Par Dr Mahmoud Braham
Tout d’abord, une présentation de Chomsky, quoiqu’assez fameux pour être
présenté, semble un prélude incontournable. Théoricien de linguistique,
socialiste libertaire et activiste, Noam Avram Chomsky est né en 1928 à
Philadelphie d’une famille juive orthodoxe. Après avoir obtenu son
doctorat en linguistique en 1955 de l’Université de Pennsylvanie, il
devient membre du prestigieux Massachussetts Institute of Technology
(MIT). Ce dernier a été accusé par Chomsky d’être lié, d’une manière ou
d’une autre, au Complexe militaro-industriel américain (MIC), lorsque
cet intellectuel s’est opposé à la guerre du Vietnam. Singulièrement
franc et direct, Chomsky n’a pas hésité un moment à critiquer la
politique étrangère et les mass-médias américains tout comme les
politiques de l’Etat sioniste, allant jusqu’à défendre les opinions
dites négationnistes qui mettent en doute l’existence de l’holocauste
lui-même. Bien plus, il est allé dans son attitude critique jusqu’à
avancer que les Etats-Unis constituent le principal Etat terroriste
mondial.
Intellectuel et commentateur international de renom, Chomsky ne cesse d’étonner ! D’abord, par sa production prolifique qui reflète une capacité de travail hors pair puisqu’il ne s’épuise pas une seule année sans qu’on lui lise un volume nouveau. Ensuite, par sa qualité d’observateur persévérant, franc et engagé qui ne ménage pas les grands acteurs de l’échiquier global et à leur tête les Etats-Unis, ni n’est intimidable par ses détracteurs lorsqu’il dénonce leurs manières contestables et contestées d’exercer et de poursuivre la puissance.
Intellectuel et commentateur international de renom, Chomsky ne cesse d’étonner ! D’abord, par sa production prolifique qui reflète une capacité de travail hors pair puisqu’il ne s’épuise pas une seule année sans qu’on lui lise un volume nouveau. Ensuite, par sa qualité d’observateur persévérant, franc et engagé qui ne ménage pas les grands acteurs de l’échiquier global et à leur tête les Etats-Unis, ni n’est intimidable par ses détracteurs lorsqu’il dénonce leurs manières contestables et contestées d’exercer et de poursuivre la puissance.
Bien qu’il soit considéré souvent comme extrémiste, paria,
conspirationniste et polémiste, rien, pourtant, n’a pu lui ôter son aura
d’intellectuel engagé en faveur des causes justes et quasiment perdues.
Ses innombrables œuvres engagées n’ont cessé de rendre l’impérialisme et
les intérêts d’affaires américains responsables du déclenchement de la
Guerre froide et de la génération et la généralisation du terrorisme.
Chomsky reproche aux mass-médias américains, dont plus particulièrement
le New York Times (NYT), d’être des producteurs d’agenda (fabricants de
consentement) par la manipulation de l’information en minimisant ou en
passant sous silence les évènements d’importance majeure et en
restreignant la portée des opinions et du débat politiques de sorte que
tout ce qui paraît libéral n’est en réalité que pur conservatisme
(Chomsky & Herman, 1988). Le NYT devient comme un orgue de maison qui
est utile pour beaucoup de choses mais plus utile comme guide d’idées
reçues émanant de ceux qui gouvernent le monde.
Ses critiques à l’égard d’Israël et son soutien à la cause
palestinienne, tout comme sa défense de Robert Faurisson, un professeur
français qui nia l’existence de chambres à gaz nazies et mit en doute
l’holocauste, lui ont valu des réprimandes de la part de figures
internationales notables, à l’instar d’Alan Dershowitz, le professeur de
droit de Harvard.
Dans son nouvel ouvrage Qui gouverne le monde ?, publié le 10 mai passé, Chomsky revient sur bon nombre des questions qui sont d’une actualité et d’un caractère aussi cruciaux que poignants et dont la quasi-totalité avait déjà été traitée par lui dans des travaux antérieurs. C’est le cumul d’années de recherches et de questionnements mettant sous les projecteurs de la critique rigoureuse les politiques américaines allant de la relation Etats-Unis - Cuba, à l’émergence de la Chine, aux mémos de torture et aux sanctions contre l’Iran. Mais il demeure très limpide quant à une rhétorique officielle américaine exagérément défensive des droits de l’homme mais contredite par des actions sur le terrain qui sont aux antipodes de cette noble cause humanitaire. Il dément, dénonce et condamne un écart paradoxal entre ce que disent les officiels de ce pays et ce qu’ils font.
La responsabilité des intellectuels Revenants ; Les terroristes qui veulent une fin du monde ; Les mémos de la torture et l’amnésie historique ; La main invisible de la puissance ; Le déclin américain : causes et conséquences ; Une Magna Carta est notre destin ; L’Amérique est-elle finie ; Israël, la Palestine et les options réelles ; La sécurité de qui : comment Washington se protège-t-il et protège le secteur entrepreneurial ; Les Etats-Unis sont le principal Etat terroriste ; La menace iranienne ; Les maîtres de l’espèce humaine et l’horloge de la fin du monde. Tels sont les plus importants chapitres qui meublent cet ouvrage.
Au demeurant, cette œuvre captivante restera dominée par l’analyse de questions aussi controversées que cruciales. Parmi elles figurent le déclin américain et ses manifestations, objet de l’interrogation centrale sur laquelle porte ce livre ; le terrorisme et sa qualification par l’Amérique (ce qui est terrorisme et ce qui ne l’est pas) parmi les actions propres à elle et celles des autres nations ; le comportement impérial de l’hyperpuissance et les moyens de l’influencer; l’Etat américain et la pratique de la torture, et la prolifération nucléaire et le réchauffement climatique qui se posent en termes de menace existentielle pesant sur l’avenir du monde.
Mais qui se préoccupe de ces questions complexes et quasi insolubles ?
La réponse prend la forme d’une idée matricielle que Chomsky entend implanter dans la conscience de tout un chacun en vue de mettre en branle une action sérieuse pour confronter ces périls. Il s’agit des intellectuels à la conscience desquels le livre semble s’adresser en premier lieu. A ce sujet, Chomsky est catégorique dans sa taxonomie de cette classe sociale : les intellectuels conformistes qui reçoivent souvent louanges et récompenses et ceux qui refusent de se ranger sur la ligne et faire preuve de docilité devant la sagesse dominante et qui sont dans tous les temps châtiés et cloués au pilori. Chomsky emprunte une définition de la Trilatérale (une association non-lucrative anglo-américaine à vocation internationaliste, fondée en 1973 pour définir les règles de la gouvernabilité dans les sociétés modernes, regroupant des membres du Conseil pour les affaires étrangères (CFR) et du Groupe Bilderberg) contenue dans son rapport de 1975, qui semble être le document fondateur matriciel de la politique néo-libérale, qui évoque des «intellectuels tournés vers les valeurs» (value-oriented intellectuals), et d’autres «intellectuels tournés vers la politique» (policy-oriented intellectuals), i.e., tournés vers l’action et, par conséquent, technocrates et hommes de procédures. Les premiers sont jugés aussi dangereux que les cliques aristocratiques et les mouvements fascistes puisqu’ils remettent en cause la légitimité des institutions et des gouvernements démocratiques en place, et les seconds récompensés et privilégiés.
Il tient à nous prodiguer une analyse historique et ontologique de la notion d’intellectuels depuis son utilisation en France, inspirée par Zola et le fameux Manifesto des intellectuels dreyfusards de 1898. N’étant pas toujours en odeur de sainteté, ces défenseurs de la justice furent taxés d’anarchistes de la plateforme de conférence par leurs homologues immortels antidreyfusards de l’Académie française, à l’instar de Ferdinand Brunetière et Maurice Barrès. Chomsky nous rappelle que par «intellectuel», Brunetière désignait «l’un des travers les plus ridicules de notre époque, soit la prétention de hausser les écrivains, les savants, les professeurs et les philosophes au rang de surhommes» (cf. Winock, 1999). Barrès poussa, quant à lui, la stigmatisation de ce qu’il croyait une outrecuidance de cette caste nobiliaire à son bout «avec tous ses aristocrates de la pensée qui tiennent à afficher qu’ils ne pensent pas comme la vile foule» (cf. Winock, 1925, 31).
Mais il en est d’autres intellectuels avec un «Manifesto des 93» casus belli. Il s’agissait d’illuminés qui promettaient de «mener cette guerre à sa fin comme une nation civilisée pour laquelle l’héritage d’un Goethe, d’un Beethoven et d’un Kant est aussi sacré que notre patrie et nos foyers». Leurs homologues en Amérique, partisans du dialogue des canons, proclamèrent dans The New Republic «que le travail effectif et décisif au nom de la guerre a été accompli par une classe d’intellectuels». Chomsky constate que ces derniers furent, en réalité, la victime d’un breuvage britannique visant à précipiter une nation pacifique dans la guerre (p. 6). Il relève que même un certain John Dewey fut, au début, impressionné par «la leçon psychologique et éducative de la guerre» avant de faire amende honorable quelques années plus tard et de passer au camp des anarchistes en dénonçant une presse non libre et se demandant «jusqu’où la liberté intellectuelle et la responsabilité sociale réelles sont-elles possibles sous le régime économique présent».
En effet, il n’y avait pas que Dewey dans sur cette voie. Citons à cet égard les déboires d’intellectuels engagés comme Randolph Bourne, Rosa Luxembourg, Bertrand Russel, Karl Liebknecht ou encore Eugene Debs. Ce dernier fut condamné à dix ans de prison pour avoir remis en question la guerre pour la démocratie et les droits de l’homme du Président Wilson et ne fut relâché qu’au temps du Président Harding. Thorstein Veblen était, quant à lui, limogé de son poste de l’Administration alimentaire après avoir attribué le manque d’emploi en agriculture à la persécution brutale de Wilson contre les syndicats.
Pour ce qui est des ennemis, la distinction entre les deux types est retenue mais avec des valeurs inversées : dans l’ancienne URSS, les intellectuels orientés par des valeurs sont perçus par les Américains comme d’honorables dissidents, alors qu’on n’éprouve que du mépris à l’égard des apparatchiks, commissaires et technocrates intellectuels politiquement orientés.
Le terme «dissident honorable» est utilisé de façon sélective. Il ne s’applique pas aux intellectuels orientés par des valeurs chez soi ou ceux qui combattent les tyrannies appuyées par les Etats-Unis ailleurs. C’est le cas de Nelson Mandela qui ne fut radié de la liste officielle des terroristes du Département d’Etat américain qu’en 2008 et qui, vingt ans plus tôt, était considéré comme le dirigeant terroriste le plus notoire. De même, ceux qui appellent à la justice et à la liberté en Amérique latine ne sont-ils pas admis au panthéon d’honneur. Des Etats sécuritaires appuyés par les Etats-Unis ont consacré la politique du Bon Voisin des Dictateurs qui a atteint son apogée avec l’installation de Pinochet en Chili et en Argentine, d’un régime favori par Reagan «dont l’esprit arpente le pays comme fantôme chaleureux et amical», selon les érudits de l’institution Hoover. Les traces des actions génocidaires des diplômés de l’Ecole des Amériques (vivier de dictateurs) sont indélébiles et méritent des milliers d’ouvrages pour les recenser.
Au terme de cette discussion, Chomsky se positionne plutôt comme défenseur des valeurs et des causes de la liberté, de la justice, de la tolérance et de la paix.
Pour revenir à cette interrogation-titre, (Qui gouverne le monde ?), la difficulté d’y répondre n’échappe pas à Chomsky qui, tout en étant conscient de la complexité et la diversité du monde, ce qui rend tâche ardue toute tentative de réponse, souligne que ces maîtres se reconnaissent, surtout, par leur capacité de façonner les affaires internationales de sorte qu’elles servent leurs propres intérêts. Ainsi, il nous jette dans les dédales de la méthodologie géopolitique qui, pour déchiffrer toute actualité ou pour percer le fond de tout phénomène, doit s’articuler autour d’une identification préalable des acteurs. Une question à laquelle nous reviendrons plus loin.
A cet égard, Chomsky voit que les Etats-Unis se sont hissés au summum de la puissance au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, puisqu’ils devinrent les primus inter dispares, continuent, toujours et presque exclusivement, à fixer les termes du discours global, depuis les préoccupations relatives à Israël, à la Palestine, à l’Iran, à l’Amérique latine, à la Guerre contre la Terreur (GWOT), aux organisations économiques internationales, au droit et à la justice et jusqu’à celles de la survie de la civilisation (la guerre nucléaire et la destruction de l’environnement).
Mais il constate, toutefois, tout comme Wallerstein, que l’atterrissage forcé de l’aigle semble imminent et inévitable (Wallerstein 2009). Washington est acculé à partager sa puissance avec ce qui est considéré de facto comme «un gouvernement mondial» ou «les maîtres de l’univers» que sont les principaux Etats capitalistes (le G7) et les institutions qu’ils commandent, à savoir le FMI et les organisations commerciales globales (Chomsky, 2016, viii).
Par ailleurs, à cesdits maîtres, Chomsky ne reconnaît aucune légitimité car, selon lui, ils sont loin d’être représentatifs des peuples occidentaux et même dans les pays les plus démocratiques, l’influence des populations sur les décisions politiques reste dérisoire. Il se fonde sur les recherches confirmant inter alia qu’aux Etats-Unis, les élites économiques et les groupes organisés représentant les intérêts des affaires exercent des influences décisives sur la politique américaine, au moment où citoyens moyens et groupes d’intérêt des masses n’ont que peu ou aucune influence sur le processus décisionnel dans ce pays. Ceci corrobore les énoncés théoriques relatifs à la domination des élites économiques et au pluralisme biaisé par rapport au pluralisme majoritaire. Ainsi, l’on constate avec lui que la grande majorité de la population aux revenus plus bas et aux richesses modestes languit en marge du système politique. Ses attentes politiques sont ignorées à l’opposé de celles d’un secteur élitiste positionné au top de la richesse. Walter Dean Burnham attribua l’abstention politique à cette particularité singulière du système politique américain qui est l’absence totale d’un parti socialiste de masse. Avec les inégalités restées irréductibles et le déclin économique inévitable, la désintégration du système politique américain pourrait s’accélérer, car les conditions dans lesquelles se sont déroulées les élections congressionnelles de 2014 en disent long, conclut Chomsky. Pareillement, en Europe, la démocratie est confisquée par la bureaucratie de Bruxelles qui refusa, en juillet 2015, à la Grèce le droit de déterminer son destin avec la prescription obligatoire par la Troïka (FMI, BCA et CE) de politiques d’austérité peu enviées même par les économistes du FMI, argue-t-il.
Dans les mémos de torture, Chomsky revient sur la passé américain et sa relation avec cette pratique hideuse qui défraya la chronique durant la guerre contre l’Irak, notamment dans la prison d’Abu-Ghrib et qui fit l’objet d’une analyse de sa part dans un travail précédent du même intitulé, publié dans The Nation du 1er juin 2009. La question de déclassifier des documents y afférents, posée en public, a révélé une tendance favorable à une amnésie. A ce sujet, Chomsky a toujours considéré l’amnésie historique comme un phénomène dangereux non seulement parce qu’elle affecte l’intégrité morale et intellectuelle mais aussi parce qu’elle pave le chemin pour des crimes futurs. La torture est enracinée dans l’histoire de l’Amérique plus que n’en croit le citoyen ordinaire, conclut-il. Il rejette donc la défense légale des tortures mentales privilégiées par la CIA sous Bush fils et appelées par euphémisme, «techniques d’interrogatoires renforcés (EIT)», en rappelant les réserves détaillées des Etats-Unis à l’égard d’une définition de la torture dans la Convention internationale contre la torture datant de l’administration Reagan. Ces attitudes s’expliquent par l’indifférence des Etats-Unis à l’égard des normes internationales, ce qui fait que la torture demeure une option politique pour les futures administrations. Le lauréat Nobel en économie, Paul Krugman, partage cette opinion avec Chomsky (Krugman, 2009).
Pour ce qui est du terrorisme, Chomsky estime que les Etats-Unis n’appliquent cette notion que pour décrire les actions de leurs ennemis. Il se demande surtout pourquoi Washington a condamné l’attaque de 1983 contre les casernes américaines à Beyrouth comme étant un acte terroriste, alors qu’il s’agit bel et bien d’un acte de guerre contre des bases militaires qui sont des cibles attaquables en temps de guerre, au moment où il observa un mutisme étonnant sur le carnage perpétré au Liban contre les Palestiniens à Sabra et Chatila en 1982 avec un appui israélien (2016, 27). Cette partialité de jugement met en danger les civils ordinaires puisqu’elle embrouille toute la distinction essentielle établie par le droit humanitaire international entre combattants et non-combattants. Plus narquois, Chomsky remarque que « notre terrorisme, même si sûrement le terrorisme était bénin, est dangereux étant donné que la plupart des Etats ou groupes, même l’EI, croient qu’ils agissent en vertu d’une certaine conception du Bien». Bien plus, il estime que si Ben-Laden n’est qu’un praticien privé du terrorisme, les Etats-Unis se présentent comme le principal Etat terroriste du monde et que si Al-Qaïda s’est attaquée à eux, c’est bien à cause de leurs politiques impérialistes au Moyen-Orient. Il rappelle aussi que les Américains qui sont terrorisés par les attaques du 11 septembre 2001, qui ont occasionné des milliers de morts, oublient très facilement un 11 septembre 1973, date à laquelle Washington apporta son soutien à un coup militaire au Chili qui y établit la dictature de Pinochet responsable du massacre de quelque trois mille Chiliens et «d’avoir éliminé le virus du gouvernement démocratiquement élu d’Allende avant qu’il ne se propage». La manière de traiter cette menace, dit Chomsky ironiquement, était «de détruire le virus et d’inoculer ceux qui peuvent être infectés, typiquement en leur imposant des Etats sécuritaires meurtriers» (Chomsky, 2016, 70). Dans ce schéma, les gouvernements d’Amérique latine ont été réorientés d’une défense extérieure vers une sécurité intérieure. Idem pour la guerre au Vietnam justifiée par la «théorie [géopolitique] du domino» qui avait d’autres applications meurtrières en Indonésie, en 1965-66 avec le régime de Suharto. Ce dernier qui a été souvent applaudi avec euphorie pour ces bains de sang et que Clinton appelait «notre gars» (p.71).
Lorsque l’avion malaisien fut abattu en Ukraine, les officiels étaient très choqués par cette tragédie, mais ils ne le furent guère quand, en 1988, l’USS Vincennes abattit un avion civil iranien dans la mer du Golfe tuant 290 personnes. Bien plus, rappelle Chomsky, les auteurs de ce crime reçurent des décorations (Légion du mérite) pour «leur conduite professionnelle exceptionnelle méritoire dans l’accomplissement d’un service» (pp. 164-5). Les exemples abondent dont notamment la destruction systématique de Ghaza par l’armée israélienne qui a été fortement tolérée par Washington.
Dans sa critique acerbe de la politique américaine, Chomsky s’attaque à cet écart constaté entre rhétorique et réalisme décrédibilisant et s’interroge jusqu’à quand l’Amérique dit une chose et en fait une autre.
Il condamne vigoureusement cette contradiction entre «ce que nous défendons et ce que nous faisons» pour rappeler des précédents d’anciens slogans tels que la mission civilisatrice de la France, le paradis terrestre des Japonais quand ils envahirent la Chine et, enfin, l’exceptionnalisme américain qui passent tous pour des euphémismes d’exploitation et de rapine. Il appelle les Américains à mettre fin à leur complaisance avec cet état de choses et à ce que l’Amérique soit remise à sa place.
De même, il dévoile le mensonge de promotion de la démocratie à l’étranger, notamment lorsque les résultats de processus démocratiques vont à l’encontre des objectifs américains et met à nu la politique hypocrite moyen-orientale des Etats-Unis et leur laxisme délibéré devant la construction de colonies sur les terres palestiniennes en violation de la Convention de Genève qui interdit le transfert de la population d’une puissance occupante vers les territoires occupés. Il rappelle, par la suite, le rejet par Washington de la CPI et les déclarations de Bush fils selon lesquelles l’armée américaine envahirait les Pays-Bas si un Américain suspect ou un allié (israélien) est amené à être jugé par ce tribunal.
Pour revenir à la question centrale posée dans ce livre, très difficile restera cette tâche d’identification des acteurs dans la discipline de géopolitique, car derrière un acteur se cachent souvent d’autres, voire une structure qui, tout en étant influencée par les éléments dont elle est composée, les influence à son tour, ce qui élucide ce dilemme de la sociologie politique moderne relatif à la dichotomie structure-agent. Chomsky est très clair quant à cette structure profonde qui régit la politique globale (les maîtres du monde) et que tant de chercheurs, de Mills à Melman ou plus récemment Carroll, ont considérée comme à l’origine des politiques impériales occidentales (Mills 1956, Melman 1970, Carroll 2013). Dans sa critique du système américain fondé sur la primauté de l’élite affairiste, il rappelle les idées de Madison selon lesquelles le pouvoir doit être entre les mains d’hommes riches, éclairés, purs et nobles dont la sagesse permet de discerner l’intérêt véritable de leur pays qu’ils protègent contre les bêtises des majorités démocratiques (p.9).
C’est, pour Chomsky comme pour d’autres, l’élite politique et financière mondiale devenue une institution qui agit de plus en plus hors du contrôle démocratique dont elle échappe par une dialectique complexe qui rend floues les frontières entre ce qui est public et ce qui est privé. C’est en soulignant des phénomènes comme le réchauffement climatique et la prolifération des armes de destruction massive que Chomsky s’efforce, depuis des années, à favoriser l’émergence d’un public actif et engagé à qui reviendrait la mission d’éloigner ce monde des désastres qui résultent de la cupidité du «peu» contre les droits du «beaucoup», pour rappeler son fameux «peu sont les nantis, nombreux sont les fatigués» («the prosperous few, the restless many») d’où son plaidoyer frappant par son authenticité et sa sincérité en faveur du mouvement dit Occupy Wall Street, très fameux pour ses manifestations contre les inégalités économiques et la puissance sans bornes des firmes multinationales.
Chomsky indique que même le père des sciences économiques modernes, Adam Smith, condamna, déjà en son temps, ceux qu’il appela les «maîtres de l’espèce humaine» partisans du «tout pour nous et rien pour les autres gens semble à tout âge du monde avoir été la maxime vile des maîtres de l’espèce humaine» (Smith 1776, § IV, 448). Ce sont les marchands et les manufacturiers anglais qu’il considérait comme principaux artisans de la politique qui s’assurent qu’on s’occupe en premier lieu de leurs intérêts et peu importent les effets que cela peut avoir sur les autres [peuples] ou sur la population anglaise elle-même. En effet, l’ère néolibérale a ajouté sa propre touche à cette image classique avec les maîtres de l’espèce humaine qui se recrutent cette fois-ci parmi des économies de plus en plus monopolisées et les institutions financières gargantuesques et prédatrices ainsi que parmi les multinationales protégées par la puissance de l’Etat et les figures politiques qui les représentent. Sommes-nous devant une réalité globale que connaissent tous les
pays ? Finalement, qui gouverne le monde ? A cette question, Chomsky répond par une autre : «Quels principes et quelles valeurs gouvernent le monde ?» Il est facile pour une superpuissance de dévier de ses principes kantiens, pour éviter de traiter ses voisins comme elle doit être traitée, car elle le peut. Aucune puissance externe ne peut imposer à une superpuissance un attachement aux principes car cette mission est du ressort de ses propres citoyens. Au terme de cette lecture passionnée de l’ouvrage de Chomsky, que nous n’avons nullement la prétention ou l’impression de l’avoir récapitulé de façon exhaustive, force est de constater que c’est l’Amérique qui a besoin d’un Chomsky et non pas le contraire. Grâce à des intellectuels de son gabarit, ce pays jouit de cette opportunité unique de se rectifier et de se redresser de façon continue et son système gardera sui generis sa vitalité et sa puissance.
Dans son nouvel ouvrage Qui gouverne le monde ?, publié le 10 mai passé, Chomsky revient sur bon nombre des questions qui sont d’une actualité et d’un caractère aussi cruciaux que poignants et dont la quasi-totalité avait déjà été traitée par lui dans des travaux antérieurs. C’est le cumul d’années de recherches et de questionnements mettant sous les projecteurs de la critique rigoureuse les politiques américaines allant de la relation Etats-Unis - Cuba, à l’émergence de la Chine, aux mémos de torture et aux sanctions contre l’Iran. Mais il demeure très limpide quant à une rhétorique officielle américaine exagérément défensive des droits de l’homme mais contredite par des actions sur le terrain qui sont aux antipodes de cette noble cause humanitaire. Il dément, dénonce et condamne un écart paradoxal entre ce que disent les officiels de ce pays et ce qu’ils font.
La responsabilité des intellectuels Revenants ; Les terroristes qui veulent une fin du monde ; Les mémos de la torture et l’amnésie historique ; La main invisible de la puissance ; Le déclin américain : causes et conséquences ; Une Magna Carta est notre destin ; L’Amérique est-elle finie ; Israël, la Palestine et les options réelles ; La sécurité de qui : comment Washington se protège-t-il et protège le secteur entrepreneurial ; Les Etats-Unis sont le principal Etat terroriste ; La menace iranienne ; Les maîtres de l’espèce humaine et l’horloge de la fin du monde. Tels sont les plus importants chapitres qui meublent cet ouvrage.
Au demeurant, cette œuvre captivante restera dominée par l’analyse de questions aussi controversées que cruciales. Parmi elles figurent le déclin américain et ses manifestations, objet de l’interrogation centrale sur laquelle porte ce livre ; le terrorisme et sa qualification par l’Amérique (ce qui est terrorisme et ce qui ne l’est pas) parmi les actions propres à elle et celles des autres nations ; le comportement impérial de l’hyperpuissance et les moyens de l’influencer; l’Etat américain et la pratique de la torture, et la prolifération nucléaire et le réchauffement climatique qui se posent en termes de menace existentielle pesant sur l’avenir du monde.
Mais qui se préoccupe de ces questions complexes et quasi insolubles ?
La réponse prend la forme d’une idée matricielle que Chomsky entend implanter dans la conscience de tout un chacun en vue de mettre en branle une action sérieuse pour confronter ces périls. Il s’agit des intellectuels à la conscience desquels le livre semble s’adresser en premier lieu. A ce sujet, Chomsky est catégorique dans sa taxonomie de cette classe sociale : les intellectuels conformistes qui reçoivent souvent louanges et récompenses et ceux qui refusent de se ranger sur la ligne et faire preuve de docilité devant la sagesse dominante et qui sont dans tous les temps châtiés et cloués au pilori. Chomsky emprunte une définition de la Trilatérale (une association non-lucrative anglo-américaine à vocation internationaliste, fondée en 1973 pour définir les règles de la gouvernabilité dans les sociétés modernes, regroupant des membres du Conseil pour les affaires étrangères (CFR) et du Groupe Bilderberg) contenue dans son rapport de 1975, qui semble être le document fondateur matriciel de la politique néo-libérale, qui évoque des «intellectuels tournés vers les valeurs» (value-oriented intellectuals), et d’autres «intellectuels tournés vers la politique» (policy-oriented intellectuals), i.e., tournés vers l’action et, par conséquent, technocrates et hommes de procédures. Les premiers sont jugés aussi dangereux que les cliques aristocratiques et les mouvements fascistes puisqu’ils remettent en cause la légitimité des institutions et des gouvernements démocratiques en place, et les seconds récompensés et privilégiés.
Il tient à nous prodiguer une analyse historique et ontologique de la notion d’intellectuels depuis son utilisation en France, inspirée par Zola et le fameux Manifesto des intellectuels dreyfusards de 1898. N’étant pas toujours en odeur de sainteté, ces défenseurs de la justice furent taxés d’anarchistes de la plateforme de conférence par leurs homologues immortels antidreyfusards de l’Académie française, à l’instar de Ferdinand Brunetière et Maurice Barrès. Chomsky nous rappelle que par «intellectuel», Brunetière désignait «l’un des travers les plus ridicules de notre époque, soit la prétention de hausser les écrivains, les savants, les professeurs et les philosophes au rang de surhommes» (cf. Winock, 1999). Barrès poussa, quant à lui, la stigmatisation de ce qu’il croyait une outrecuidance de cette caste nobiliaire à son bout «avec tous ses aristocrates de la pensée qui tiennent à afficher qu’ils ne pensent pas comme la vile foule» (cf. Winock, 1925, 31).
Mais il en est d’autres intellectuels avec un «Manifesto des 93» casus belli. Il s’agissait d’illuminés qui promettaient de «mener cette guerre à sa fin comme une nation civilisée pour laquelle l’héritage d’un Goethe, d’un Beethoven et d’un Kant est aussi sacré que notre patrie et nos foyers». Leurs homologues en Amérique, partisans du dialogue des canons, proclamèrent dans The New Republic «que le travail effectif et décisif au nom de la guerre a été accompli par une classe d’intellectuels». Chomsky constate que ces derniers furent, en réalité, la victime d’un breuvage britannique visant à précipiter une nation pacifique dans la guerre (p. 6). Il relève que même un certain John Dewey fut, au début, impressionné par «la leçon psychologique et éducative de la guerre» avant de faire amende honorable quelques années plus tard et de passer au camp des anarchistes en dénonçant une presse non libre et se demandant «jusqu’où la liberté intellectuelle et la responsabilité sociale réelles sont-elles possibles sous le régime économique présent».
En effet, il n’y avait pas que Dewey dans sur cette voie. Citons à cet égard les déboires d’intellectuels engagés comme Randolph Bourne, Rosa Luxembourg, Bertrand Russel, Karl Liebknecht ou encore Eugene Debs. Ce dernier fut condamné à dix ans de prison pour avoir remis en question la guerre pour la démocratie et les droits de l’homme du Président Wilson et ne fut relâché qu’au temps du Président Harding. Thorstein Veblen était, quant à lui, limogé de son poste de l’Administration alimentaire après avoir attribué le manque d’emploi en agriculture à la persécution brutale de Wilson contre les syndicats.
Pour ce qui est des ennemis, la distinction entre les deux types est retenue mais avec des valeurs inversées : dans l’ancienne URSS, les intellectuels orientés par des valeurs sont perçus par les Américains comme d’honorables dissidents, alors qu’on n’éprouve que du mépris à l’égard des apparatchiks, commissaires et technocrates intellectuels politiquement orientés.
Le terme «dissident honorable» est utilisé de façon sélective. Il ne s’applique pas aux intellectuels orientés par des valeurs chez soi ou ceux qui combattent les tyrannies appuyées par les Etats-Unis ailleurs. C’est le cas de Nelson Mandela qui ne fut radié de la liste officielle des terroristes du Département d’Etat américain qu’en 2008 et qui, vingt ans plus tôt, était considéré comme le dirigeant terroriste le plus notoire. De même, ceux qui appellent à la justice et à la liberté en Amérique latine ne sont-ils pas admis au panthéon d’honneur. Des Etats sécuritaires appuyés par les Etats-Unis ont consacré la politique du Bon Voisin des Dictateurs qui a atteint son apogée avec l’installation de Pinochet en Chili et en Argentine, d’un régime favori par Reagan «dont l’esprit arpente le pays comme fantôme chaleureux et amical», selon les érudits de l’institution Hoover. Les traces des actions génocidaires des diplômés de l’Ecole des Amériques (vivier de dictateurs) sont indélébiles et méritent des milliers d’ouvrages pour les recenser.
Au terme de cette discussion, Chomsky se positionne plutôt comme défenseur des valeurs et des causes de la liberté, de la justice, de la tolérance et de la paix.
Pour revenir à cette interrogation-titre, (Qui gouverne le monde ?), la difficulté d’y répondre n’échappe pas à Chomsky qui, tout en étant conscient de la complexité et la diversité du monde, ce qui rend tâche ardue toute tentative de réponse, souligne que ces maîtres se reconnaissent, surtout, par leur capacité de façonner les affaires internationales de sorte qu’elles servent leurs propres intérêts. Ainsi, il nous jette dans les dédales de la méthodologie géopolitique qui, pour déchiffrer toute actualité ou pour percer le fond de tout phénomène, doit s’articuler autour d’une identification préalable des acteurs. Une question à laquelle nous reviendrons plus loin.
A cet égard, Chomsky voit que les Etats-Unis se sont hissés au summum de la puissance au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, puisqu’ils devinrent les primus inter dispares, continuent, toujours et presque exclusivement, à fixer les termes du discours global, depuis les préoccupations relatives à Israël, à la Palestine, à l’Iran, à l’Amérique latine, à la Guerre contre la Terreur (GWOT), aux organisations économiques internationales, au droit et à la justice et jusqu’à celles de la survie de la civilisation (la guerre nucléaire et la destruction de l’environnement).
Mais il constate, toutefois, tout comme Wallerstein, que l’atterrissage forcé de l’aigle semble imminent et inévitable (Wallerstein 2009). Washington est acculé à partager sa puissance avec ce qui est considéré de facto comme «un gouvernement mondial» ou «les maîtres de l’univers» que sont les principaux Etats capitalistes (le G7) et les institutions qu’ils commandent, à savoir le FMI et les organisations commerciales globales (Chomsky, 2016, viii).
Par ailleurs, à cesdits maîtres, Chomsky ne reconnaît aucune légitimité car, selon lui, ils sont loin d’être représentatifs des peuples occidentaux et même dans les pays les plus démocratiques, l’influence des populations sur les décisions politiques reste dérisoire. Il se fonde sur les recherches confirmant inter alia qu’aux Etats-Unis, les élites économiques et les groupes organisés représentant les intérêts des affaires exercent des influences décisives sur la politique américaine, au moment où citoyens moyens et groupes d’intérêt des masses n’ont que peu ou aucune influence sur le processus décisionnel dans ce pays. Ceci corrobore les énoncés théoriques relatifs à la domination des élites économiques et au pluralisme biaisé par rapport au pluralisme majoritaire. Ainsi, l’on constate avec lui que la grande majorité de la population aux revenus plus bas et aux richesses modestes languit en marge du système politique. Ses attentes politiques sont ignorées à l’opposé de celles d’un secteur élitiste positionné au top de la richesse. Walter Dean Burnham attribua l’abstention politique à cette particularité singulière du système politique américain qui est l’absence totale d’un parti socialiste de masse. Avec les inégalités restées irréductibles et le déclin économique inévitable, la désintégration du système politique américain pourrait s’accélérer, car les conditions dans lesquelles se sont déroulées les élections congressionnelles de 2014 en disent long, conclut Chomsky. Pareillement, en Europe, la démocratie est confisquée par la bureaucratie de Bruxelles qui refusa, en juillet 2015, à la Grèce le droit de déterminer son destin avec la prescription obligatoire par la Troïka (FMI, BCA et CE) de politiques d’austérité peu enviées même par les économistes du FMI, argue-t-il.
Dans les mémos de torture, Chomsky revient sur la passé américain et sa relation avec cette pratique hideuse qui défraya la chronique durant la guerre contre l’Irak, notamment dans la prison d’Abu-Ghrib et qui fit l’objet d’une analyse de sa part dans un travail précédent du même intitulé, publié dans The Nation du 1er juin 2009. La question de déclassifier des documents y afférents, posée en public, a révélé une tendance favorable à une amnésie. A ce sujet, Chomsky a toujours considéré l’amnésie historique comme un phénomène dangereux non seulement parce qu’elle affecte l’intégrité morale et intellectuelle mais aussi parce qu’elle pave le chemin pour des crimes futurs. La torture est enracinée dans l’histoire de l’Amérique plus que n’en croit le citoyen ordinaire, conclut-il. Il rejette donc la défense légale des tortures mentales privilégiées par la CIA sous Bush fils et appelées par euphémisme, «techniques d’interrogatoires renforcés (EIT)», en rappelant les réserves détaillées des Etats-Unis à l’égard d’une définition de la torture dans la Convention internationale contre la torture datant de l’administration Reagan. Ces attitudes s’expliquent par l’indifférence des Etats-Unis à l’égard des normes internationales, ce qui fait que la torture demeure une option politique pour les futures administrations. Le lauréat Nobel en économie, Paul Krugman, partage cette opinion avec Chomsky (Krugman, 2009).
Pour ce qui est du terrorisme, Chomsky estime que les Etats-Unis n’appliquent cette notion que pour décrire les actions de leurs ennemis. Il se demande surtout pourquoi Washington a condamné l’attaque de 1983 contre les casernes américaines à Beyrouth comme étant un acte terroriste, alors qu’il s’agit bel et bien d’un acte de guerre contre des bases militaires qui sont des cibles attaquables en temps de guerre, au moment où il observa un mutisme étonnant sur le carnage perpétré au Liban contre les Palestiniens à Sabra et Chatila en 1982 avec un appui israélien (2016, 27). Cette partialité de jugement met en danger les civils ordinaires puisqu’elle embrouille toute la distinction essentielle établie par le droit humanitaire international entre combattants et non-combattants. Plus narquois, Chomsky remarque que « notre terrorisme, même si sûrement le terrorisme était bénin, est dangereux étant donné que la plupart des Etats ou groupes, même l’EI, croient qu’ils agissent en vertu d’une certaine conception du Bien». Bien plus, il estime que si Ben-Laden n’est qu’un praticien privé du terrorisme, les Etats-Unis se présentent comme le principal Etat terroriste du monde et que si Al-Qaïda s’est attaquée à eux, c’est bien à cause de leurs politiques impérialistes au Moyen-Orient. Il rappelle aussi que les Américains qui sont terrorisés par les attaques du 11 septembre 2001, qui ont occasionné des milliers de morts, oublient très facilement un 11 septembre 1973, date à laquelle Washington apporta son soutien à un coup militaire au Chili qui y établit la dictature de Pinochet responsable du massacre de quelque trois mille Chiliens et «d’avoir éliminé le virus du gouvernement démocratiquement élu d’Allende avant qu’il ne se propage». La manière de traiter cette menace, dit Chomsky ironiquement, était «de détruire le virus et d’inoculer ceux qui peuvent être infectés, typiquement en leur imposant des Etats sécuritaires meurtriers» (Chomsky, 2016, 70). Dans ce schéma, les gouvernements d’Amérique latine ont été réorientés d’une défense extérieure vers une sécurité intérieure. Idem pour la guerre au Vietnam justifiée par la «théorie [géopolitique] du domino» qui avait d’autres applications meurtrières en Indonésie, en 1965-66 avec le régime de Suharto. Ce dernier qui a été souvent applaudi avec euphorie pour ces bains de sang et que Clinton appelait «notre gars» (p.71).
Lorsque l’avion malaisien fut abattu en Ukraine, les officiels étaient très choqués par cette tragédie, mais ils ne le furent guère quand, en 1988, l’USS Vincennes abattit un avion civil iranien dans la mer du Golfe tuant 290 personnes. Bien plus, rappelle Chomsky, les auteurs de ce crime reçurent des décorations (Légion du mérite) pour «leur conduite professionnelle exceptionnelle méritoire dans l’accomplissement d’un service» (pp. 164-5). Les exemples abondent dont notamment la destruction systématique de Ghaza par l’armée israélienne qui a été fortement tolérée par Washington.
Dans sa critique acerbe de la politique américaine, Chomsky s’attaque à cet écart constaté entre rhétorique et réalisme décrédibilisant et s’interroge jusqu’à quand l’Amérique dit une chose et en fait une autre.
Il condamne vigoureusement cette contradiction entre «ce que nous défendons et ce que nous faisons» pour rappeler des précédents d’anciens slogans tels que la mission civilisatrice de la France, le paradis terrestre des Japonais quand ils envahirent la Chine et, enfin, l’exceptionnalisme américain qui passent tous pour des euphémismes d’exploitation et de rapine. Il appelle les Américains à mettre fin à leur complaisance avec cet état de choses et à ce que l’Amérique soit remise à sa place.
De même, il dévoile le mensonge de promotion de la démocratie à l’étranger, notamment lorsque les résultats de processus démocratiques vont à l’encontre des objectifs américains et met à nu la politique hypocrite moyen-orientale des Etats-Unis et leur laxisme délibéré devant la construction de colonies sur les terres palestiniennes en violation de la Convention de Genève qui interdit le transfert de la population d’une puissance occupante vers les territoires occupés. Il rappelle, par la suite, le rejet par Washington de la CPI et les déclarations de Bush fils selon lesquelles l’armée américaine envahirait les Pays-Bas si un Américain suspect ou un allié (israélien) est amené à être jugé par ce tribunal.
Pour revenir à la question centrale posée dans ce livre, très difficile restera cette tâche d’identification des acteurs dans la discipline de géopolitique, car derrière un acteur se cachent souvent d’autres, voire une structure qui, tout en étant influencée par les éléments dont elle est composée, les influence à son tour, ce qui élucide ce dilemme de la sociologie politique moderne relatif à la dichotomie structure-agent. Chomsky est très clair quant à cette structure profonde qui régit la politique globale (les maîtres du monde) et que tant de chercheurs, de Mills à Melman ou plus récemment Carroll, ont considérée comme à l’origine des politiques impériales occidentales (Mills 1956, Melman 1970, Carroll 2013). Dans sa critique du système américain fondé sur la primauté de l’élite affairiste, il rappelle les idées de Madison selon lesquelles le pouvoir doit être entre les mains d’hommes riches, éclairés, purs et nobles dont la sagesse permet de discerner l’intérêt véritable de leur pays qu’ils protègent contre les bêtises des majorités démocratiques (p.9).
C’est, pour Chomsky comme pour d’autres, l’élite politique et financière mondiale devenue une institution qui agit de plus en plus hors du contrôle démocratique dont elle échappe par une dialectique complexe qui rend floues les frontières entre ce qui est public et ce qui est privé. C’est en soulignant des phénomènes comme le réchauffement climatique et la prolifération des armes de destruction massive que Chomsky s’efforce, depuis des années, à favoriser l’émergence d’un public actif et engagé à qui reviendrait la mission d’éloigner ce monde des désastres qui résultent de la cupidité du «peu» contre les droits du «beaucoup», pour rappeler son fameux «peu sont les nantis, nombreux sont les fatigués» («the prosperous few, the restless many») d’où son plaidoyer frappant par son authenticité et sa sincérité en faveur du mouvement dit Occupy Wall Street, très fameux pour ses manifestations contre les inégalités économiques et la puissance sans bornes des firmes multinationales.
Chomsky indique que même le père des sciences économiques modernes, Adam Smith, condamna, déjà en son temps, ceux qu’il appela les «maîtres de l’espèce humaine» partisans du «tout pour nous et rien pour les autres gens semble à tout âge du monde avoir été la maxime vile des maîtres de l’espèce humaine» (Smith 1776, § IV, 448). Ce sont les marchands et les manufacturiers anglais qu’il considérait comme principaux artisans de la politique qui s’assurent qu’on s’occupe en premier lieu de leurs intérêts et peu importent les effets que cela peut avoir sur les autres [peuples] ou sur la population anglaise elle-même. En effet, l’ère néolibérale a ajouté sa propre touche à cette image classique avec les maîtres de l’espèce humaine qui se recrutent cette fois-ci parmi des économies de plus en plus monopolisées et les institutions financières gargantuesques et prédatrices ainsi que parmi les multinationales protégées par la puissance de l’Etat et les figures politiques qui les représentent. Sommes-nous devant une réalité globale que connaissent tous les
pays ? Finalement, qui gouverne le monde ? A cette question, Chomsky répond par une autre : «Quels principes et quelles valeurs gouvernent le monde ?» Il est facile pour une superpuissance de dévier de ses principes kantiens, pour éviter de traiter ses voisins comme elle doit être traitée, car elle le peut. Aucune puissance externe ne peut imposer à une superpuissance un attachement aux principes car cette mission est du ressort de ses propres citoyens. Au terme de cette lecture passionnée de l’ouvrage de Chomsky, que nous n’avons nullement la prétention ou l’impression de l’avoir récapitulé de façon exhaustive, force est de constater que c’est l’Amérique qui a besoin d’un Chomsky et non pas le contraire. Grâce à des intellectuels de son gabarit, ce pays jouit de cette opportunité unique de se rectifier et de se redresser de façon continue et son système gardera sui generis sa vitalité et sa puissance.
M. B.
Docteur en sciences économiques (économie de la défense), magister en droit (option sécurité et défense internationales) de l’Université de Grenoble. Spécialité de gestion internationale des crises de l’ENA de Paris.
Noam Chomsky, Who runs the world ? New York : Metropolitan Books, 2016, 300 pages.
Docteur en sciences économiques (économie de la défense), magister en droit (option sécurité et défense internationales) de l’Université de Grenoble. Spécialité de gestion internationale des crises de l’ENA de Paris.
Noam Chomsky, Who runs the world ? New York : Metropolitan Books, 2016, 300 pages.
Bibliographie
- Barsky, Robert (1997). Noam Chomsky : A Life of Dissent. Massachusetts : Massachusetts Institute of Technology.
- Carroll William, Whither the Transnational Capitalist Class ? Socialist Register 50 : 162-88, January 2013.
- Collier, Peter & David Harowitz (2004). The Anti-Chomsky Reader. San Francisco : Encounter.
- Collins John (2008). Chomsky : A Guide for the Perplexed. New York : Continuum.
- Krugman Paul, Reclaiming America’s Soul, The New York Times, April 23, 2009.
- Melman, Seymour (1970). Pentagon Capitalism. The Political Economy of War. New Yorkn : McGraw-Hill.
- Mills C. Wright (1956). The Power Elite. New York: Oxford University Press.
- Smith Adam (1776, 1976). An inquiry into The Nature and the Causes of the Wealth of the Nations. Oxford University Press.
- Wallerstein Immanuel The Eagle Has Crash-landed, Foreign Affairs, November 11, 2009.
- Winock Michel (1925). Scènes et doctrines du nationalisme. Paris : Seuil, Plon.
- Winock Michel (1997). Le siècle des intellectuels. Paris : Seuil.
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