Tragique,
l'actuelle situation de violence en Algérie prend racine dans les multiples
erreurs du parti-État FLN au pouvoir durant plus de trente ans. L'extrémisme
religieux n'est point la conséquence d'une sorte de crise mystique qui se
serait emparée d'une partie de la population, mais le résultat de politiques
myopes, ayant sacrifié les enjeux culturels et symboliques au nom d'un
dirigisme économique noyé dans la corruption et les intérêts des clans.
Par Mohammed
Harbi
Le Monde
Diplomatique, mai 1994
L'Algérie est entrée progressivement, depuis 1991, dans la voie suicidaire de
la guerre civile. À la violence institutionnelle et à la crispation du pouvoir
en place répondent la violence islamiste et la volonté de conquérir l'État par
la force. Le chemin qui mène le mouvement islamiste, avec ses divers courants,
à occuper la scène politique et sociale puise dans une longue histoire et
exige, pour être compris, qu'on l'étudie dans les avatars d'une modernisation
dont les formes ont mené aux impasses d'aujourd'hui.
Lorsque certains
des porte-parole du Front islamique du salut (FIS) refusent la
"modernité", au nom du passé et d'une authenticité qu'ils idéalisent,
ce refus n'est jamais le fruit d'une réelle volonté d'exégèse mais toujours une
construction qui s'enracine dans le présent et ses exigences. Bref, l'islamisme
est une idéologisation de l'islam, et c'est ainsi qu'il doit être entendu,
avec, évidemment, cette interrogation sur le fait que c'est dans le langage du
religieux que se donne une idéologie prise par tous ses liens dans le
contemporain. Il nous faut partir de ce constat : l'islam est inscrit dans les
profondeurs de la réalité algérienne. Il n'est pas une structure religieuse
autonome et circonscrite dans une société aux pratiques sécularisées. Il a
façonné l'espace symbolique où s'est inscrit le politique. Et l'action de l'État
en place depuis 1962 n'a en rien modifié cela parce que jamais n'a été
entreprise l'institution d'un nouvel espace national qui aurait opposé sa
ferveur civique au poids du religieux. Dès lors, le désir d'entrer dans la
modernité, allié au besoin de riposter à l'anomie et à l'effilochage du tissu
social consécutif à une modernisation non-maîtrisée et privée de son complément
imaginaire et symbolique, fera de la religion le seul lieu d'expression
possible et de mise en forme des conflits sociaux. L'islamisme, de ce fait, et
nonobstant ses archaïsmes, devient une réaction culturelle, puis politique,
"naturelle" à une modernisation réduite à ses aspects technicistes et
"privée d'âme".