même” : c’est le
“seulement” qui compte ici, et bien sûr ce sont là autant d’espaces qui
s’ouvrent. »
En entendant ce
charabia pseudo-intellectuel, j’ai compris que les carottes étaient cuites. Le
philosophe Slavoj Žižek avait mis en garde les campeurs de Zuccotti Park en
octobre 2011 : « Ne tombez pas amoureux de vous-mêmes. Nous passons un moment
agréable ici. Mais, rappelez-vous, les carnavals ne coûtent pas cher. Ce qui
compte, c’est le jour d’après, quand nous devrons reprendre nos vies
ordinaires. Est-ce que quelque chose aura changé ? »
L’avertissement
de Žižek figure dans l’ouvrage Occupy : Scenes from Occupied America (Occuper. Scènes de l’Amérique occupée, Verso, 2011), le premier livre
consacré au phénomène protestataire de l’année dernière. Depuis, une avalanche
de productions éditoriales a submergé les étals des libraires, des discours
prononcés sur les campements aux analyses journalistiques en passant par les
témoignages de militants.
Ces ouvrages
tombent presque tous dans le panneau évoqué par Žižek. Leurs auteurs sont
profondément, désespérément amoureux d’OWS. Chacun prend pour acquis que les
campeurs anti-Wall Street ont fait trembler les puissants de ce monde et
suffoquer d’admiration tous les réprouvés de la planète. Cette vision béate
s’exprime souvent dans le titre même du livre : « Cela change tout : Occuper
Wall Street et le mouvement des 99 % » (1), par exemple. Les superlatifs
s’entrechoquent sans retenue ni précaution. « Les 99 % se sont éveillés. Le
paysage politique américain ne sera plus jamais le même », annonce l’auteur de
Voices From the 99 Percent (2). Une prophétie presque tiède comparée à
l’enthousiasme péremptoire de Chris Hedges. Dans Jours de destruction, jours de
révolte (3), l’ancien journaliste du New York Times compare OWS aux révolutions
de 1989 en Allemagne de l’Est, en Tchécoslovaquie et en Roumanie. Les
protestataires new-yorkais, écrit-il, « étaient d’abord désorganisés, pas très
sûrs de ce qu’ils devaient faire, pas même convaincus d’avoir accompli quoi que
ce soit de méritoire. L’air de rien, ils ont pourtant déclenché un mouvement de
résistance global qui a résonné à travers tout le pays et jusque dans les
capitales européennes. Le statu quo précaire imposé par les élites durant des
décennies a volé en éclats. Un autre récit a pris forme. La révolution a
commencé.»
Ce qui rend ces
livres très ennuyeux, c’est qu’à quelques exceptions près ils se ressemblent
tous, racontent les mêmes anecdotes, citent les mêmes communiqués, déroulent
les mêmes interprétations historiques, s’attardent sur les mêmes broutilles.
Comment le joueur de djembé a empêché tout le monde de dormir, ce qui s’est
vraiment passé sur le pont de Brooklyn, pourquoi et comment Untel s’est
retrouvé là, qui a eu l’idée en premier de tenir des assemblées générales,
comment chacun a nettoyé le parc durant une nuit d’affolement pour éviter de
s’en faire expulser le lendemain, etc. Mesuré en nombre de mots par mètre carré
de pelouse occupée, Zuccotti Park constitue sans aucun doute l’un des lieux les
plus scrutés de l’histoire du journalisme.
La grande épopée
fut pourtant de courte durée. Les campeurs ont été évacués deux mois après leur
installation. Hormis quelques groupes résiduels ici et là, animés par des
militants chevronnés, le mouvement OWS s’est désagrégé. La tempête médiatique
qui s’était engouffrée dans les tentes de Zuccotti Park est repartie souffler
ailleurs. Faisons une pause et comparons le bilan d’OWS avec celui de son
vilain jumeau, le Tea Party, et du renouveau de la droite ultraréactionnaire
dont celui-ci est le fer de lance (4). Grâce à ces bénévoles de la surenchère,
le Parti républicain est redevenu majoritaire à la Chambre des représentants ;
dans les législatures d’État, il a pris six cents sièges aux démocrates. Le Tea
Party a même réussi à propulser l’un des siens, M. Paul Ryan, à la candidature
pour la vice-présidence des États-Unis.
La question à
laquelle les thuriféraires d’OWS consacrent des cogitations passionnées est la
suivante : quelle est la formule magique qui a permis au mouvement de
rencontrer un tel succès ? Or c’est la question diamétralement inverse
qu’ils devraient se poser : pourquoi un tel échec ? Comment les efforts
les plus louables en sont-ils venus à s’embourber dans le marécage de la glose
académique et des postures antihiérarchiques ?
Les choses
avaient pourtant commencé très fort. Dès les premiers jours d’occupation de
Zuccotti Park, la cause d’OWS était devenue incroyablement populaire. De fait,
comme le souligne Todd Gitlin (5), jamais depuis les années 1930 un thème
progressiste n’avait autant fédéré la société américaine que la détestation de
Wall Street. Les témoignages de sympathie pleuvaient par milliers, les chèques
de soutien aussi, les gens faisaient la queue pour donner des livres et de la
nourriture aux campeurs. Des célébrités vinrent se montrer à Zuccotti et les
médias commencèrent à couvrir l’occupation avec une attention qu’ils
n’accordent pas souvent aux mouvements sociaux estampillés de gauche.
Mais les
commentateurs ont interprété à tort le soutien à la cause d’OWS comme un
soutien à ses modalités d’action. Les tentes plantées dans le parc, la
préparation de la tambouille pour des légions de campeurs, la recherche sans
fin du consensus, les affrontements avec la police... voilà, aux yeux des
exégètes, ce qui a fait la force et la singularité d’OWS ; voilà ce que le
public a soif de connaître.
Ce qui se
tramait à Wall Street, pendant ce temps-là, a suscité un intérêt moins vif. Dans
Occupying Wall Street, un recueil de textes rédigés par des écrivains ayant
participé au mouvement (6), la question des prêts bancaires usuraires
n’apparaît qu’à titre de citation dans la bouche d’un policier. Et n’espérez
pas découvrir comment les militants de Zuccotti comptaient contrarier le
pouvoir des banques. Non parce que ce serait mission impossible, mais parce que
la manière dont la campagne d’OWS est présentée dans ces ouvrages donne
l’impression qu’elle n’avait rien d’autre à proposer que la construction de « communautés
» dans l’espace public et l’exemple donné au genre humain par le noble refus
d’élire des porte-parole.
Culte de la participation
Malheureusement,
un tel programme ne suffit pas. Bâtir une culture de lutte démocratique est
certes utile pour les cercles militants, mais ce n’est qu’un point de départ.
OWS n’est jamais allé plus loin ; il n’a pas déclenché une grève, ni bloqué un
centre de recrutement, ni même occupé le bureau d’un doyen d’université. Pour
ses militants, la culture horizontale représente le stade suprême de la lutte :
« Le processus est le message », entonnaient en chœur les protestataires.
On pourra
objecter que la question de présenter ou non des revendications fut âprement
débattue par les militants lorsqu’ils occupaient effectivement quelque chose.
Mais, pour qui feuillette tous ces ouvrages un an plus tard, ce débat paraît
d’un autre monde. Presque aucun ne s’est hasardé à reconnaître que le refus de
formuler des propositions a constitué une grave erreur tactique. Au contraire,
Occupying Wall Street, le compte rendu quasi officiel de l’aventure, assimile
toute velléité programmatique à un fétiche conçu pour maintenir le peuple dans
l’aliénation de la hiérarchie et de la servilité. Hedges ne dit pas autre chose
lorsqu’il explique que « seules les élites dominantes et leurs relais
médiatiques » exhortaient OWS à faire connaître ses demandes. Présenter des
revendications serait admettre la légitimité de son adversaire, à savoir l’État
américain et ses amis les banquiers. En somme, un mouvement de protestation qui
ne formule aucune exigence serait le chef-d’œuvre ultime de la vertu
démocratique…
D’où la
contradiction fondamentale de cette campagne. De toute évidence, protester
contre Wall Street en 2011 impliquait de protester aussi contre les
tripatouillages financiers qui nous avaient précipités dans la grande récession
; contre le pouvoir politique qui avait sauvé les banques ; contre la pratique
délirante des primes et des bonus qui avait métamorphosé les forces productives
en tiroir-caisse pour les 1 % les plus riches. Toutes ces calamités tirent leur
origine de la dérégulation et des baisses d’impôts — autrement dit, d’une
philosophie de l’émancipation individuelle qui, au moins dans sa rhétorique,
n’est pas contraire aux pratiques libertaires d’OWS.
Inutile d’avoir
suivi des cours de « post-structuralisme menant à l’anarchisme » pour
comprendre comment inverser la tendance : en reconstruisant un État régulateur
compétent. Souvenez-vous de ce que disaient durant ces fameux premiers jours de
septembre 2011 les militants d’OWS : réintroduisons la loi Glass-Steagall de
1933, qui séparait les banques de dépôt et les banques d’investissement. Vive
l’« État obèse » ! Vive la sécurité !
Mais ce n’est
pas ainsi que l’on enflamme l’imagination de ses contemporains. Comment animer
un carnaval lorsqu’on rêve secrètement d’experts-comptables et d’administration
fiscale ? En remettant les choses à plus tard. En évitant de réclamer des
mesures concrètes. Réclamer, c’est admettre que les adultes guindés et sans
humour ont repris la barre et que la récréation est finie. Ce choix tactique a
remarquablement fonctionné au début, mais il a aussi fixé une date de
péremption à tout le mouvement. En s’interdisant d’exiger quoi que ce soit, OWS
s’est enfermé dans ce que Christopher Lasch appelait — en 1973 — le « culte de
la participation ». Autant dire dans une protestation dont le contenu se résume
à la satisfaction d’avoir protesté.
Le galimatias des militants
Dans leurs
déclarations d’intention, les campeurs de Zuccotti Park célébraient haut et
fort la vox populi. Dans la pratique, pourtant, leur centre de gravité penchait
d’un seul côté, celui du petit monde universitaire. Les militants cités dans
les livres ne dévoilent pas toujours leur identité socioprofessionnelle, mais,
lorsqu’ils le font, ils se révèlent soit étudiants, soit ex-étudiants récemment
diplômés, soit enseignants.
On ne peut que
saluer la mobilisation du monde universitaire. La société a besoin d’entendre
cette voix-là. Quand les frais de scolarité grimpent à des pics vertigineux,
que l’endettement des diplômés débarquant sur le marché du travail atteint
facilement les 100 000 dollars, que des doctorants se retrouvent exploités sans
vergogne, les personnes concernées ont parfaitement raison de protester (7).
Elles devraient s’attaquer au système, exiger un contrôle strict des frais de
scolarité. Que l’on songe aux manifestations qui ont ébranlé le Québec au
printemps dernier, quand une partie importante de la population est venue
soutenir dans la rue l’exigence estudiantine d’une éducation accessible à tous
: là-bas, le mouvement a gagné. Les étudiants ont obtenu presque tout ce qu’ils
demandaient. La protestation sociale a fait valser les portes de l’université.
Mais c’est quand
l’inverse se produit, quand la discussion académique de haute culture devient
un modèle de lutte sociale, que le problème surgit. Pourquoi OWS inspire-t-il
aussi souvent à ses admirateurs le besoin de s’exprimer dans un jargon
inintelligible ? Pourquoi tant de militants ont-ils éprouvé le besoin de
quitter leur poste pour participer à des débats de salon entre érudits (8) ?
Pourquoi d’autres ont-ils choisi de réserver leurs témoignages à des revues
confidentielles comme American Ethnologist ou Journal of Critical Globalisation
Studies ? Pourquoi un pamphlet conçu pour galvaniser les troupes d’OWS est-il
rempli de déclarations amphigouriques du genre : « Notre point d’attaque se
situe dans les formes de subjectivité dominantes produites dans le contexte des
crises sociales et politiques actuelles. Nous nous adressons à quatre figures
subjectives — l’endetté, le médiatisé, le sécurisé et le représenté —, qui sont
toutes en voie d’appauvrissement et dont le pouvoir d’action sociale est masqué
ou mystifié. Nous pensons que les mouvements de révolte et de rébellion nous
donnent les moyens non seulement de refuser les régimes répressifs dont
souffrent ces figures subjectives, mais aussi d’inverser ces subjectivités face
au pouvoir (9) » ? Et pourquoi, quelques mois seulement après avoir occupé
Zuccotti Park, plusieurs militants ont-ils jugé indispensable de créer leur
propre revue universitaire à prétention théorisante, Occupy Theory, destinée
bien sûr à accueillir des essais impénétrables visant à démontrer la futilité
de toute théorisation ? Est-ce ainsi qu’on bâtit un mouvement de masse ? En
s’obstinant à parler un langage que personne ne comprend ?
La réponse est
connue : avant qu’une protestation s’élargisse en mouvement social de grande
ampleur, ses protagonistes doivent d’abord réfléchir, analyser, théoriser. Le
fait est que, de ce point de vue, OWS a fourni assez de matière pour alimenter
un demi-siècle de luttes — sans réussir pour autant à mener la sienne ailleurs
que dans une impasse.
Occuper Wall
Street a réalisé d’excellentes choses. Il a su trouver un bon slogan,
identifier le bon ennemi et capter l’imagination du public. Il a donné forme à
une culture protestataire démocratique. Il a établi des liens avec les
syndicats de travailleurs, un pas crucial dans la bonne direction. Il a redonné
vigueur à la notion de solidarité, vertu cardinale de la gauche. Mais les
réflexes universitaires ont vite pris une place écrasante, transformant OWS en
un laboratoire où ses forts en thème venaient valider leurs théories. Car les campements
n’accueillaient pas seulement des militants soucieux de changer le monde : ils
ont aussi servi d’arène à la promotion individuelle de quelques carriéristes.
Et c’est une
façon encore trop optimiste de présenter les choses. La manière pessimiste consisterait
à ouvrir le dernier livre de Michael Kazin, American Dreamers (Knopf, New York,
2011), et à convenir avec lui que, depuis la guerre du Vietnam et le combat
pour les droits civiques dans les années 1960, aucun mouvement progressiste n’a
opéré la jonction avec le grand public américain — à l’exception de la campagne
anti-apartheid des années 1980. Il est vrai qu’au temps du Vietnam le pays
fourmillait de militants de gauche, surtout dans les universités. Mais, depuis,
étudier la « résistance » a constitué un moyen éprouvé d’améliorer ses
perspectives de carrière, quand ce n’est pas la matière même de certaines
disciplines annexes. Toutefois, aussi érudite soit-elle sur le plan
intellectuel, la gauche continue d’aller de défaite en défaite. Elle ne parvient
plus à faire cause commune avec le peuple.
Cet échec
s’explique peut-être par la surreprésentation en son sein d’une profession dont
le mode opératoire est délibérément abscons, ultrahiérarchisé, verbeux et
professoral, peu propice à une démarche fédératrice. Ou peut-être résulte-t-il
de la persistance à gauche d’un mépris envers l’homme de la rue, surtout quand
on peut lui reprocher d’avoir mal voté ou commis quelque péché politique. Ou
peut-être encore est-ce l’effondrement de l’appareil industriel qui rend les
mouvements sociaux obsolètes. Ce n’est pas dans les ouvrages sur OWS que l’on
trouvera la moindre réponse.
Les activistes
anti-Wall Street n’aiment pas, c’est clair, leurs homologues du Tea Party. Dans
leur esprit, apparemment, ils ne sont pas tout à fait de vraies gens, comme si
d’autres principes biologiques s’appliquaient à leur espèce. La philosophe
Judith Butler, professeure à l’université de Columbia, évoque avec répugnance
une réunion du Tea Party au cours de laquelle des individus se seraient réjouis
de la mort prochaine de plusieurs malades dépourvus d’assurance-maladie. « Sous
quelles conditions économiques et politiques de telles formes de cruauté
joyeuse émergent-elles ? », s’interroge-t-elle.
C’est une bonne
question. Deux paragraphes plus loin, pourtant, Butler change de sujet pour
louer l’admirable décision d’OWS de ne rien réclamer, ce qui lui fournit
l’occasion d’esquisser une théorie de haut vol : une foule qui proteste est
spontanément et intrinsèquement libérationniste. « Lorsque des corps se
rassemblent pour manifester leur indignation et affirmer leur existence
plurielle dans l’espace public, ils expriment aussi des demandes plus vastes,
écrit-elle. Ils demandent à être reconnus et valorisés ; ils revendiquent le
droit d’apparaître et d’exercer leur liberté ; ils réclament une vie vivable
(10). » C’est réglé comme du papier à musique : les mécontents qui descendent
dans la rue le font nécessairement pour affirmer l’existence plurielle de leurs
corps, partout et toujours — sauf s’ils appartiennent au groupe mentionné deux
paragraphes plus haut…
Pourtant, les
deux mouvements présentent quelques ressemblances. Ils partagent par exemple la
même aversion obsessionnelle pour les plans de sauvetage de 2008, qualifiés par
les deux camps de « capitalisme de connivences ». L’un et l’autre s’expriment
en occupant des espaces publics ; l’un et l’autre ont accordé une place
importante aux partisans de M. Ron Paul, le chef de file du courant «
libertarien » du Parti républicain. Même le masque d’Anonymous (à l’effigie de
Guy Fawkes, le vengeur solitaire du film V comme Vendetta) a circulé dans les
deux camps.
Sur le plan
tactique aussi les analogies existent. OWS et le Tea Party sont restés
pareillement flous dans leurs revendications, afin de ratisser plus large. Les
deux groupes se sont appesantis avec la même emphase sur les persécutions dont
ils s’estimaient victimes. Côté campeurs, on insistait sur les brutalités
policières. Dans un récit de quarante-cinq pages (11), Will Bunch narre en
détail la répression aveugle et l’arrestation de masse d’une manifestation sur
le pont de Brooklyn. Côté Tea Party, c’est le supplice infligé par les « médias
de gauche » et leurs accusations de racisme qui nourrit la martyrologie
collective (12).
L’absence de
dirigeants est un autre point commun aux deux camps. Dans le manifeste du Tea
Party rédigé en 2010 par M. Richard (« Dick ») Armey, ancien parlementaire
républicain du Texas, figure même un chapitre intitulé « Nous sommes un
mouvement d’idées, pas de leaders ». Le raisonnement livré ici ne
dépareillerait pas chez les théoriciens d’OWS : « S’ils [nos adversaires]
savaient qui tire les ficelles, ils pourraient s’en prendre à lui ou à elle.
Ils pourraient écraser l’opposition gênante du Tea Party. »
Si l’on se
plonge dans les références littéraires du Tea Party, on peut également y
déceler des traces de la philosophie d’OWS relative au refus de toute
revendication. Voyons ce qu’en dit la philosophe Ayn Rand, dont les théories «
objectivistes » ont servi de socle moral à la dérégulation capitaliste (13).
Dans La Grève, sa grande œuvre romanesque parue en 1957, vendue à sept millions
d’exemplaires aux États-Unis, les « revendications » sont assimilées au monde
nuisible du pouvoir politique, qui les formule au nom de ses administrés
forcément fainéants et improductifs. Les hommes d’affaires, en revanche,
négocient des contrats : ils agissent dans l’harmonie des liens consensuels
établis par le libre marché. Le morceau de bravoure se situe au moment où le
personnage de John Galt, qui s’est mis en grève contre le fléau de
l’égalitarisme, adresse ce discours au gouvernement américain : « Nous n’avons
aucune revendication à vous présenter, aucune disposition à marchander, aucun
compromis à atteindre. Vous n’avez rien à nous offrir. Nous n’avons pas besoin
de vous. »
Faire grève sans
rien réclamer ? Oui, car demander quelque chose à l’État serait reconnaître sa
légitimité. Pour définir cette attitude, Rand a forgé une expression
sophistiquée : la « légitimation de la victime ». Engagé dans la réalisation de
son potentiel personnel, le grand patron — la « victime », dans la pittoresque
vision du monde de l’auteure — refuse la bénédiction d’une société qui le
tyrannise à coups d’impôts et de règlements. Le milliardaire éclairé ne veut
rien avoir à faire avec les pillards et les parasites qui peuplent une société
nivelée par le bas.
Comment ces
précurseurs du « 1 % » vont-ils s’y prendre pour l’emporter ? En bâtissant une
communauté modèle au cœur même du vieux monde. Toutefois, les milliardaires
meurtris imaginés par Rand n’organisent pas des assemblées générales dans les
jardins publics, mais se retirent dans une vallée déserte du Colorado, où ils
créent un capitalisme paradisiaque, non coercitif, dont la monnaie, un étalon-or
fait maison, ne doit rien à l’État.
Comment appâter le client ?
Une dernière
similitude. L’astuce idéologique du Tea Party a consisté, bien sûr, à détourner
la colère populaire qui s’était déchaînée contre Wall Street pour la reporter
sur l’État (14). OWS a fait de même, mais de façon plus abstraite et théorique.
On s’en aperçoit, par exemple, en déchiffrant l’argumentaire de l’anthropologue
Jeffrey Juris : « Les occupations ont remis en question le pouvoir souverain de
l’État de réguler et contrôler la distribution des corps dans l’espace, (…)
notamment par l’appropriation d’espaces urbains particuliers tels que les parcs
publics et les squares et par leur requalification en lieux d’assemblée
publique et d’expression démocratique (15). » Ce type de rhétorique illustre un
point de convergence entre OWS et la gauche universitaire : la mise en
accusation de l’État et de son pouvoir de tout « réguler », « contrôler », même
si, dans le cas de Wall Street, le problème vient plutôt du fait qu’il ne régule
et ne contrôle à peu près rien. À quelques corrections mineures près, le texte
pourrait se lire comme un pamphlet libertarien contre les espaces verts.
Puisque aucun des
livres cités ici n’a prêté attention à ces concordances, on ne risque pas d’y
trouver une théorie susceptible de les expliquer. Qu’on me permette donc de
proposer la mienne.
La raison pour
laquelle OWS et le Tea Party paraissent parfois si semblables tient au fait
qu’ils empruntent tous deux à ce libertarisme un peu paresseux et narcissique
qui imprègne désormais notre vision de la contestation, depuis les adolescents
de Disney Channel en quête d’eux-mêmes jusqu’aux pseudo-anarchistes qui
vandalisent un Starbuck’s. Tous imaginent qu’ils se rebellent contre « l’État
». C’est dans le génome de notre époque, semble-t-il.
Le succès
venant, le Tea Party a remisé au placard ses discours bravaches sur
l’organisation horizontale. Autant de boniments dont la principale vocation
était d’appâter le client. Ce mouvement n’avait pas de penseurs poststructuralistes,
mais il disposait d’argent, de réseaux et de l’appui d’une grande chaîne de
télévision (Fox News). Aussi n’a-t-il pas tardé à produire des dirigeants, des
revendications et un alignement fructueux sur le Parti républicain. Occuper
Wall Street n’a pas pris ce chemin-là. L’horizontalité, il y croyait vraiment.
Après avoir connu un succès foudroyant, il s’est donc disloqué en vol.
Les élections
présidentielles et législatives de novembre 2012 sont maintenant terminées : M.
Obama a été reconduit à la Maison-Blanche, M. Ryan a conservé son siège à la
Chambre des représentants, la guerre contre les travailleurs continue — dans le
Michigan, notamment — et Wall Street dirige toujours le monde. Certes, la
ploutocratie n’est pas parvenue à convaincre la population qu’elle était sa
meilleure amie, mais l’ordre ancien perdure et il apparaît de plus en plus
évident que seul un mouvement social de masse, solidement ancré à gauche,
pourra mettre fin à l’ère néolibérale. Malheureusement, OWS n’en fut pas un.
Thomas Frank
Journaliste à Harper’s
Magazine et fondateur de la revue The Baffler, où fut publiée la
version originale de cet article (no 21, novembre-décembre 2012). Auteur de Pourquoi
les pauvres votent à droite, Agone, Marseille, 2004.
(1) Sarah Van Gelder
et l’équipe de Yes ! Magazine, This Changes Everything: Occupy
Wall Street and the 99 % Movement, Berrett-Koehler, San Francisco, 2012.
(2) Lenny Flank, Voices From the
99 Percent: An Oral History of the Occupy Wall Street Movement, Red Black
& Publishers, St Petersburg (Floride), 2011.
(3) Chris Hedges
et Joe Sacco, Jours de destruction, jours de révolte, Futuropolis,
Paris, 2012.
(4) Lire Robert
Zaretsky, « Au Texas, le Tea Party impose son style », Le Monde diplomatique,
novembre 2010.
(5) Todd Gitlin, Occupy Nation:
The Roots, the Spirit, and the Promise of Occupy Wall Street, It Books, New
York, 2012.
(6) Collectif Writers for the 99 %, Occupying
Wall Street: The Inside Story of an Action that Changed America, Haymarket
Books, Chicago, 2012.
(7) Lire
Christopher Newfield, « La dette étudiante, une bombe à retardement », Le
Monde diplomatique, septembre 2012.
(8) Une
situation qu’on observe aussi ailleurs. Lire Pierre Rimbert, « La pensée
critique dans l’enclos universitaire », Le Monde diplomatique, janvier
2011.
(9) Antonio
Negri et Michael Hardt, « Declaration », repris par Jacobin sous le titre «
Take up the baton ».
(10) Judith Butler, « From and
against precarity », décembre 2011.
(11) Will Bunch, October 1st, 2011:
The Battle of the Brooklyn Bridge, Kindle Singles, Seattle, 2012.
(12) Par exemple, Michael Graham,
That’s No Angry Mob, That’s My Mom : Team Obama’s Assault on Tea-Party,
Talk-Radio Americans, Regnery Publishing, Washington, DC, 2010.
(13) Lire
François Flahault, « La philosophe du Tea Party », Manière de voir, n°125, « Où
va l’Amérique ? », octobre-novembre 2012.
(14) Lire Thomas
Frank, « Et la droite américaine a détourné la colère populaire », Le Monde
diplomatique, janvier 2012.
(15) Jeffrey S. Juris, « Reflections
on #Occupy everywhere: Social media, public space, and emerging logics of
aggregation », American Ethnologist, vol. 39, n°2, Davis (Californie),
mai 2012.
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