mercredi 2 novembre 2011

Enlisement dans une «sale guerre»: l'Algérie prise au piège de son histoire



Tragique, l'actuelle situation de violence en Algérie prend racine dans les multiples erreurs du parti-État FLN au pouvoir durant plus de trente ans. L'extrémisme religieux n'est point la conséquence d'une sorte de crise mystique qui se serait emparée d'une partie de la population, mais le résultat de politiques myopes, ayant sacrifié les enjeux culturels et symboliques au nom d'un dirigisme économique noyé dans la corruption et les intérêts des clans. 

Le grand historien algérien Mohammed Harbi analyse les causes de la guerre civile des années 1990 en Algérie
Par Mohammed Harbi
Le Monde Diplomatique, mai 1994


L'Algérie est entrée progressivement, depuis 1991, dans la voie suicidaire de la guerre civile. À la violence institutionnelle et à la crispation du pouvoir en place répondent la violence islamiste et la volonté de conquérir l'État par la force. Le chemin qui mène le mouvement islamiste, avec ses divers courants, à occuper la scène politique et sociale puise dans une longue histoire et exige, pour être compris, qu'on l'étudie dans les avatars d'une modernisation dont les formes ont mené aux impasses d'aujourd'hui.
Lorsque certains des porte-parole du Front islamique du salut (FIS) refusent la "modernité", au nom du passé et d'une authenticité qu'ils idéalisent, ce refus n'est jamais le fruit d'une réelle volonté d'exégèse mais toujours une construction qui s'enracine dans le présent et ses exigences. Bref, l'islamisme est une idéologisation de l'islam, et c'est ainsi qu'il doit être entendu, avec, évidemment, cette interrogation sur le fait que c'est dans le langage du religieux que se donne une idéologie prise par tous ses liens dans le contemporain. Il nous faut partir de ce constat : l'islam est inscrit dans les profondeurs de la réalité algérienne. Il n'est pas une structure religieuse autonome et circonscrite dans une société aux pratiques sécularisées. Il a façonné l'espace symbolique où s'est inscrit le politique. Et l'action de l'État en place depuis 1962 n'a en rien modifié cela parce que jamais n'a été entreprise l'institution d'un nouvel espace national qui aurait opposé sa ferveur civique au poids du religieux. Dès lors, le désir d'entrer dans la modernité, allié au besoin de riposter à l'anomie et à l'effilochage du tissu social consécutif à une modernisation non-maîtrisée et privée de son complément imaginaire et symbolique, fera de la religion le seul lieu d'expression possible et de mise en forme des conflits sociaux. L'islamisme, de ce fait, et nonobstant ses archaïsmes, devient une réaction culturelle, puis politique, "naturelle" à une modernisation réduite à ses aspects technicistes et "privée d'âme".

Les racines historiques de l'islamisme comme expression politique, on les trouve dans ces courants forgés dans les années 30, en réaction aux bouleversements sociaux d'alors, à l'érosion des valeurs traditionnelles qui s'ensuivit et à l'émergence d'une Algérie porteuse d'une exigence nationale contemporaine. Deux mouvements y contribuèrent. Le premier, avec les oulémas(1), tirait sa cohérence de la primauté qu'il accordait à la religion et à la société d'ordre qui lui paraissait y correspondre. Le second, avec les populistes, amalgamait des systèmes symboliques et des langages idéologiques hétéroclites sans se soucier de leurs contradictions (ce qu'a bien montré Charles André Julien). Ces deux courants naquirent dans le contexte d'un pays où prévalait une sociabilité communautaire à laquelle les élites nouvelles (francophones) tentaient, sans toujours y arriver, de se soustraire. Il devait revenir au Front de libération nationale (FLN), dans les années 50 et sur la toile de fond de la crise du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), de réaliser en son sein et d'une manière autoritaire la juxtaposition de ces divers courants, ainsi que d'autres courants "occidentalisés".  
Le populisme, hégémonique au sein du FLN, lorsque celui-ci accéda au pouvoir en 1962, fut marqué d'une faiblesse congénitale résultant de la combinaison, en son sein, d'un projet volontariste d'administration autoritaire du pays et, sous le mythe d'une "authenticité" à retrouver, d'un projet de restauration culturelle.

Les raisons d'un échec

Les jalons de cette restauration sont connus : code de la nationalité, distinguant nationalité d'origine définie par l'appartenance musulmane et nationalité par acquisition ; délaïcisation de l'école par l'introduction de l'enseignement religieux et par la volonté de faire de l'arabisation un instrument démagogique de contrôle social ; consécration de l'exclusion des femmes ; extension du réseau des mosquées ; répression des organisations à vocation démocratique... toutes mesures qui étaient le prix de l'étatisation de la religion en même temps que d'une vision de l'histoire algérienne qui occultait son passé berbère et son passé colonial. Ces mesures fermaient la voie à la création d'une nouvelle sorte de citoyenneté et, loin de réaliser une fusion des élites, renforcèrent leur segmentarisation en "francophones" et "arabophones" ; les premiers gérant l'armée et l'économie, les seconds occupant l'enseignement, la culture et la justice, secteurs naïvement considérés comme de seconde importance. Pendant trois décennies, l'État-FLN se présenta comme l'acteur d'une "grande révolution" et étatisa la société. Bientôt apparurent blocages, tensions, luttes de factions.
Après la mort du président Boumediène en 1978, l'Algérie commence à découvrir les limites de l'étatisation de la société. La différenciation sociale accélérée, la corruption, les luttes intestines contribuent à éroder le mythe nationaliste aux yeux des générations nouvelles que le développement démographique a transformées en majorité. Face à un pouvoir qui revendique son statut au nom du passé, et non des résultats, la demande de participation à la direction du pays se fait plus pressante. Dans les années 80, la pression des culturalistes berbères, d'un côté, et des arabophones, de l'autre, s'accentue. L'absence de médiation étouffe leur expression. Dans les cercles dirigeants naît le sentiment qu'une idéologie de rechange s'impose pour redonner vie au système. On découvre que ne répond plus à la réalité des rapports sociaux et au vécu des hommes cette "idéologie socialiste" nourrie de grandes abstractions accompagnées de l'exaltation lyrique et répétitive du "modèle algérien" présenté comme exemplaire pour toutes les nations du monde mais ne proposant qu'une identité purement réactive, nourrie de l'exclusion des "ennemis du peuple", bourgeois et autres agents de l'impérialisme.
Il devient évident que le discours de l'État est comme plaqué sur le corps social et que, derrière sa surface lisse, la société réelle vit un autre monde. Clivage pathologique entre un langage bureaucratique codé, qui donne une image de rationalité et de modernité aux projets du pouvoir, et cette autre langue, non énoncée ou non entendue, et qui s'enracine dans les profondeurs de la personnalité algérienne.
Constat d'échec que n'accompagne aucune analyse des raisons de l'échec : cette vision techniciste du développement sans souci de l'accompagnement éducatif et symbolique qui engendrerait le nouveau citoyen, et cette contradiction criante entre les prêches socialistes et l'ostentation d'une nomenklatura sans racines, à la mentalité d'arriviste, issue de l'affairisme d'État et des pratiques maffieuses qu'il autorise. Ce qui explique que le pouvoir se tourne vers l'islam comme nouveau credo qu'il voudra mettre au service de sa propre perpétuation. Il le fait après avoir tenté de réprimer ­ entre 1980 et 1982 ­ un mouvement islamiste devenu important et après s'être heurté à la naissance de noyaux armés et, surtout, au poids de l'islamisme dans l'Université. Dès lors, on essaiera d'instrumentaliser l'islam et de l'opposer aux culturalistes berbères et aux groupes laïcs exclus du pouvoir.
Pour comprendre cette évolution, il faut rappeler comment, dès 1962, une opposition islamiste s'était constituée autour du refus officiel de laisser les oulémas s'organiser d'une façon indépendante de l'État. Cette opposition grossira, ensuite, de tous les individus et groupes hostiles aux transformations économiques dirigées contre la propriété privée. Ainsi voit-on apparaître et se développer un islam parallèle. La transformation du système éducatif lui fournira des troupes combatives venues des classes populaires et de ces élites, majoritairement arabophones, désireuses de monter dans l'échelle sociale et de se substituer aux élites en place, essentiellement francophones. À l'ennemi d'hier, l'entourage du président Chadli Bendjedid substitue un nouvel adversaire : ­ les étatistes nationalistes ou marxistes ­ et prépare l'armée au tournant politique. Contre le "socialisme boumediéniste", le nouveau réarmement moral est assuré par les généraux Elhachemi Hadjeres, Mohammed Alleg et Larbi Lahcène, qui, en 1986, avaient préconisé la proclamation d'un Etat islamique. Et, parmi les conseillers de cette orientation, on trouvera M. Ali Djeddi, aujourd'hui l'un des premiers rôles du FIS.
En octobre 1988, quand la rue s'identifie au mouvement islamiste, le pouvoir recueille les fruits amers de ses manipulations et de ses contorsions. Il voudra, alors, apparaître comme le rempart des classes moyennes urbaines qui se sentent menacées par ce type de mouvement populaire. Cependant, il faudra l'émergence du FIS, sa victoire aux élections municipales en juin 1990, puis législatives en décembre 1991, pour que ces classes moyennes, bénéficiaires de leur proximité avec l'État, se rallient inconditionnellement à lui.
Avec l'interruption des élections, la guerre civile semble devenir inéluctable et chacun, l'intériorisant, s'y prépare, la seule question devenant de ne pas apparaître, aux yeux de l'opinion publique, comme l'initiateur, mais comme la victime du drame qui s'ouvrait... Désormais, sur la scène algérienne, le langage politique laisse progressivement la place au langage militaire.
La société se simplifie, deux forces s'opposant dans un combat qui la déchire tout entière : l'islamisme et l'armée. Une opposition qui voyait dans la force son principal recours s'était déjà manifestée dans la Mitidja, en 1976, au moment où le colonel Boumediène, alors au plus haut de sa puissance, soumettait au plébiscite une "charte nationale". Cette opposition armée reprend forme dans les années 80, avec la formation du groupe Mustapha Bouyali, Mansouri Meliani (récemment exécuté), Abdelkader Chebouti, etc., groupe qui, à l'exemple de l'ancien Parti du peuple algérien (PPA) en 1947, mit en place une organisation paramilitaire. Ce recours à la force, qui se manifestera ici et là par des actions ponctuelles contre les forces de l'ordre, mais aussi contre des citoyens et des citoyennes qualifiés d'impies, a donc précédé l'interruption des élections. Mais le choc provoqué par le coup d'État militaire du 11 janvier 1992 renforcera considérablement le désir d'en découdre avec le pouvoir.
Le désencadrement des troupes du FIS consécutif aux arrestations, à l'ouverture de camps d'internement et à la répression livrera celles-ci aux activistes du mouvement. De nouvelles hiérarchies tentent de s'imposer. Le Mouvement islamique armé (MIA) de M. Abdelkader Chebouti, les groupes de M. Saïd Mekhloufi et le Groupement islamique armé (GIA) implanté dans la Mitidja, à Tiaret et à Sidi-Bel-Abbès, puisent leurs forces parmi les militants du FIS sans que leurs chefs aient, cependant, la capacité de substituer leur autorité à celle des leaders emprisonnés (MM. Abbasi Madani, Ali Belhadj, Abdelkader Hachani), lesquels auraient donné mandat de les représenter à MM. Ali Djeddi et Abdelkader Boukhamkham.

Clans contre factions

La force du FIS réside d'abord dans la haine que la majorité des populations voue au système en place ; une haine telle que la cruauté et l'intolérance dont font preuve les éléments armés islamistes ne suffisent pas à l'effacer, comme le montre la multiplication des maquis. L'armée a, quant à elle, attiré dans son orbite la partie des classes moyennes acquise à la sécularisation mais également bénéficiaire, à des degrés divers, des avantages d'un État rentier et d'une économie administrée. Cependant, les divergences au sein de ces classes quant à la place que doit avoir la propriété d'État, quant aux modalités de la transition vers l'économie de marché, au statut des langues (arabe, berbère, français) et à l'égalité des sexes ne donnent pas au pouvoir militaire une assise stable. Par ailleurs, l'encadrement de l'armée additionne des groupes séparés par leur expérience : ex-officiers de l'armée française comme Larbi Belkheir, Khaled Nezzar, Abbas Gheziel, Mohammed Lamari, Mohammed Touati ; officiers de l'ALN éliminés sous le président Chadli et rappelés pour remédier aux fractures qui commençaient à se faire jour comme Liamine Zeroual, Mohamed Betchine ; cadres entrés dans la carrière en 1962, etc.
Les solidarités d'itinéraires, les liens régionaux, sans jamais être exclusifs comme on a tendance à l'accréditer, se reflètent dans l'existence de factions, de clans qui ne respectent pas toujours les rapports hiérarchiques impersonnels. Les rapports de forces entre les diverses factions sont d'une grande fluidité et interdisent l'adoption d'une ligne de conduite claire au profit de l'immobilisme et de l'improvisation. Une chose semble sûre, la faction Belkheir, Nezzar, Gheziel, Mediene (plus connu sous le nom de Tewfik) a subi un échec sérieux lorsque la candidature de M. Abdelaziz Bouteflika à la direction de l'État a été contestée, puis écartée.
Aux facteurs de vulnérabilité s'ajoute la difficulté de tenir, dans un contexte de crise sociale aiguë et avec des effectifs réduits, un territoire immense. Ici et là, les "feux mal éteints" de la guerre d'indépendance se rallument dans les communautés rurales qui soulèvent des contentieux anciens, invoquent la "dette de sang" et apportent, dans les campagnes, leur soutien aux islamistes. Parler, à ce sujet, de retour des harkis, c'est caricaturer au-delà de toute mesure la réalité sociale.
L'affrontement entre l'armée et les islamistes contient tous les ingrédients qui enferment un État dans une guerre sale : raids meurtriers et ponctuels de la marine et de l'aviation, utilisation du napalm, raids punitifs, tortures, action psychologique, engrenage sans fin du sang et des larmes. L'information, dans la presse dite "indépendante", est tronquée. L'espace de la liberté de la presse se restreint, sous l'effet des mises en garde du pouvoir. Les hebdomadaires la Nation et El Hadeth ont cessé de paraître. Partout, on se résigne à la guerre civile, chacun semblant se dire : "Quitte à risquer sa vie, mieux vaut la risquer en étant armé." La peur et la haine font basculer lentement des zones entières dans la dissidence à l'égard de l'État et dans le chaos.
L'Algérie est face à un destin auquel elle ne s'attendait pas, même si, après coup, on peut voir les raisons d'un malheur qui a ses racines dans une longue histoire. Quel avenir est ouvert ? Celui de la guerre civile ? Celui du démembrement entre féodalités ?
La situation est celle d'une tragédie, un dilemme apparemment sans dépassement. C'est que l'espace politique s'est refermé sur une alternative biaisée qui oppose deux adversaires particuliers dont aucun n'a de légitimité réelle ni n'est porteur d'une quelconque universalité. Du côté du pouvoir ­ dont la responsabilité, puisqu'il est le pouvoir depuis des décennies, est dominante, il n'y a eu que simulacre de démocratisation, puis simulacre de dialogue et, aujourd'hui, simulacre de la recherche d'un consensus entendu, au mieux, comme un partage à deux du butin. Or il n'est pas de solution qui puisse faire l'épargne d'une remise en cause radicale de la société politique. Faute de quoi, un groupe chassant l'autre, le déchirement et les causes de la décomposition se perpétueront.
Quels qu'en soient les avatars, il ne reste qu'un moyen de recoudre et d'empêcher que le frère assassine le frère : c'est de donner la parole aux citoyens. Mais donner la parole implique que ce recours soit entouré des garanties qui éliminent méfiance et manœuvres. Il faut que soit affirmé et assuré le contrat qui garantisse qu'une minorité ne verrait pas, au lendemain d'un scrutin, disparaître ses droits à exister ni ses espoirs à devenir un jour majorité. Il faut aussi qu'un tel retour aux urnes soit l'occasion de l'expression de toutes les sensibilités ­ et elles sont bien plus nombreuses que ne le laisse croire le duel islamistes-armée, un retour aux urnes et un vote à la proportionnelle qui redonnent départ à une nation.
L'espace de la négociation diminue chaque jour. Le temps est compté pour interrompre une marche suicidaire.

Notes:
(1) Mouvement réformiste qui préconise le retour aux sources et l'épuration de l'islam des scories contractées au contact du monde rural.

Le Monde diplomatique, Mai 1994.

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