Les sayanim sont des juifs
de la diaspora qui, par patriotisme, collaborent avec le Mossad dans le domaine
de l'espionnage ou de la désinformation. Ils constituent également le thème
principal du dernier roman de l'écrivain franco-marocain Jacob Cohen. Investig'Action
a interviewé M. Cohen lors de son passage à Bruxelles sur cet obscur réseau d'influence
ainsi que sur l'état actuel et l'évolution de la situation au Proche-Orient.
Interview : Aurore Van Opstal & Abdellah Boudami
– Qui sont les
sayanim ?
– Le mot hébreu sayan, au pluriel sayanim, désigne un
Juif qui aime Israël, et qui, par « patriotisme », collabore avec le
Mossad, dans deux domaines notamment : soit dans le domaine de l’espionnage,
soit dans des activités de désinformation, manipulation, propagande. Les
sayanim sont des personnes qui sont réparties dans toutes les couches et
classes sociales de la société. Le gouvernement, le parlement, l’économie, les
médias, et même, en fait, toutes sortes d’autres métiers. Prenons par exemple
le cas d’un agent du Mossad qui a besoin d’une planque : un garagiste peut
offrir un abri sûr. Donc le Mossad cherche à pouvoir établir des relations avec
toute une série de personnes différentes, susceptibles un jour ou l’autre de
leur rendre un service.
– Ne vous reproche-t-on
pas souvent d’être partisan de la « théorie du complot » ?
– Oui, mais tout de même, il faut reconnaître avant tout
que si Israël est ce qu’il est aujourd’hui, c’est grâce à sa diaspora. Jamais
ce pays n’aurait pu être ce qu’il est aujourd’hui, en atteignant un tel niveau
développement, sans qu’il n’y ait de soutien de toute la
« diaspora », ou plutôt de toutes ces communautés juives, un peu
partout dans le monde. Qu’on pense au soutien américain, français, par
exemple : il y a clairement des soutiens qui vont dans ce sens. Qu’on
l’appelle complot, ou autrement, il y a quand même objectivement une communauté
d’intérêts, avec des soutiens concrets, notamment des soutiens financiers,
matériels. On ne peut pas nier cela. Et si certains, sans chercher à nier les
faits qui sont têtus, veulent simplement les dénigrer en appelant cela
« théorie du complot », nous en arrivons au procédé bien connu qui
consiste à qualifier d’antisémite toute personne critiquant la politique
israélienne.
– Comment s’exerce
l’influence des sayanim dans le champ médiatique ?
– Il faut dire que je ne suis pas à l’intérieur de ce
champ, mais, tout de même, il y a des cas qui éclairent ce genre d’interrogations.
Un cas qui me paraît vraiment révélateur : la manière dont s’est diffusée
le portrait et le nom de ce jeune caporal israélien, détenu dans la bande de
Gaza, Gilad Shalit. Il n’est pas un pays en Europe et en Amérique où l’on
ignore son nom, son âge. Cela, c’est en ce qui concerne le champ médiatique.
Mais, ce même cas illustre l’influence des sayanim dans d’autres champs,
notamment diplomatiques, politiques, etc.
En tant que lecteur de la
presse israélienne, j’ai pu noter que les parents de ce jeune soldat ont été
reçus par tous les gouvernements des grandes puissances. Par Merkel, cinq ou
six fois, par Sarkozy, autant de fois, par Bush et Obama, par le Parlement
européen. Le père d’un caporal, auquel on déroule un tapis rouge, semble
recevoir le traitement auquel même la famille d’un général d’un de ces pays ne
recevrait pas. Il y a clairement une organisation efficace derrière cela, car
il faut des moyens financiers et diplomatiques importants. Et la famille d’un
modeste soldat ne peut mobiliser seule de tels moyens, surtout pour un soldat
d’occupation, il faut le rappeler.
Pour revenir aux médias, on
peut penser à un autre cas frappant : celui des élections palestiniennes,
que le Hamas avait remportées démocratiquement. Mais tout de suite après les
résultats des élections, des voix se sont élevées de partout, en chœur, disant
qu’il ne faut surtout pas négocier avec le Hamas. Une véritable levée de
bouclier aux allures synchronisées, alors que la logique la plus élémentaire,
pour le Parlement européen par exemple, eût été de dire aux Palestiniens :
« Ok, nous avons acté votre choix, nous négocierons avec le représentant
que vous vous êtes choisis démocratiquement ». Et il n’a pas fallu deux ou
trois jours pour que ce qu’on appelle la « communauté internationale »
se plie, s’incline véritablement, devant ce diktat insensé. D’un point de vue
pro-israélien, par contre, il était tout à fait logique d’avoir véhiculé ces
positions. Et je pense fermement que les sayanim ont fait tout ce qu’ils ont pu
pour empêcher ce qu’Israël voulait éviter : le Hamas comme interlocuteur
des négociations. En effet, celui-ci n’est pas corrompu comme l’est une bonne
partie de l’autorité palestinienne depuis très longtemps.
– Ces sayanim
reçoivent-ils des rétributions en échange des services qu’ils rendent ?
– Non, je ne pense pas. C’est assez simple pour le
Mossad. Il n’a pas de difficultés à trouver des sayanim. Par exemple, il lui
est facile de trouver des personnes
disposées à apporter leur aide sein de Bnei Brith, qui est une organisation
franc-maçonne juive comptant environ 500 000 membres de par le monde, et dont
le profil part de la moyenne bourgeoisie jusqu’aux sphères les plus hautes de
la société. Or, les membres de cette institution sont précisément, de par ce
statut, des soutiens inconditionnels à Israël. Sur un demi-million de
personnes, il n’est pas très difficile de demander les services de quelques
uns. Victor Ostrovski (aujourd’hui écrivain, il a travaillé pour le
Mossad ; ndlr) disait qu’il y avait certainement dans le monde un million
de Juifs prêts à soutenir aveuglément Israël. Or, ce pays n’a pas besoin d’un
million, un réseau constitué de 50 000 personnes est déjà très efficace.
– En s’investissant pour
Israël, certains juifs ne cherchent-ils pas, comme le laisse entendre les
réactions des militants de l’Anti Defamation League dans le film Defamation,
à se « racheter » une identité juive et une conscience,
« perdues », en quelque sorte, du fait qu’ils ne sont pas juifs au
sens pratiquant et religieux ?
– Tout d’abord, précisons que le sionisme, en tant
qu’idéologie politique, a été ultra minoritaire dans les communautés juives
avant 1948. Nos dirigeants communautaires, quand j’étais au Maroc du temps de
mon enfance, nous mettaient en garde contre le sionisme. Les sionistes étaient
minoritaires, et pas qu’au Maroc : en France, en Allemagne, aux
Etats-Unis, les sionistes étaient vus comme des gens un peu fous, insensés.
Même au sens du Yichouv, c’est à dire au sein des communautés juives vivant en
Palestine, le sionisme n’était pas chose répandue, sans compter que les
militants sionistes radicaux tabassaient les patrons juifs employant des
Arabes, et ont même assassiné un dirigeant communautaire juif local qui voulait
aller à Londres se plaindre de l’action des sionistes. C’est après 1948 que les
sionistes ont réussi à « mettre la main » sur les communautés,
c’est-à-dire à créer ce lien automatique entre juif et soutien à Israël. Je ne
suis pas sûr que ce soit un transfert du religieux vers l’idéologie sioniste,
puisque bien des leaders religieux aujourd’hui soutiennent Israël. Il y a
beaucoup de conditionnement et de propagation de peur, laissant entendre que si
on ne défend pas Israël, il y aurait à nouveau un génocide, des massacres, etc.
Un exemple parmi des milliers d’autres : très récemment, un ministre
israélien déclarait que le retour aux frontières de 1967 serait un nouvel
Auschwitz. Cela relève proprement du lavage de cerveau. Israël est présenté
comme une forteresse assiégée. En France, je vois chez les membres de la
communauté juive, une impression forte que rien ne va, le sentiment que le
monde entier les haït, un repli sur soi-même. Et Israël contribue fortement a
créé ces impressions, ce qui lui permet de renforcer les liens. Par exemple,
les étudiants français peuvent sans peine étudier en Israël trois ou cinq ans,
tous frais payés.
– Avez-vous une idée du
nombre de sayanim qu’il pourrait y avoir en France ?
– Mon estimation est qu’ils sont probablement de l’ordre
de cinq mille. Pourquoi cinq mille ? Victor Ostrovski, dans ses écrits,
parle d’environ trois mille sayanim uniquement pour la ville de Londres. En
extrapolant un peu pour le France, on peut penser qu’ils doivent atteindre le
nombre de cinq mille assez facilement. En ce qui concerne un cas pratique en
France, on peut penser à une anecdote rapportée par Ostrosvki. Dans les années
1980, suite à un accord pour une centrale nucléaire, des étudiants irakiens
étaient venus étudier au Centre d’Etude Atomique de Saclay. Evidemment, sur ce
genre de dossier, le Mossad se doit d’obtenir des informations et récolter tous
les éléments possibles concernant ces étudiants, la possibilité de les
manipuler, etc. Des services secrets, normalement, aurait du consacrer
plusieurs semaines au difficile travail d’infiltration, et de récolte
d’informations. Pour le Mossad, c’est bien plus simple ! Ils ont pu
compter sur l’aide d’un sayan. Ce dernier a été contacté, il a photocopié les
dossiers demandés, les a remis à leur place et communiqué les copies au Mossad.
Voilà, très simplement.
Il est clair qu’une antenne
du KGB aurait besoin, pour Paris par exemple, d’au moins quelques centaines
d’agents. Le Mossad peut compter sur six ou sept sayanim, puisque ceux-ci sont
déjà au centre des institutions.
– Mais pourquoi
n’entend-on jamais parler des sayanim ?
– C’est une question difficile, à laquelle je n’ai pas
de réponse à vous apporter de manière certaine. On en parle dans le monde
saxon, et pas du tout dans le monde francophone. Il semble que l’atmosphère en
France est propice à l’étouffement, parce que les gens ont peur d’être montrés
du doigt, d’essuyer les critiques. Il ne s’agit même pas de menaces ou de
contrainte directe. Et puis, de toute manière, comme le dit Noam Chomsky, la
sélection s’opère à l’amont, et les journalistes qui détiennent les postes-clés
sont des personnes qui vont dans le sens de l’ordre établi et ne vont pas le
bousculer. Et ceux qui ne se conforment pas à cela se font simplement
licencier. On peut citer le cas de RFI (Radio France Internationale), qui a
connu trois rédacteurs en chef licenciés ou poussés à la démission pour avoir
exprimé des opinions non-conformes en ce qui concerne le conflit
israélo-palestinien. Je connais le cas d’une journaliste d’Europe 1 dont je
tairais le nom qui, après avoir fait un reportage sur les enfants palestiniens,
a essuyé tant de critiques vives qu’elle a préféré tout simplement ne plus en
parler.
– Mais, au fond, n’est-ce
pas une pratique courante des Etats de se constituer des réseaux à l’étranger ?
On peut penser au régime marocain qui mobilise de tels réseaux dans les pays où
résident des immigrés partis du Maroc ? Où y a-t-il une spécificité
israélienne ?
– Il n’y a pas matière à comparer, tant la puissance du
réseau israélien constitué par les sayanim est impressionnante. Evidemment les
autres Etats tentent de construire des réseaux à l’étranger, mais le Maroc
serait bien en peine d’avoir l’équivalent de trois mille sayanim en Belgique,
par exemple. Et il lui sera difficile d’avoir des exécutants qui obéissent au
doigt et à l’œil à l’instar de ce que les sayanim sont prêts à faire pour
Israël. Il y a des différences qui tiennent à plusieurs raisons. D’une part,
Israël est un pays en guerre, un pays d’occupation. Il se doit donc d’être
actif au maximum. D’autre part, il y a un caractère très particulier à
l’attachement que réservent certains membres de la communauté juive envers
Israël, que ne connaissent pas les autres Etats.
– Pour ce qui est du
conflit israélo-palestinien, quelle est votre vision de l’état actuel des
choses et de l’évolution possible ?
– Bon, pour moi, une chose est claire : Israël ne
veut pas la paix. C’est un principe clair et sans appel établi par l’Etat
israélien naissant en 1948, à savoir qu’il ne peut y avoir qu’un seul nationalisme
entre le Jourdain et la
Méditerranée. D’ailleurs, d’un point de vue israélien,
pendant trois décennies, le Palestinien n’existait pas. Les Israéliens
considéraient que c’était des Arabes venus de Jordanie, de Syrie, qu’ils
n’avaient qu’à y retourner, et que rien ne pouvait justifier un attachement de
ces personnes à des terres palestiniennes. Cette méthode n’a pas été
concluante, et au bout de cette période, vers la fin des années 1980, la
méthode a changé. Les Israéliens étaient prêts à donner un drapeau, quelques
confettis territoriaux, un semblant d’autonomie, etc. La preuve concrète qu’ils
ne veulent pas de paix, malgré ces apparentes concessions, est tout simplement
que la colonisation se poursuit sans arrêts. Même Yithzak Rabin, présenté comme
un homme de paix, l’artisan des accords avec les Palestiniens, était surtout un
homme très intelligent et sioniste jusqu’au bout ! Il a réussi un coup de
maître avec un semblant d’accord de paix, ce qui a permis d’ouvrir des
relations diplomatiques et commerciales avec nombre de pays importants
auparavant réticents (Inde, Chine, etc), en échange d’une autonomie de façade
et de quelques voitures de fonction cédées à une autorité palestinienne très
faible et insignifiante. Pour l’anecdote, un soldat israélien a fait sortir un
ministre palestinien de sa voiture de fonction et l’a obligé à traverser le
check point à pied ! C’est vous dire à quel point ils comptent peu.
L’image de « l’Arabe » en Israël est désastreuse, et c’est une
coutume très répandue, là-bas, que de coller un sticker « mort aux
Arabes » à l’arrière de sa voiture. Israël est un Etat raciste, et je
vois mal ce pays désirer la paix avec des individus profondément méprisés et
déshumanisés.
– Quid de l’évolution du
conflit ?
– Je pense qu’Israël va s’enfermer de plus en plus dans
cette impasse, et que la logique de l’occupation prévaudra jusqu’à entraîner
une grosse crise, notamment vis-à-vis de l’Union européenne qui ne pourra plus
accepter et fermer les yeux sur la situation du Proche-Orient. Les actions
citoyennes vont vraisemblablement prendre de l’importance et exercer des
pressions sur les dirigeants. Sur quoi cela peut-il déboucher ? Difficile
à dire, mais, à mon avis, soit sur une tragédie sanglante, j’en ai bien peur,
soit sur un revirement des puissances. Car après tout, si l’Union européenne et
les Etats-Unis soutiennent Israël aujourd’hui, ça peut très bien changer dans
dix ans ou quinze ans. Et dans ce cas de figure, je pense que la solution à un
Etat peut être envisageable, avec des Israéliens forcés à négocier et à céder.
En tout cas, je pense qu’à terme, et ce n’est pas tellement une question de ce
que je voudrais, mais de ce que j’observe, ça ne peut qu’aller vers la solution
à un Etat. J’espère une chose, c’est que ce ne sera pas trop sanglant…
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