Après avoir suscité
un immense espoir partout dans le monde et non seulement aux États-Unis, le
mouvement Occupy Wall Street s’est essoufflé peu à peu pour s’éteindre
définitivement — au moins comme mouvement populaire d'envergure. Cet échec, si décevant, appelle
l’analyse. D’autant plus qu’actuellement, en France, Nuit Debout semble
reproduire certaines de ses erreurs fatales.
Occupy et Nuit Debout
Si la protestation en France commence contre la loi El Khomri, elle ne tarde pas à voir cette revendication diluer, pour ne pas dire disparaître. Et puis se pose la question des porte-paroles sérieusement. Frédéric Lordon, fin analyse du capitalisme contemporain certes, est-il pour autant pertinent dans ses interventions à Nuit Debout et, par ailleurs, le représente-t-il ?
«Pas de leader, pas de revendication, pas de thématique affichée dans le mouvement Nuit Debout : est-ce une force ou une faiblesse ? », s'interroge Le Monde. Une faiblesse sans doute. Et elle avait déjà caractérisé Occupy. D’où, à mon avis, l’intérêt particulier
de l’analyse que propose le journaliste américain Thomas Frank sur cette « contestation amoureuse d’elle-même »,
publié en janvier 2013 par Le Monde diplomatique. En effet, il n'a jamais suffi d'avoir raison et d'être animé par de bonnes intentions pour réussir, notamment pour un mouvement social.
L. B.
Par Thomas Frank
Une scène me
revient en mémoire à chaque fois que je tente de retrouver l’effet grisant que
le mouvement Occuper Wall Street (OWS) a produit sur moi au temps où il
semblait promis à un grand avenir. Je me trouvais dans le métro de Washington,
en train de lire un article sur les protestataires rassemblés à Zuccotti Park,
au cœur de Manhattan. C’était trois ans après la remise à flot de Wall Street ;
deux ans après que toutes mes fréquentations eurent abandonné l’espoir de voir
le président Barack Obama faire preuve d’audace ; deux mois après que les amis
républicains des banquiers eurent conduit le pays au bord du défaut de paiement
en engageant un bras de fer budgétaire avec la Maison-Blanche. Comme tout le
monde, j’en avais assez.
Près de moi se
tenait un voyageur parfaitement habillé, certainement un cadre supérieur
revenant de quelque salon commercial, à en juger par le slogan folâtre imprimé
sur le sac qu’il portait en bandoulière. Ce slogan indiquait comment optimiser
ses placements boursiers, ou peut-être pourquoi le luxe est un bienfait, ou à
quel point c’est magnifique d’être un gagnant. L’homme paraissait extrêmement
mal à l’aise. Je savourais la situation : récemment encore, j’aurais rougi
d’exhiber la couverture de mon journal dans une rame de métro surpeuplée ;
aujourd’hui, c’étaient les gens comme lui qui rasaient les murs.
Quelques jours
plus tard, je visionnais une vidéo sur Internet montrant un groupe de militants
d’OWS en train de débattre dans une librairie. À un moment du film, un
intervenant s’interroge sur l’insistance de ses camarades à prétendre qu’ils ne
s’expriment que « pour eux-mêmes », au lieu d’assumer leur appartenance à un
collectif. Un autre lui réplique alors : « Chacun ne peut parler que pour
soi-même, en même temps le “soi-même” pourrait bien se dissoudre dans sa propre
remise en question, comme nous y invite toute pensée poststructuraliste menant
à l’anarchisme. (…) “Je ne peux seulement parler que pour moi-même” : c’est le
“seulement” qui compte ici, et bien sûr ce sont là autant d’espaces qui
s’ouvrent. »
En entendant ce
charabia pseudo-intellectuel, j’ai compris que les carottes étaient cuites. Le
philosophe Slavoj Žižek avait mis en garde les campeurs de Zuccotti Park en
octobre 2011 : « Ne tombez pas amoureux de vous-mêmes. Nous passons un moment
agréable ici. Mais, rappelez-vous, les carnavals ne coûtent pas cher. Ce qui
compte, c’est le jour d’après, quand nous devrons reprendre nos vies
ordinaires. Est-ce que quelque chose aura changé ? »