Acteur
et témoin des cinquante années écoulées depuis l’indépendance de l’Algérie, l’homme
au nœud papillon fut successivement, entre 1988 et 1992, ministre des Finances,
chef de la diplomatie et chef du gouvernement. Il revient sur
les défis stratégiques, politiques, économiques et sociaux posés à son
pays, dans un contexte régional en pleine mutation.
-Comment
analysez-vous la crise
dont la bande saharo-sahélienne
est aujourd’hui le théâtre ? Craignez-vous les
conséquences, sur l’Algérie, de l’occupation du nord du Mali
par les groupes islamistes armés ? Que pensez-vous du
scénario d’une intervention militaire internationale appuyée par la France et
les États-Unis ?
-Sid
Ahmed Ghozali. Depuis des mois, le cœur des Algériens est en Tunisie, en Égypte,
en Libye, en Syrie. Ils sont très préoccupés par les événements survenus dans
ces pays, mais ils ne se rendent pas compte que le feu est chez nous ! Ce qui se passe au Mali concerne directement et très sérieusement
l’Algérie. Le pouvoir, dans son aveuglement, prive la population de
l’information nécessaire à la compréhension de ces événements qui font peser
une menace sur l’intégrité du territoire. Le Mali est un pays voisin. Les
parties impliquées dans ce conflit circulent de part et d’autre de la frontière,
aussi bien al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi), qui est né en Algérie, que les
Touaregs. Et certaines vieilles idées autrefois véhiculées par
l’administration coloniale n’ont pas tout à fait disparu.
-Accusez-vous
Paris de vouloir ressusciter, à la faveur de cette crise, le vieux projet
d’Organisation commune des régions sahariennes ?
-Sid
Ahmed Ghozali. Tout ce que je peux dire, sans faire de procès d’intention à
quiconque, c’est que ce projet fut, pendant la période coloniale, très
sérieusement envisagé. L’Organisation commune des régions sahariennes, sous des
prétextes économiques, visait en fait à étayer l’idée de partition de l’Algérie.
La puissance colonisatrice a tenté d’avancer l’idée du Sahara comme « mer intérieure », pour appâter les voisins : le Maroc, la
Tunisie, le Mali, le Niger. On suggérait ainsi que les
richesses du Sahara algérien étaient communes. Cette idée a même séduit
certains de nos frères, qui nous avaient soutenus pendant la guerre de
libération. Les négociations ont été bloquées, la guerre a duré deux ans de
plus à cause du Sahara. Elles n’ont repris leur cours que lorsque de Gaulle, un
certain mois de novembre 1961,
a reconnu que la souveraineté serait valable sur
l’ensemble du territoire algérien. Qui nous dit que cette idée ancienne, qui a
longtemps mijoté dans les esprits, a totalement disparu ?
-Estimez-vous
que le potentiel pétrolier et uranifère du nord Mali soit l’un des facteurs
de la déstabilisation de la région ?
-Sid
Ahmed Ghozali. Certainement. Les richesses du sous-sol aiguisent les appétits, ici
comme ailleurs. À travers toute la planète, les puissants cherchent sans
relâche, par d’autres moyens que par le passé, à piller les richesses des pays
les plus fragiles.
-Pensez-vous
qu’une intervention de
la
Communauté des États
d’Afrique
de l’Ouest, appuyée par la France,
soit de nature à résoudre cette crise,
à
déloger Aqmi du nord du Mali ?
-Sid
Ahmed Ghozali. Aqmi n’est pas l’origine principale du problème. Aqmi, comme
tous les mouvements extrémistes religieux, exploite des situations de
dégradation économique, sociale, politique. Voilà le terreau sur lequel
prospèrent ces groupes armés. Tant que l’on ne résoudra pas les problèmes de
fond, tant qu’il n’y aura pas dans ces pays, y compris le nôtre, des pouvoirs
légitimes, ces pouvoirs seront tentés d’aller chercher la protection des
puissances occidentales. Or rien ne se donne pour rien. Rien n’est gratuit : les puissances occidentales utilisent cette dépendance pour
continuer à accaparer les richesses. La solution repose sur un changement
radical, que je ne suspecte pas du tout pour l’instant, dans les visées
occidentales, et sur un changement radical à l’intérieur de nos pays.
-Quel regard portez-vous sur ce que
l’on a appelé les printemps arabes ?
-Sid
Ahmed Ghozali. Il y a chez les populations et chez les opposants sincères, dans
ces pays, une sorte d’occultation du cas algérien. Or s’ils relisaient ce qui
s’est passé dans notre pays en octobre 1988 et après, ils auraient une sorte de
projection anticipée de ce qui se passera chez eux dans les années qui viennent.
À une échelle plus globale, il convient de s’interroger sur les visées des
Occidentaux. En juin 2009, au Caire, Barack
Obama promettait d’établir des rapports nouveaux avec la sphère arabo-musulmane.
Finalement, il a adopté une position très timide sur la question palestinienne.
Et la promesse de rapports nouveaux n’a pas trouvé la traduction que nous
espérions tous. On aurait pu penser que les puissances occidentales sortiraient
de la séquence néocoloniale, caractérisée par une domination indirecte des
peuples par gouvernements locaux interposés, pour se dire que leurs propres
intérêts étaient dans la démocratisation, dans des gouvernances transparentes
dans nos pays. Or cette rupture ne s’est pas du tout produite. Nous ne sommes
pas sortis de l’ère néocoloniale. Les rares réformes intervenues sont
cosmétiques. On continue à ordonner aux gouvernements de tenir leurs
populations.
-Croyez-vous
que la montée de l’islamisme,
qui a acquis une
certaine hégémonie culturelle dans le monde arabe, est utile à ce statu quo
pour empêcher d’authentiques réformes démocratiques ?
-Sid
Ahmed Ghozali. C’est évident ! Je n’ignore pas la
réalité de ce que l’on appelle l’islamisme politique. Mais il a été utilisé, instrumentalisé.
Aussi bien par les Occidentaux que par les gouvernements despotiques locaux. En
Europe, aux États-Unis, l’islamisme est brandi comme un épouvantail pour
justifier les expéditions militaires. Ce fut le cas en Irak, où le véritable
enjeu, on le sait, était le contrôle du pétrole.
-Dans
ce contexte difficile, quel chemin peuvent emprunter les partisans d’un projet
de société moderniste et démocratique sur la rive sud de la Méditerranée ?
-Sid
Ahmed Ghozali. Il n’y a pas trente-six chemins. Il existe un chemin réformiste,
qui implique une prise de conscience, un engagement résolu pour la
modernisation au sein du pouvoir dominant. Mais nous sommes handicapés, en
Algérie, par l’archaïsme et l’inefficacité de nos institutions. Les lois ne
sont pas respectées. Nous imaginons pouvoir faire marcher une société en
donnant des ordres, en infantilisant le peuple. Or une société ne fonctionne
pas avec des ordres venus d’en haut. Enfin, ceux qui gouvernent le font dans
l’irresponsabilité et l’impunité. Les vrais décideurs, ceux que l’on ne voit
jamais, les membres de ce gouvernement occulte, sont intimement convaincus
qu’ils n’auront jamais de comptes à rendre. La conséquence ? Ils se condamnent eux-mêmes à prendre de mauvaises décisions. C’est
ainsi que depuis vingt ans, trente ans, nous accumulons les mauvaises décisions,
créant des problèmes insolubles. Ce refus des piliers les plus élémentaires de
toute institution moderne, sans même parler de démocratie, nous condamne au
deuxième type de changement : le changement dans le
désordre.
-Et
sur le plan économique, comment jugez-vous le bilan de la conversion du pays au
libéralisme depuis les années quatre-vingt ?
-Sid
Ahmed Ghozali. C’est un bilan très négatif. Ma génération porte, ici, sa part
de responsabilité. Mais ce terme de libéral est trompeur. On veut croire que
l’Algérie est passée d’un système bureaucratique, centraliste, à un système
libéral. C’est faux. Comme ministre des Finances, j’ai assisté au passage d’un
socialisme hypocrite à un libéralisme honteux. Nous nous réclamions du
socialisme mais, en réalité, nous avons bâti, au lendemain de l’indépendance, une
économie bureaucratique. Puis nous sommes passés au libéralisme honteux : nous voulions être libéraux, mais nous avions honte de l’assumer. Nous
sommes donc restés dans un système incohérent. Tout en continuant à piétiner
les libertés. L’économie de marché est basée sur la liberté d’entreprendre et
sur la concurrence. Or ni l’une ni l’autre n’existent en Algérie. Nous nous
sommes contentés de remplacer les monopoles publics par des monopoles privés
pour distribuer des prébendes.
-Quelle
analyse faites-vous du bilan des années Bouteflika ?
-Sid
Ahmed Ghozali. J’ai été l’un des opposants les plus fermes à la politique de
Bouteflika. Mais j’ai toujours considéré que le problème ne pouvait se résumer
à sa personne. On braque les projecteurs sur Bouteflika pour détourner
l’attention du vrai problème, le système. Ce pouvoir est en place depuis la
mort de Boumediene, quand la légitimité dite révolutionnaire, historique, s’est
muée insensiblement en légitimité militaire, puis, dans un second temps, en
légitimité sécuritaire.
-Qu’entendez-vous
par légitimité sécuritaire ?
-Sid
Ahmed Ghozali. Boumediene, lui, a pris le pouvoir. Il ne l’a pas pris avec des
pincettes. Il ne l’a pas pris au nom de la démocratie. C’est lui qui a créé la
sécurité militaire, qui n’était rien d’autre qu’une police politique. Celle-ci
avait un poids dans les décisions, mais un poids relatif, car elle était placée
sous la tutelle d’un chef politique et militaire, Boumediene. Lorsqu’il est
décédé, sans successeur, on a basculé vers un pouvoir autoritaire et opaque. Bien
sûr, il n’est écrit nulle part que ce sont les services de sécurité qui nomment
les fonctionnaires de l’État jusqu’au plus haut niveau. Mais la réalité, c’est
que pour nommer un ministre, un administrateur, le dossier doit passer par les
services de sécurité.
-Vous-même,
alors, avez été désigné avec l’aval de ces mêmes services de sécurité...
-Sid
Ahmed Ghozali. Oui. Est-ce que cela crée une contradiction dans ce que je dis ? J’ai toujours été nommé par les services de sécurité, sauf du temps
de Boumediene, car c’était lui le patron. Moi-même, comme tous les autres, j’ai
été nommé. Ce qui ne m’empêche pas d’expliquer comment fonctionne le système. Si
vous comptez tous ceux qui travaillent officiellement pour les services, ceux
qui travaillent avec eux officieusement, par peur, par intérêt, ou parce qu’ils
savent à qui ils doivent leur nomination, vous découvrirez l’existence d’un
parti clandestin de deux millions de membres. Et ce système a évolué parce que
les forces de l’argent, pratiquement nulles il y a trente ans, sont devenues
tellement puissantes qu’elles en sont désormais partie prenante. C’est toute
une oligarchie qui se perpétue avec un seul mot d’ordre : «À
nous le pouvoir ; aux civils, à ceux qui apparaissent, la
responsabilité.»
-Ces
dernières années, les cours des hydrocarbures ont permis d’assurer
une forme toute relative de redistribution mais une chute de ces cours
aurait des conséquences économiques et sociales explosives. Comment l’Algérie
peut-elle sortir de cette dépendance économique absolue ?
-Sid
Ahmed Ghozali. Une telle explosion sociale liée à la chute des cours du pétrole
s’est déjà produite. Au début des années 1980, le baril de pétrole est monté
jusqu’à 41
dollars. Le gouvernement affirmait
avoir désendetté le pays. En 1986, le baril a chuté à 11 dollars. L’Algérie s’est mise à emprunter pour acheter des
produits alimentaires de base. La dette extérieure a explosé. C’est cela qui a
conduit aux événements d’octobre 1988. Aujourd’hui, nous ne sommes pas à l’abri
d’un tel scénario. Nous vivons grâce à une richesse que nous n’avons pas
produite. Nous ne faisons qu’exploiter une richesse que la nature met des
millions de siècles à créer. Plus le pouvoir parle de diversification de
l’économie, plus la part du pétrole dans le PIB augmente. Les hydrocarbures
représentent aujourd’hui 98% des exportations. Il n’est
nul besoin d’être un expert en économie pour prévoir qu’un jour ou l’autre, ce
dispositif se cassera la figure. Faute de vision d’avenir, de bonne gouvernance,
de confiance dans le peuple, nous restons un pays sous-développé, alors que
nous avons les potentialités économiques de la Californie et du Texas
réunis. Au final, ce régime se caractérise par un gaspillage épouvantable de
ressources matérielles et de potentialités humaines.
-Un grand commis de l’État. Né en 1937 dans la
région de Mascara, Sid Ahmed Ghozali fut, dès le lendemain de l’indépendance,
un grand commis du jeune État algérien. Membre
du Front de libération nationale (FLN), cet ingénieur de l’école des
Ponts est l’un des fondateurs de la Sonatrach, la compagnie pétrolière nationale
qu’il dirigea de 1966 à 1977, date à laquelle il fut nommé ministre de
l’Industrie et de l’Énergie. Exclu de la direction du FLN après la mort du
président Houari Boumediene, il revint dans le jeu politique à la fin
des années 1980, d’abord comme ministre des Finances de 1988 à 1989, puis
comme chef
de la diplomatie jusqu’en 1991. Le 5 juin 1991,
en pleine insurrection
du Front islamique du salut,
il est nommé premier
ministre, fonction qu’il exercera, au cœur de la crise, jusqu’en 1992. De 1992
à 1994,
il exerça les fonctions d’ambassadeur d’Algérie
à Paris. Son parti, le Front démocratique, n’est pas «agréé» par les
autorités. Opposant à la politique
d’Abdelaziz Bouteflika, Sid Ahmed Ghozali se montre aujourd’hui très critique
pour ce «système»
dont il fut longtemps un serviteur.
Entretien
réalisé par Rosa Moussaoui
In L’Humanité, 19 octobre 2012.
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