dimanche 18 septembre 2011

MOKRANE AÏT LARBI AU SOIR D’ALGÉRIE : «Le pouvoir parle au peuple, il ne l’écoute pas»

Entretien réalisé par Brahim Taouchichet 


L'évocation du nom de Mokrane Aït Larbi nous renvoie aux frondeurs de la revendication culturelle berbère. Il a fait partie de ceux qui ont connu la prison dans toute sa rigueur. Ainsi, en février 1985, il est parmi les sept activistes appréhendés par la sécurité militaire parce qu’ils ont voulu prendre la parole lors du séminaire à Tizi Ouzou sur l’écriture de l’histoire de la Wilaya III. En août 1985 également, il est jeté en prison en tant que membre de la première Ligue des droits de l’homme de Ali Yahia Abdenour. Il est déporté dans le Sud en décembre 1986 pour s’être constitué avocat des émeutiers de Constantine et enfin lorsque la Ligue algérienne des droits de l’homme a été affiliée à la FIDH (Fédération internationale des droits de l’homme).
Il nous faut de rappeler que c'est à 15 ans que Mokrane fait son baptême du feu de son engagement politique avec la grève de la faim et la «grève du cartable». Justice, démocratie seront toujours les maîtres mots de son combat pour les droits de l'homme, la liberté. Fondateur du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) avec Saïd Sadi, il en sera le numéro 2 mais il finira vite par démissionner considérant que la démocratie doit commencer d'abord à l'intérieur des partis. Il démissionnera aussi avec fracas du Sénat où il a été désigné sénateur dans le cadre du tiers présidentiel à l'époque du président Zeroual. La raison ? Il met en cause l'inefficacité de cette institution qui, dit-il, «ne sert qu'à dépenser l'argent du contribuable». C'est dire que celui qui a été des «deux côtés de la barrière» est resté iconoclaste, un trublion sur lequel se brisent les tentatives de récupération. Loin des partis politiques et des cercles du pouvoir, l'avocat Mokrane Aït Larbi ne mâche pas ses mots quand il parle de la justice où, dit-il, «les grands dossiers sont gérés par le pouvoir politique et les services de sécurité». Il en est ainsi de l'affaire Khalifa Airways, les milliards détournés par des personnalités encore en activité, voire même promues ! Il en appelle à un «débat général, préalable à toute réforme vers la démocratie» car, dit-il, «il est temps de laisser le peuple décider de son avenir en toute liberté». Il n'exclut pas l'éventualité d’un retour à l'action politique dans le cadre de la création d'un nouveau parti politique. Aguerri par un parcours de militantisme actif, l'avocat de la démocratie garde la tête froide. Mais il en appelle à la réanimation de la mouvance démocratique «eu égard à l'échec de ses dirigeants ». Optimiste, il assure : «Le peuple algérien est capable de construire un avenir meilleur» parce que, justement, il a su triompher de toutes les tyrannies... C'est toutes ces idées forces que nous développons dans cet entretien que Maître Mokrane Aït Larbi a bien voulu nous accorder à l'occasion de cette rentrée sociale.



Le Soir d’Algérie : La rentrée s’annonce chaude au double plan politique et social. Quelle lecture faites-vous des grèves cycliques et des émeutes récurrentes
-Mokrane Aït Larbi : C’est une rentrée comme ses précédentes qui se caractérise par l’absence de débat public, les atteintes aux libertés fondamentales et aux droits de l’Homme et par le silence des partis politiques. Au moment où les «problèmes» des spéculateurs, des rentiers, des responsables au niveau du pouvoir et des partis politiques se résument à trouver les moyens de dépenser l’argent de la rente pour des futilités telles que l’achat de 4X4 dernier cri pour leurs enfants, la majorité des Algériens est confrontée, au quotidien, aux problèmes du chômage, de logement, de santé, de scolarité des enfants, de transport et de sécurité. Le niveau de vie des Algériens est en baisse. Ceux qui travaillent bouclent les fins de mois avec 100 DA. A vous d’imaginer la vie d’un chômeur. Ce qui explique, en partie ce mécontentement général qui se manifeste par des grèves, des émeutes, l’occupation des administrations, le blocage des routes, les immolations, etc. Cette situation conduira inévitablement à des émeutes généralisées aux conséquences graves. Aux dirigeants donc de choisir de partir par la porte ou se retrouver dans une cage et sur une civière. Car, contrairement à ce que pensent nos «intelligents», ceci n’arrive pas qu’à Moubarak.


Des animateurs de la mouvance démocratique ont appelé à la reprise des marches pour un changement pacifique pour ce samedi 17 septembre. Sachant le faible impact des précédentes marches, croyez-vous en leur relance ou a contrario à leur inutilité ?
-«La mouvance démocratique » nécessite plus de la réanimation que d’animation. Je pense qu’il est temps de constater l’échec des dirigeants de cette «mouvance démocratique» depuis 1989, pour ne pas recommencer. Au lieu de se contenter de lancer des appels à des «marches pacifiques» et de les abandonner quelques semaines plus tard pour «déposer des plaintes» aux Nations-Unies, un travail de fond reste à faire, en commençant d’abord par démocratiser les partis politiques et les associations, en ouvrant un débat général sur les grandes questions qui interpellent tout militant démocrate, pour préparer un projet de réformes à opposer à celui du pouvoir.

Des personnalités à l’exemple du philosophe français Bernard-Henry Lévy soutiennent une «journée de la colère» en Algérie, prémices à un scénario à la tunisienne ou à l’égyptienne. Quels en sont les risques d’après vous ?
-Je pense que les Algériens sont suffisamment grands pour se prendre en charge et envisager eux-mêmes la voie à suivre pour un changement démocratique.

Kadhafi a été chassé du pouvoir et, partant, de Libye comme un vulgaire délinquant par l’Otan. Selon vous, assistons- nous à un renouveau du colonialisme sous d’autres formes ?
-Saddam et Kadhafi ont été chassés du pouvoir par des puissances. Ces mêmes puissances qui les avaient soutenus en leur fournissant le matériel nécessaire pour la répression. Et on se souvient tous de la fameuse déclaration de Madame Alliot- Marie qui a proposé au dictateur Ben Ali des méthodes «intelligentes » pour réprimer la révolution tunisienne. La France, l’Angleterre et les Etats-Unis ont toujours soutenu — et continuent à soutenir — les dictatures arabes et africaines, en échange du pétrole et d’autres matières premières. Aujourd’hui, ces mêmes puissances préfèrent des régimes «de bonne gouvernance » pour atteindre les mêmes objectifs. Elles servent, bien entendu, les intérêts de leurs peuples. C’est de bonne guerre mais, de grâce, qu’elles nous épargnent le discours sur la protection des civils et le changement démocratique car des dizaines de civils sont tués tous les jours en Palestine, en Syrie, au Yémen, au Bahreïn. Et il y a encore des dictateurs arabes et africains amis d’Obama, de David Cameron et de Sarkozy.


Au plan interne, les tensions sur le front social rendent la paix sociale précaire. La carotte et le bâton semblent être le moyen de gestion des revendications de la population. Cette confrontation population- pouvoir politique risquet-elle de dégénérer en l’absence d’un vrai débat sur l’avenir du pays ?
-Un débat général sur les grandes questions est un préalable à toute réforme vers la démocratie, car l’objectif des réformettes engagées depuis l’indépendance n’a jamais dépassé la protection des intérêts des différents groupes du pouvoir et le maintien du système mis en place au nom du peuple sans lui donner la parole. Nous constatons que depuis l’indépendance, le pouvoir n’a pas cessé de parler au peuple. Et aujourd’hui, il est temps d’écouter ce peuple et de le laisser décider de son avenir en toute liberté et en connaissance de cause.


A Hydra, les riverains du parc Bois des Pins ont été violemment réprimés pour une histoire de parking, et à Bordj Menaël parce que les citoyens se sont opposés à la création d’une décharge publique. Vous attendez-vous à la répétition de scénarios similaires qui prennent des allures de déni de droit et de justice ?
-A Hydra ou à Freha, le citoyen n’a que les services répressifs comme interlocuteur. En l’absence des institutions et de l’Etat, des citoyens essayent de s’organiser pour préserver des droits élémentaires. Le pouvoir a toujours répondu à ces revendications par l’envoi de milliers de policiers antiémeutes sous prétexte de maintenir l’ordre public. Or, cet ordre public est troublé au quotidien par des comportements irresponsables de maires, de walis, de ministres, d’officiers de police, etc. Face à l’arbitraire, aux atteintes aux droits et libertés et à l’injustice, les Algériens ont le droit de s’organiser comme ils peuvent. Pour aller vers l’essentiel, l’Etat et ses institutions doivent assumer leurs responsabilités au quotidien dans le cadre du droit et du respect des libertés fondamentales.


Concernant justement la justice à laquelle vous avez consacré un livre, est-elle toujours aussi éloignée du palais ?
-Les petites infractions de droit commun et le litige entre particuliers sont laissés généralement au magistrat. Mais les grands dossiers sont toujours gérés par le pouvoir politique et les services de sécurité. Sinon comment expliquer des plaintes sans suite déposées par des citoyens contre des responsables et des parlementaires? Comment expliquer le fait que de hauts responsables politiques, cités dans des affaires de corruption et dénoncés par la presse, ne soient pas poursuivis ? Le comble est que certains d’entre eux ont obtenu des promotions ! Pourquoi la Cour suprême n’a-t-elle pas encore statué sur les pourvois en cassation dans l’affaire Khalifa ? Pourtant les intéressés étaient sommés de déposer les mémoires pendant les vacances judiciaires en août 2007 et ces mémoires ont été déposés par leurs avocats dans les délais. Et à l’occasion, où en est-on avec le dossier pénal de Khalifa Airways ?


Vous avez dénoncé le non-respect des droits de la défense, l’instrumentalisation de la justice du fait d’ordres venus d’en haut dans des affaires délicates dont certaines attendent d’être jugées (Sonatrach, malversations dans l’autoroute Est-Ouest, affaire des détournements d’argent en milliards). Faut-il désespérer de leur aboutissement un jour ?
-Etant constitué dans ces affaires et étant donné que la justice n’a pas encore statué sur le fond, ma réponse ne sera donnée qu’à l’audience publique du tribunal.


Etat de droit, indépendance de la justice, l’état des lieux a-t-il enregistré quelques avancées ces dernières décennies ?
-La notion de l’Etat de droit en Algérie n’est qu’un discours. Les responsables au sommet de l’Etat pensent qu’ils sont investis d’une mission suprême que les autres Algériens sont incapables d’assumer et pour cela, ils se placent au-dessus des lois. Quant à l’indépendance de la justice, elle n’existe à mon avis que dans le discours de l’ouverture de l’année judiciaire. Il y a, certes, des améliorations dans les textes mais à quoi sert de mentionner dans un texte de loi l’inamovibilité des magistrats du siège quand cette loi permet la mutation d’un juge quelles que soient son ancienneté et sa fonction, pour «une bonne administration de la justice» ? On est très loin de l’Etat de droit et de l’indépendance de la justice, et je pèse mes mots.


Cela nous renvoie à la commission chargée des réformes politiques de Abdelkader Bensalah, qui a reçu beaucoup de monde de la société politique et civile. Quelle crédibilité accordez-vous à ces consultations et à quels résultats vous attendez-vous ?
-Il ne s’agit pas de Ben Salah ou de sa commission. C’est la méthode que je remets en cause. Car toute réforme sérieuse doit passer par un débat public pour réformer selon la volonté du peuple. Non seulement certaines personnes reçues par la commission ne représentent rien dans la société mais elles ne savent même pas de quoi elles parlent.


Ces réformes politiques voulues par le président Bouteflika interviennent visiblement sous la pression des «révolutions arabes» et des revendications de changement démocratique. Seraient-elles finalement que des effets d’annonce ?
-Par ces réformes, le pouvoir cherche à gagner du temps en exploitant le sentiment d’insécurité, le drame de ces vingt dernières années et le sens des responsabilités du peuple, qui ne veut plus revivre cela. Le système mis en place depuis l’indépendance a pu se maintenir malgré les événements d’Octobre 1988, en manipulant des dirigeants islamistes et démocrates. Mais ces méthodes ne peuvent pas être éternelles.



Des partis et des personnalités ont rejeté l’invitation de la commission parce qu’ils ne croient pas à la capacité du système de se réformer par lui-même au risque de se «suicider ».
-Chacun est libre de ses actes et chaque parti politique a ses raisons de répondre ou ne pas répondre à l’invitation de la commission.


Loi fondamentale, Assemblée nationale sont les thèmes forts des débats en cours. Pour quel type de régime penchez-vous, connaissant votre hostilité au Sénat qui, je vous cite, «ne sert qu’à dépenser l’argent du contribuable » et duquel d’ailleurs vous avez démissionné dans le cadre du tiers présidentiel du temps de Liamine Zeroual ?
-A part quelques articles dans la presse, je ne vois aucun débat dans la société sur ces questions. Car un vrai débat nécessite l’ouverture des médias lourds, de la presse écrite et des salles dans tout le pays pour débattre en toute liberté dans le respect de l’autre. Et ce n’est pas pour demain. Pour ma part, je suis pour un système démocratique qui donnera la parole au peuple pour choisir ses gouvernants en toute liberté après un débat sur les questions de fond qui restent en suspens depuis juin 1991. A partir de là, opter pour un régime présidentiel, présidentialiste ou parlementaire est un luxe qu’on ne peut pas se permettre dans un pays où un droit banal comme l’obtention d’un passeport ou l’accès à un poste de responsabilité ne peut s’obtenir qu’avec l’accord des services de sécurité.


Maître Mokrane Aït larbi, militant des droits de l’Homme, homme politique qui dit haut ce qu’il pense, vous êtes très médiatisé et présent sur la scène politique. Est-ce un avantage ou un inconvénient dans la défense des justiciables ?
-Ni l’un ni l’autre. J’exerce ma profession d’avocat en toute indépendance et j’essaie de le faire en professionnel. Pour rappel, même quand j’étais avocat stagiaire non médiatisé, j’ai défendu des militants politiques de toutes les tendances et des syndicalistes avec dévouement et détermination. Et depuis, je ne demande aux juridictions que le respect de la loi, des droits de la défense et de la dignité des accusés, qui sont présumés innocents.


On dit que le juge craint l’avocat que vous êtes
-Entre les juges et moi, il y a un respect réciproque. Croyez-moi, il y a des magistrats courageux respectés et respectables.


Doit-on s’attendre à un «come-back» du militant ?
-Ce n’est pas à exclure.


Quels sont vos projets futurs ? Un livre ? Un parti politique ?
-Pourquoi pas les deux ?


Vous posez-vous la question de quoi sera fait demain ?
-Le peuple algérien, qui a résisté à la tyrannie, à la dictature, au colonialisme, au système de parti unique et au terrorisme est capable de construire un avenir meilleur et de défendre ses droits et ses libertés.


Plutôt satisfait de votre parcours depuis le Printemps berbère
-J’ai fait ma première grève de la faim et ma première grève du cartable à l’âge de 15 ans. Et depuis ma majorité, je n’ai pas cessé de défendre les causes justes en fonction de mes moyens. J’ai milité pour la reconnaissance de la langue et la culture berbères et le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Et aujourd’hui, j’ai la conscience tranquille.


Quelques mots sur ce qui vous motive dans votre métier d’avocat et ce qui vous attriste ?
-La joie et la tristesse sont le quotidien de l’avocat pénaliste confronté à des drames humains d’accusés à tort et de victimes réelles. Je ressens une satisfaction à chaque fois que j’arrive à faire acquitter un innocent et une forte colère lorsqu’un innocent est condamné à une peine de prison et qu’on ne peut rien faire pour lui.

B. T.
Le Soir d'Algérie, 18 Septembre 2011.

2 commentaires :

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