Pendant toute la
première guerre mondiale, l’Algérie a fourni au pouvoir colonial français non
seulement un soutien matériel substantiel, mais surtout des milliers de soldats
« indigènes » soumis au service militaire obligatoire et le plus souvent affectés
aux sections d’assaut. Zouaves et tirailleurs, encensés pour leur bravoure,
n’ont pourtant jamais eu droit à la citoyenneté pleine et entière. Conscients
d’avoir aidé la France à l’heure du danger et frustrés par les promesses non
tenues, ils ont ouvert le chemin à une revendication de libération nationale
que la seconde guerre mondiale confirmera vingt ans plus tard.
Par Gilbert
Meynier
De toutes les
colonies françaises, l’Algérie représenta pour la France, avec
l’Afrique-Occidentale française (AOF), la plus grande pourvoyeuse en ressources
matérielles et en hommes. Dans ce que l’on dénommait alors l’« Afrique française du Nord », c’est à l’Algérie que fut demandé l’effort
le plus important. L’Algérie y répondit de fait, à la mesure de ce qui était
attendu par le pouvoir colonial, en fournissant le plus clair des capitaux, des
produits, ainsi que des hommes pour le front et pour le travail d’usine.
C’était
d’Algérie que provenait l’aide matérielle sans doute la plus substantielle au
regard de celle fournie par l’ensemble de l’empire colonial français, exception
faite de l’AOF. Pendant quatre ans, l’intendance militaire dépêcha ses
commissions d’achat qui eurent de facto le monopole d’achat des produits, ou
qui procédèrent à des réquisitions : céréales, vin, tabac, moutons furent
notamment acquis à des conditions avantageuses, beaucoup plus que les produits
miniers et autres pondéreux dont la crise des transports maritimes entre
l’Algérie et la France entrava l’exportation. On a pu calculer à guère moins de
770 millions de francs, sur les seuls produits agricoles, les économies qui
furent ainsi réalisées de 1915 à 1919 par rapport à des achats qui auraient été
faits aux cours normaux. Bref, l’Algérie contribua à nourrir la France à bon
compte.
Ce faisant, dans un pays à la main-d’œuvre raréfiée du fait des prélèvements militaires, à la production en baisse, accablé par la sécheresse de printemps et touché par la récolte catastrophique de 1917 au plus fort des réquisitions des denrées vivrières, la première grande famine — dans l’hiver 1917-1918 — sans précédent depuis plusieurs décennies, ravagea le centre-est du pays. Elle préluda à celle plus catastrophique encore de 1920, qui fit plusieurs dizaines de milliers de victimes. La céréaliculture fut davantage touchée encore dans les années qui suivirent. L’élevage se dégrada à une vitesse accélérée. Seuls les produits commerciaux — tabac et surtout vin — dont les prix officiels avaient été substantiellement augmentés s’en tirèrent bien. Malgré l’encombrement des ports de Rouen et de Sète en vaisselle vinaire, les booms du tabac et du vin marquèrent la guerre et plus encore l’après-guerre dans la vie économique de l’Algérie.
Ce faisant, dans un pays à la main-d’œuvre raréfiée du fait des prélèvements militaires, à la production en baisse, accablé par la sécheresse de printemps et touché par la récolte catastrophique de 1917 au plus fort des réquisitions des denrées vivrières, la première grande famine — dans l’hiver 1917-1918 — sans précédent depuis plusieurs décennies, ravagea le centre-est du pays. Elle préluda à celle plus catastrophique encore de 1920, qui fit plusieurs dizaines de milliers de victimes. La céréaliculture fut davantage touchée encore dans les années qui suivirent. L’élevage se dégrada à une vitesse accélérée. Seuls les produits commerciaux — tabac et surtout vin — dont les prix officiels avaient été substantiellement augmentés s’en tirèrent bien. Malgré l’encombrement des ports de Rouen et de Sète en vaisselle vinaire, les booms du tabac et du vin marquèrent la guerre et plus encore l’après-guerre dans la vie économique de l’Algérie.
De timides
essais d’édification d’unités industrielles furent tentés dans le contexte de
la crise des relations maritimes qui raréfia brutalement les produits fabriqués
importés. Les rares innovations, dues à quelques capitalistes français,
sombrèrent dès la disparition des circonstances exceptionnelles de guerre qui
les avaient permises, notamment trois hauts fourneaux qui furent démontés en
1918 avant même d’avoir été mis à feu. La bourgeoisie coloniale continuait plus
que jamais à choyer le foncier et le commerce. Elle n’était pas destinée à se
muer en meutes dynamiques de capitaines d’industrie.
Pour l’économie
algérienne, malgré quelques grincements secondaires du système relatifs aux
difficultés d’échanges temporaires entre l’Algérie et la métropole, il n’était
pas plus question après la guerre qu’avant que le salut provînt d’autre chose
que d’un renforcement de la dépendance. Les données militaires et politiques
nouvelles portées par la guerre eurent un autre impact.
Appel à l’union sacrée
Pénétrée plus
anciennement et plus profondément que la Tunisie, et surtout le Maroc, par
l’intrusion coloniale, l’Algérie était de ce fait plus encadrée et plus
surveillée. Les Français n’avaient pas institué de service militaire
obligatoire au Maroc ; pas davantage en Tunisie où le système de conscription
beylical s’apparentait tout de même au cas algérien. Le service militaire
obligatoire n’avait été institué par la République française qu’en Algérie, par
décret, en février 1912. La masse des Algériens s’y était montrée évidemment
hostile, tandis que le groupe restreint des « Jeunes Algériens »)(1) s’y était
dit favorable, qui tentait d’arracher des droits politiques en échange de
l’impôt du sang — apanage du citoyen. De belles promesses furent prodiguées en
ce sens au début de la guerre par maints officiels français, parfois
sincèrement, tels le ministre de la guerre Adolphe Messimy ou Abel Ferry.
À la
mobilisation, au recrutement et à l’envoi des premiers contingents d’Algériens
sur le front français, il n’y eut pas de réaction hostile générale visible. On
put même entrevoir la variante d’une union sacrée à l’algérienne, exaltée par
les maîtres coloniaux et les « évolués », et explicable par l’espoir entrevu
d’une libération de l’oppression et de la discrimination subies. Les officiels
français et dans leur sillage, les Jeunes Algériens, dans le discours officiel
laudatif, appelaient tous les « civilisés » à barrer le chemin à la « barbarie
» allemande. Les premiers départs des conscrits eurent lieu sans difficulté du
point de vue du pouvoir colonial, à une exception : la révolte des Beni
Chougran près de Mohammedia (anc. Perregaux), au nord de Mascara. Mais les
familles accompagnaient les jeunes gens en gémissant et en récitant la prière
des morts.
Par prudence, le
pouvoir français n’avait d’ailleurs appelé, depuis 1912, qu’une minime fraction
du contingent. La moitié de l’effectif algérien de la guerre (environ 175 000
hommes) était composée d’engagés (très théoriquement) volontaires. L’Algérie
n’eut donc pas l’impression de prélèvements humains trop importants jusqu’aux
décrets de septembre 1916, qui firent passer dans les faits l’incorporation
totale de la classe 1917. Même si la moitié seulement du contingent fut versée
dans l’armée d’active — les autres hommes étant exemptés ou affectés à des
compagnies auxiliaires —, l’émotion fut grande en Algérie devant ce grand
recrutement.
Un loyalisme très relatif
Des nouvelles
effroyables parvenaient du front sur le sort des soldats. La guerre se
prolongeait. Des espoirs millénaristes travaillaient les Algériens, en
connexion avec la propagande berlinoise ou turque annonçant la libération des
musulmans du joug de leurs infidèles du moment. Des protestations se firent
entendre, des manifestations eurent lieu contre le recrutement, il y eut des
départs au maquis. Une grande insurrection secoua la partie nord-ouest du
massif de l’Aurès (Belezma, Metlili). La «
Boublique » (la République,
c’est-à-dire : « nous aussi voulons être
libres, c’est-à-dire dominer »), symbole
de liberté, fut proclamée par les conjurés. La révolte retint l’effectif de
deux divisions sous les ordres du général Deshayes de Bonneval, pour cause de
répression méthodique, d’octobre 1916 au printemps 1917. Malgré tout, pour
l’ensemble de la guerre, le pouvoir colonial put prélever un chiffre non
négligeable d’hommes et recruter aussi plusieurs dizaines de milliers de
travailleurs pour les usines de la défense nationale, ce pour quoi l’Algérie
fut dénommée « loyaliste » dans le discours officiel français.
Or, en Algérie,
surtout dans la partie orientale du pays, les sympathies allaient à la fortune
des armes du Commandeur des croyants, le sultan-calife qui avait fait appeler
les musulmans au djihad par le cheikh oul islam d’Istanbul en novembre 1914.
Plus la propagande française dénonçait en les Turcs les « Boches de l’islam »,
plus elle légitimait leur combat. De là pour les Algériens à s’engager sans
hésitation sous la bannière ottomane, il y avait un pas que la plupart des
hommes ne franchirent pas. La grande majorité des prisonniers algériens,
regroupés au camp berlinois de Zossen-Halbmondlager, refusèrent de s’engager
dans l’armée ottomane. En Algérie même — ou chez les travailleurs algériens de
France — si la sympathie pour la Turquie était générale, elle ne déboucha pas
davantage sur une action politique d’ensemble mûrie. Et les Français étaient bien
présents, les attentes millénaristes d’un débarquement turc avaient été déçues
; bref, la masse des Algériens se réfugia dans un attentisme prudent. Ce fut
cet état de non-hostilité manifeste à la France qui fut baptisé « loyalisme ».
Cela dit, il a pu
y avoir d’autres formes de loyalisme : celui, intéressé, de tels notables ou de
tels agents de l’administration escomptant des récompenses pour leur bonne
conduite et leur efficacité dans les campagnes de recrutement, le loyalisme
sincère de tels jeunes « évolués » sensibles au discours républicain sur la
citoyenneté, les droits de l’homme et l’impôt du sang — ce fut en particulier
le cas de jeunes élèves maîtres de l’École normale de la Bouzaréa —, le
loyalisme conjoncturel répondant aux appels à l’union sacrée faits par la
France dans un combat présenté, en stéréotype hâtif, comme celui de la «
civilisation » contre la « barbarie ». Or, s’être crus barbares pendant si
longtemps ou penser avoir été jugés tels par les maîtres coloniaux de l’heure
et se retrouver soudain dans le camp des civilisés put sur le moment expliquer
bien des attitudes inhabituelles, interloquées à la mesure de la nouveauté de
la situation : c’était la première fois que le pouvoir colonial sollicitait
autant et aussi lourdement les humains d’Algérie.
De l’ordre colonial à l’ordre militaire
Une fois
transplantées en France au début de la guerre, les jeunes recrues souffrirent
beaucoup. La guerre de mouvement de 1914 provoqua des hécatombes. Ces jeunes
gens, souvent sans expérience du feu et jetés inconsidérément dans l’enfer,
étaient dans un terrible désarroi. Les morts, les mutilés pour cause de gelures
de pieds, les catarrheux pulmonaires et les phtisiques éclaircirent les rangs
des survivants. Il y eut de nombreuses paniques, des abandons du champ de
bataille ou des refus de marcher. Des exécutions sommaires en forme de
décimation se produisirent, attestées sans aucun doute possible par les
archives, au moins en trois cas — à la 45e division d’infanterie (DI), à la 37e
DI, à la 38e DI. Ce furent respectivement des Juifs d’Algérie, des Algériens et
des Tunisiens qui en furent les victimes. On ne sait si de telles atrocités se
reproduisirent après l’installation dans la guerre de positions. De toute
façon, dès lors, les archives des divisions diminuent en volume car les ordres
étaient de plus en plus souvent donnés par téléphone et de moins en moins
consignés par écrit.
En tout cas, les
rapports du commandement n’ont plus le même ton concernant les Algériens à
partir du printemps 1915. Cantonnés à l’arrière après les hécatombes de 1914,
les hommes ont été repris en main et mieux instruits. Et alors qu’en 1914, les
rapports décrivaient les Algériens comme une troupe exsangue terrorisée,
désormais ils les encensent, que ce soit dans l’Artois, sur la Somme, à Verdun
ou au chemin des Dames. Le moral et l’esprit offensif atteignent des sommets,
particulièrement en 1918 lorsque sont engagées les recrues de la classe 1917
qui se sont révoltés dans le Constantinois en 1916-1917. Les régiments de
tirailleurs algériens sont même parmi les plus encensés et les plus décorés de
la guerre, même si l’emphase en la matière était aussi de la bonne « politique
indigène » séductrice.
Si rien ne
permet de distinguer valablement le comportement des soldats français d’Algérie
de celui des autres Français — les évaluations sur leur compte varient
considérablement d’un observateur à l’autre —, il y eut bien une véritable
intégration des Algériens dans l’armée française. Un tel phénomène dut bien peu
à une mythique fidélité à une France patrie d’adoption. Surtout, l’ordre
militaire se révéla finalement moins oppressif et moins discriminatoire que
l’ordre colonial. Non que la discrimination eût disparu — elle subsista
notamment dans les régimes des permissions parce que le commandement craignait
les relations non surveillées avec les civils français dans les familles
françaises —, mais le sentiment qu’au milieu de la boucherie qui broyait
indistinctement les hommes, une peau en valait une autre, la fit sérieusement
régresser. L’accueil favorable et parfois enthousiaste des civils français pour
ces « exotiques » venus épauler la France, la reconnaissance
éprouvée par eux pour les soins prodigués dans des formations sanitaires dans
les mêmes conditions qu’aux Français, l’admiration pour les religieuses et les
infirmières, ainsi que, plus largement, les attentions paternalistes du
commandement, tout cela ne fut pas sans effet, tant il est vrai que le
paternalisme ne fut tout de même pas indifférent aux colonisés enrégimentés.
L’esprit de
corps joua sur la transposition de l’ordre clanique à l’ordre régimentaire,
lequel fournit aux Algériens l’image séduisante d’un colonel-chef de clan à
l’autorité incontestée : fossilisation nostalgique d’un âge d’or des
solidarités segmentaires rigoureuses ou préfiguration de la solidarité nationale
accomplie ?
Le syndrome du tirailleur libéré
La première
guerre mondiale fut, pour les Algériens, fondamentale en ce qu’elle fit humer
les vents de l’extérieur à 300 000 hommes jeunes, pour la première fois de leur
vie. Il y avait moins de 15 000 ouvriers algériens en France en 1914. De 1914 à
1918, environ 120 000 « convoyeurs » (le nom qu’on leur donnait en
Algérie) vinrent travailler en France, pour la plupart militarisés, dans un
encadrement qui évoquait l’ambiance de la commune mixte. Mais pendant les
quinze premiers mois de la guerre, des milliers de jeunes gens purent
légalement quitter l’Algérie et se faire embaucher librement en France par des
entreprises privées ; et, par la suite, un nombre indéterminé de clandestins
échappa toujours au contrôle militaire. La situation misérable des travailleurs
recrutés administrativement, parfois de jeunes adolescents désignés « volontaires » par leur caïd, est évoquée par des rapports, dont un, terrible et
pudique, du sénateur du Rhône Paul Cazeneuve en 1917.
Les hommes
s’initièrent cependant à la vie ouvrière, au monde de l’usine, à la
revendication et à la grève. Ils purent parfois connaître et fréquenter des
Français. De toute façon, ils contractèrent des habitudes peu compatibles avec
le maintien de l’ordre colonial de naguère. La hantise de l’esprit « ouvrier de France » et le syndrome du « tirailleur libéré », qui ergote, se prend au sérieux et plus
souvent qu’auparavant conteste l’autorité, faisait frémir les auteurs des
rapports évoquant le nouvel état d’esprit des «
indigènes » au lendemain de la
guerre. Une partie notable des futurs cadres de l’Étoile nord-africaine passa
par le Parti communiste ou la Confédération générale unitaire du travail
(CGTU). En fait, la France, elle opprima et libéra. Elle fit connaître aux
hommes transplantés la norme du travail d’usine, la technologie militaire et
les images de l’efficacité industrielle ou militaire, tout en leur laissant la
faculté d’opérer des réinvestissements pervers de leur acculturation : tel ce
tirailleur de Sétif, Mohammed Mekdoud, traduit en 1917 en conseil de guerre
pour avoir fait parvenir à sa mère son livret d’instruction sur le
fusil-mitrailleur, assorti d’un mot lui demandant de le conserver
soigneusement, car «cela pourrait
servir plus tard».
Le prix bradé du sang
Le prix payé en
sang par les Algériens fut, proportionnellement, à peu près le même que celui
payé par les autres soldats, même s’ils moururent peut-être davantage lors des
assauts qu’en secteur, où le commandement avait pris coutume de ne pas trop les
y laisser se morfondre : ils étaient réputés être des troupes d’assaut. Ce fut
l’honneur de Georges Clemenceau d’avoir, contre l’avis de telles compétences
coloniales et des élus français de la colonie, prescrit l’égalité entre les
pensions de guerre des coloniaux et celles des Français. Ultérieurement, la Ve
République se montrera plus ingratement boutiquière : les pensions des soldats
algériens de la guerre de 1914-1918 furent arrêtées à leur taux de 1962 tandis
que celles des Français connaissaient des réévaluations régulières.
En France,
l’image des « turcos » était plutôt positive. Les qualités guerrières,
reconnues dans l’imagerie officielle comme dans les consciences, nourrissaient
le stéréotype du guerrier essentiel dont on devait toutefois canaliser
l’énergie et contenir les débordements. Réifié en combattant, l’«indigène»
algérien ne cessa pour autant pas d’être un «indigène». De leur côté, même
intégrés dans l’armée française, les Algériens ne perdirent ni leur sens
critique ni leur algérianité quand le regret de la patrie absente ne la
fortifiait pas au contraire. Ils reconnurent la force française et furent
volontiers tentés par la transposition en Algérie de ce qu’ils avaient vu et
ressenti outre-Méditerranée. Dès l’après-guerre, symptomatiquement, l’école
française a gagné la partie en Algérie : les écoles refusaient des élèves alors
qu’on était naguère encore souvent obligé d’aller les chercher. Mais cela dans
le même temps où le prosélytisme culturaliste islamique des oulémas était
accueilli avec les succès que l’on connaît.
Cependant,
l’image de l’Algérien resta durablement, après la guerre, celle du
sous-prolétaire loqueteux, désorienté, avide de femmes françaises, dangereux
chevalier de la tuberculose et de la vérole. La guerre de 1914-1918 ancra
durablement des stéréotypes dévalorisants dans les consciences françaises. Non
qu’il n’y ait pas eu de réelles attirances, notamment pour le mouvement ouvrier
français, et de réelles imprégnations, au-delà de quelques rapports
interpersonnels plus chaleureux que la méfiance ordinaire des rapports
transcommunautaires. Les Algériens en retinrent des leçons à investissement
différé, mais bien réel : ce fut dans le milieu des travailleurs algériens en
France que l’émir Khaled El-Hassani Ben El-Hachemi dit émir Khaled connut le
triomphe lors de son passage à Paris en juillet 1924. Et ce fut à Paris, deux
ans plus tard, que l’Étoile nord-africaine émergea de l’Union intercoloniale.
Retour à l’indigénat
Quelques
dispositions bénignes ont bien raboté quelques-unes des aspérités les plus
saillantes de la discrimination coloniale, notamment en matière fiscale. On
distribua quelques gratifications, du type licences de cafés maures. Mais la
grande promesse des droits du citoyen en échange du service militaire
obligatoire ne fut jamais sérieusement envisagée par Paris. Elle se réduisit à
quelques menues dispositions nouvelles en matière d’ascension à la citoyenneté
qui ne modifièrent pas les résultats dérisoires des procédures, déjà
existantes, du sénatus-consulte de 1865(2), et à la création d’une catégorie de
semi-sous-citoyens habilités à voter à l’échelon le plus bas des élections
locales, les élections aux jamaa, assemblées dépourvues de tout pouvoir réel. La
loi ne faisait guère progresser la participation des Algériens aux autres élections
; et ils étaient toujours décrétés inaptes à élire des représentants au
Parlement français.
À vrai dire, le
lobby colonial n’avait guère eu besoin de faire pression auprès du pouvoir
parisien pour maintenir ainsi un quasi-statu quo. En août 1920, la Chambre
reconduisait le Code de l’indigénat, dont l’application avait été suspendue en
juillet 1914. C’est que les Algériens s’étaient plu à célébrer les lendemains
de guerre comme le temps mythique d’une libération anticipée. On leur avait
tant promis... Les accents protestataires de l’émir Khaled, petit-fils de
l’Émir Abdelkader et ancien capitaine « indigène » de l’armée française,
avaient séduit la masse algérienne et l’avaient propulsée sur le devant de la
scène politique « indigène ».
Un journal
ouvertement « indigénophile » avant-guerre, Le Temps, devint le défenseur
inconditionnel du statu quo, dans le contexte du bolchévisme, des grèves de
1919 et de 1920 qui avaient eu leur répondant en Algérie et avaient fait
craindre par-dessus tout un front de classe transcommunautaire. Le pouvoir
colonial avait senti passer le vent du boulet ; il se raidit, referma vite le
chapitre imprudemment entrouvert des « réformes indigènes », et s’arrangea pour
se débarrasser de l’émir Khaled à l’été 1923.
L’âge des maturations
Les frustrations
furent grandes. Conscients d’avoir aidé la France à l’heure du danger, les
Algériens s’étaient sentis valorisés. Dans l’entre-deux-guerres, pour eux,
l’idée que sans le matériel américain et sans les valeureux combattants
algériens les Français n’auraient jamais gagné la guerre était bien ancrée. Un
poète populaire de Miliana, lors de la crise de Munich, adressa au ministre
Édouard Daladier des vers l’assurant que, si Adolf Hitler attaquait, ce fils
spirituel de Clemenceau n’aurait rien à craindre, car ses « Banou Hachem », ses
braves soldats algériens, seraient là... Répétition générale du scénario de la
seconde guerre mondiale, la première enclencha le cycle des promesses non
tenues et des illusions à capital érodable. Elle contribua puissamment à
révéler l’Algérie à elle-même, à la hisser à l’âge des maturations, et donc des
décisions politiques contemporaines. On pourra cependant difficilement
s’accorder avec ceux qui ne cessent de voir l’évolution de l’Algérie au XXe
siècle comme scandée par les fameuses « occasions manquées ». Faut-il rappeler
que, en histoire, comme dans d’autres matières, ne peut être manqué que ce qui
est tenté ? Même si l’histoire n’est jamais préécrite, même s’il est des
carrefours où la décision hésite à se prendre, les blocages et les refus
comportent, en système, leur propre logique.
Gilbert Meynier
1- NDLR. Le
mouvement des Jeunes Algériens est apparu avant la première guerre mondiale. Il
s’agissait de petits notables issus de l’école française : instituteurs, la
plupart d’origine kabyle, fonctionnaires modestes et aussi huissiers, avocats,
pharmaciens, médecins. Ils se considéraient comme français et leur mouvement
était seulement réformiste, sans aucune opposition à la colonisation.
2- NDLR. Loi en
cinq articles ayant trait d’une part au statut personnel et la naturalisation
de l’« indigène musulman » et de l’«
indigène israélite », et d’autre
part à la naturalisation de « l’étranger
qui justifie de trois années de résidence en Algérie » (appelé plus tard l’ « Européen d’Algérie »).
Une première version de ce texte a
été publiée dans Mémoires d’outre-mer : les colonies et la Première Guerre
mondiale : exposition du 3 juin au 20 octobre 1996, Historial de la Grande
Guerre de Péronne, 1996. — 111 p.
Gilbert Meynier :
Enseignant
en Algérie (professeur de lycée, université de Constantine), puis maître de
conférences et professeur à l’université de Nancy II (1971-2002). Auteur de
plusieurs articles et livres, parmi lesquels : L’Algérie révélée, la première guerre
mondiale et le premier quart du XXe siècle, Droz, 1981 (2e éd. 2015) ; avec
Ahmed Koulakssis, L’Émir Khaled, premier za‘îm ?, L’Harmattan, 1987 ; avec
Charles-Robert Ageron, Catherine Coquery-Vidrovitch, Jacques Thobie, Histoire
de la France coloniale, t. 2 (1914-1990), A. Colin, 1990 ; Histoire intérieure
du FLN, Fayard, 2002 ; avec Mohammed Harbi, Le FLN, documents et histoire,
Fayard, 2004 ; L’Algérie des origines : de la préhistoire à l’avènement de
l’islam, La Découverte, 2007 ; avec Frédéric Abécassis, Pour une histoire
franco-algérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de
mémoire, La Découverte, 2008 (Alger, 2011, aux éditions INAS en français et en
arabe) ; L’Algérie cœur du Maghreb classique. De l’ouverture islamo-arabe au
repli, 698-1517, Barzakh, 2011.
Lire l'article en arabe ici
Article paru sur OrientXXI
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