lundi 5 novembre 2012

Témoignage de Chadli Bendjedid sur le putsch manqué de Tahar Zbiri

Informations & Réflexions a déjà publié deux témoignages à propos du coup d’Etat manqué de Tahar Zbiri en 1967, tel que parus dans les colonnes d’un quotidien national. Il s’agit des récits de Mohamed Maârfia, Tahar Zbiri-Houari Boumediene : les dessous d’un coup d’Etat manqué, et de Mehdi Cherif, Comment Tahar Zbiri a été dupé. Cet épisode de l’histoire de l’Algérie indépendante est aussi abordé par Chadli Bendjedid dans ses Mémoires, lui qui, depuis 1964, était à la tête de la 2e Région militaire (Oran). Dans le chapitre IX, Chadli Bendjedid consacre une section (pp. 256-262) à cette tentative de putsch dont il fut, écrit-il, «un élément essentiel dans sa mise en échec». Voici donc le récit de Chadli Bendjedid :
«La tentative de putsch menée par Tahar Zbiri en décembre 1967 fut la plus grande scission au sein du Conseil de la Révolution après les démissions d'Ali Mahsas, Bachir Bournaza et Ali Mendjli. Quand je me remémore cet épisode, je m'étonne toujours des propos de Zbiri qui déclare tantôt : «Si ce n'était pas Chadli, j'aurais pris le pouvoir», tantôt: «Chadli se serait [de toute façon] placé du côté du vainqueur». Pourtant, la vérité est tout autre.
J'étais au fait de désaccords entre le président Boumediene et le chef d'état-major. Mais j'étais loin d'imaginer que Tahar Zbiri allait en arriver à l'usage de la force pour accaparer le pouvoir. En réalité, ces désaccords concernaient aussi certains membres du Conseil de la révolution qui reprochaient, ouvertement ou en secret, à Boumédiène d'accaparer le pouvoir avec le groupe d'Oudjda et de confier à des DAF des postes sensibles du ministère de la Défense. Le conflit s'aggrava après le refus de Zbiri d'assister aux festivités du 1er novembre 1966 et du fait des fréquents déplacements qu'il effectuait entre l'état-major et le bataillon de blindés stationné à Bordj el Bahri. Déplacements que Boumédiène suivait de très près. Le conflit atteignit son apogée suite à l'échec des médiations entreprises par des personnalités politiques et militaires. J'ai pris la pleine mesure du danger à Bouzaréah, au domicile de Abderrahmane Bensalem qui nous avait invités à déjeuner après la réunion du Conseil de la révolution et des commandants de régions.
Nous étions cinq : Saïd Abid, Abderrahmane Bensalem, le colonel Abbès, Yahiaoui et moi-même à prendre notre repas ensemble dans une ambiance fraternelle, discutant de divers problèmes qui nous préoccupaient à l'époque. Le soir, je devais rentrer à Oran par avion. Je ne m'étais pas rendu compte qu'un complot se tramait et que j'allais être impliqué à mon insu. Nous nous installâmes dans le salon pour prendre le café. Je remarquai que l'assistance était plus silencieuse que d'habitude. Aucun de mes interlocuteurs ne me mit au courant de ce qui se mijotait. Je les vis qui faisaient un clin d'oeil à Saïd Abid, connaissant la solide amitié qui nous liait et qu'ils voulaient, me semble-il, exploiter. Puis, ils lui firent signe de m'en parler en leur nom. Saïd Abid se leva et me dit sur un ton réprobateur mêlé de sollicitude dans lequel je perçus comme un appel à l'aide :
- Es-tu satisfait de cette situation, Si Chadli? Je veux dire la situation du pays. Tous ces problèmes ne t'affectent-ils pas?
- Quels problèmes ? lui dis-je.
- Les problèmes dans lesquels se débat le pays, voyons! Tu trouves cette situation normale ?
- Tous les pays [du monde] vivent des problèmes. Certes, il y en a beaucoup [chez nous], mais je pense sincèrement qu'ils peuvent être réglés par le dialogue et à travers les institutions en place, rétorquai-je.
- Nous avons essayé de les résoudre dans ce cadre, mais sans succès.
En clair, Saïd Abid voulait parler de l'accaparement du pouvoir par le clan d'Oujda et de l'obsolescence du Conseil de la Révolution qui avait perdu un grand nombre de ses membres. De plus, Boumediene avait pratiquement vidé l'état-major de ses prérogatives qu'il avait mises entre les mains des anciens officiers déserteurs de l'armée française, au ministère de la Défense. A ce moment-là, je compris qu'il y avait anguille sous roche : notre présence tous ensemble au domicile de Bensalem n'était pas innocente, surtout lorsque Saïd Abid revint à la charge :
- Nous sommes appelés à prendre une décision cruciale sur-le-champ.
C'était clair. Ils planifiaient le renversement de Boumediene. Je leur dis :
- Vous connaissez ma franchise. Alors, laissez-moi vous dire dès à présent, pour que vous ne disiez pas plus tard que je vous ai trahis: je m'opposerai à toute personne qui utiliserait la force et la violence pour prendre le pouvoir. Je connais Tahar Zbiri depuis 1956 ; je l'ai même connu avant Boumediene. Mettez-vous ça bien dans la tête : je me mettrai en travers du chemin de tous ceux qui recourront à la violence pour porter atteinte à la stabilité du pays. Ma position là-dessus est claire.
De guerre lasse, ils insistèrent pour que je les rejoigne. Quand je les quittai, je me rendis compte de la gravité de la situation. Je sentais que le pays allait connaître une période de trouble et que le sang allait de nouveau couler. Il fallait, croyais-je, que les problèmes fussent régler dans le calme et la sérénité pour éviter au pays de s’enliser dans une guerre civile dont il n’avait pas besoin.
J’ai voulu lever toute équivoque sur cette affaire, pour que tout le monde sache qu’elle est ma position à l’égard de cette tentative aux conséquences dramatiques.
Je me rendis chez Tahar Zbiri, à El-Biar, et lui dis :
- J'étais avec les compagnons et ils m'ont informé de leurs intentions. J'ai voulu que tu saches ce que je pense de tout ça. Il est plus que probable qu'ils viennent te voir et te refilent de fausses informations sur ma position.
Je lui répétai ce que j'avais dit auparavant et lui expliquai mon point de vue en lui disant que c'est à l'intérieur du Conseil de la Révolution que les problèmes devaient être débattus et tranchés :
- Les institutions existent. Je ne suis pas prêt à habituer l’armée aux coups d’Etat qui sont devenus une mode, au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie, insistai-je.
Tahar Zbiri ne fit aucun commentaire, mais son silence en disait long. Je compris qu’il était décidé à aller jusqu’au bout. J’étais à la fois démoralisé et angoissé. Quel projet Zbiri allait-il proposer [comme une alternative] ? A supposer qu’il réussisse son coup de force, de quelle vision de l’avenir était-il porteur ? Il n’était pas question d’attendre. Je me rendis en toute urgence à la présidence de la République et demandai à voir le président Houari Boumediene. Quand il me reçut, je lui dis:
- Je suis venu te saluer et te souhaiter plein succès dans ta mission. Je retourne aujourd'hui à Oran. Sache que ta position sera la mienne et que tu me trouveras toujours à tes côtés.
Je me contentai de ces quelques mots et ne lui divulguai pas le secret de ma rencontre avec Zbiri et les autres compagnons. Boumediene ne dit mot et sourit, signe que les services de renseignements l'avaient informé du complot. Il paraissait serein.
Je repartis pour oran en compagnie de Mohamed Salah Yahiaoui qui me demanda de mettre à sa disposition un hélicoptère pour rejoindre la troisième région militaire. Je refusai, au prétexte que le temps de neige, n’était pas propice à un tel vol. Ce qu’il voulait, en réalité, c’était de parvenir le plus vite possible à la troisième région militaire pour me barrer le chemin et m’empêcher d’intervenir contre les forces ralliées à Tahar Zbiri. Durant la deuxième quinzaine du mois de décembre, les unités s’ébranlèrent de Médéa, Miliana, et Al Asnam (Chlef) en direction de Blida. Elles étaient commandées par Layachi, gendre de Zbiri. J’étais en contact permanent avec Boumediene, l’informant des détails des préparatifs. Il me demanda d’envoyer des tireurs de bazookas car Zbiri faisait mouvement sur Alger armé de chars. Face à un tank, seul un bazooka ou un autre blindé est efficace. Je dépêchai deux avions transportant deux sections qui atterrirent à Boufarik. De là-bas, elles furent dirigées vers El-Affroun où elles prirent position sur des collines, en attendant l’arrivée des avions de Ourgla. Les deux sections ouvrirent le feu sur les chars dont plusieurs furent incendiées, bloquant la voie et empêchant les autres blindés d’avancer, tandis que d’autres engins eurent des avaries en cours de route. L’affaire fut réglée en moins d’un quart d’heure à coups de bazookas et grâce à l’intervention des Mig 17 et Mig 21. La rumeur disait que ces avions étaient pilotés par des Russes, mais ces allégations étaient complètement fausses. Les soldats alliés à Zbiri s’égaillèrent dans les montagnes avoisinantes, abandonnant chars et camions en feu. Certains préférèrent se rendre. C’est ainsi que prit fin cette opération démentielle qui était vouée à l’échec d’avance en raison de fautes tactiques et techniques grossières. En effet, quel est ce militaire tenté par un coup d’Etat qui ne prendrait pas en considération la couverture aérienne et la distance sachant qu’Al Asnam se trouve à 200 km d’Alger ?
Avant cela, j’avais dépêché un bataillon pour occuper la caserne des putschistes à Al Asnem et les priver de ravitaillement. Abdelkader Chabou et moi n’étions pas d’accord sur la personne qui devait commander l’opération. Chabou avait envoyé un télégramme aux bataillons les enjoignant de n’appliquer que les ordres émanant de lui. Je dus alors contacter les chefs de ces bataillons en urgence pour leur demander de n’exécuter aucun ordre, hormis ceux qui viendrait de la 2e Région.
Après l'échec de la tentative de coup d'Etat, Tahar Zbiri et quelques-uns de ses hommes (ils étaient tous de la même région, ce qui confirme l'aspect régionaliste et tribal de cette opération avortée), se sauvèrent. Il se peut que les services de sécurité leur aient assuré un passage sécurisé jusqu'aux frontières tunisiennes, avant de rejoindre le Maroc. Kasdi Merbah vint me voir pour me demander de lui remettre les officiers de la 2e Région qui étaient solidaires de Zbiri, ce que je refusai. Quand il s'en plaignit à Boumediene, celui-ci le pria de ne pas insister, en lui disant: «Chadli est responsable de ses actes».
En 1979, Tahar Zbiri me fit part, par le truchement d'un émissaire, de son souhait de rentrer au pays. Je lui demandai de patienter un peu, le temps pour moi d'étudier l'affaire. Un jour, un de mes collaborateurs à la présidence de la République m'informa que Zbiri était à l'aéroport. Je l'autorisai à rentrer et à rester chez lui. En outre, je lui imposai de s'éloigner de la vie politique.»

Chadli Bendjedid, Mémoires, tome I : Les contours d’une vie (1929-1979), Casbah-Editions, Alger, 2012.

1 commentaire :

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