Entretien réalisé
par Brahim Taouchichet
L'évocation du nom de Mokrane Aït Larbi nous renvoie aux frondeurs de la revendication culturelle berbère. Il a fait partie de ceux qui ont connu la prison dans toute sa rigueur. Ainsi, en février 1985, il est parmi les sept activistes appréhendés par la sécurité militaire parce qu’ils ont voulu prendre la parole lors du séminaire à Tizi Ouzou sur l’écriture de l’histoire de la Wilaya III. En août 1985 également, il est jeté en prison en tant que membre de la première Ligue des droits de l’homme de Ali Yahia Abdenour. Il est déporté dans le Sud en décembre 1986 pour s’être constitué avocat des émeutiers de Constantine et enfin lorsque la Ligue algérienne des droits de l’homme a été affiliée à la FIDH (Fédération internationale des droits de l’homme).
Il nous faut de
rappeler que c'est à 15 ans que Mokrane fait son baptême du feu de son
engagement politique avec la grève de la faim et la «grève du cartable».
Justice, démocratie seront toujours les maîtres mots de son combat pour
les droits de l'homme, la liberté. Fondateur du Rassemblement pour la
culture et la démocratie (RCD) avec Saïd Sadi, il en sera le numéro 2
mais il finira vite par démissionner considérant que la démocratie doit
commencer d'abord à l'intérieur des partis. Il démissionnera aussi avec
fracas du Sénat où il a été désigné sénateur dans le cadre du tiers
présidentiel à l'époque du président Zeroual. La raison ? Il met en
cause l'inefficacité de cette institution qui, dit-il, «ne sert qu'à
dépenser l'argent du contribuable». C'est dire que celui qui a été des
«deux côtés de la barrière» est resté iconoclaste, un trublion sur
lequel se brisent les tentatives de récupération. Loin des partis
politiques et des cercles du pouvoir, l'avocat Mokrane Aït Larbi ne
mâche pas ses mots quand il parle de la justice où, dit-il, «les grands
dossiers sont gérés par le pouvoir politique et les services de
sécurité». Il en est ainsi de l'affaire Khalifa Airways, les milliards
détournés par des personnalités encore en activité, voire même promues !
Il en appelle à un «débat général, préalable à toute réforme vers la
démocratie» car, dit-il, «il est temps de laisser le peuple décider de
son avenir en toute liberté». Il n'exclut pas l'éventualité d’un retour
à l'action politique dans le cadre de la création d'un nouveau parti
politique. Aguerri par un parcours de militantisme actif, l'avocat de la
démocratie garde la tête froide. Mais il en appelle à la réanimation de
la mouvance démocratique «eu égard à l'échec de ses dirigeants ».
Optimiste, il assure : «Le peuple algérien est capable de construire un
avenir meilleur» parce que, justement, il a su triompher de toutes les
tyrannies... C'est toutes ces idées forces que nous développons dans cet
entretien que Maître Mokrane Aït Larbi a bien voulu nous accorder à
l'occasion de cette rentrée sociale.
Le Soir d’Algérie : La rentrée s’annonce chaude au double plan
politique et social. Quelle lecture faites-vous des grèves cycliques et
des émeutes récurrentes
-Mokrane Aït Larbi : C’est une rentrée comme ses précédentes qui se
caractérise par l’absence de débat public, les atteintes aux libertés
fondamentales et aux droits de l’Homme et par le silence des partis
politiques. Au moment où les «problèmes» des spéculateurs, des rentiers,
des responsables au niveau du pouvoir et des partis politiques se
résument à trouver les moyens de dépenser l’argent de la rente pour des
futilités telles que l’achat de 4X4 dernier cri pour leurs enfants, la
majorité des Algériens est confrontée, au quotidien, aux problèmes du
chômage, de logement, de santé, de scolarité des enfants, de transport
et de sécurité. Le niveau de vie des Algériens est en baisse. Ceux qui
travaillent bouclent les fins de mois avec 100 DA. A vous d’imaginer la
vie d’un chômeur. Ce qui explique, en partie ce mécontentement général
qui se manifeste par des grèves, des émeutes, l’occupation des
administrations, le blocage des routes, les immolations, etc. Cette
situation conduira inévitablement à des émeutes généralisées aux
conséquences graves. Aux dirigeants donc de choisir de partir par la
porte ou se retrouver dans une cage et sur une civière. Car,
contrairement à ce que pensent nos «intelligents», ceci n’arrive pas
qu’à Moubarak.
Des animateurs de la mouvance démocratique ont appelé à la reprise
des marches pour un changement pacifique pour ce samedi 17 septembre.
Sachant le faible impact des précédentes marches, croyez-vous en leur
relance ou a contrario à leur inutilité ?
-«La mouvance démocratique » nécessite plus de la réanimation que
d’animation. Je pense qu’il est temps de constater l’échec des
dirigeants de cette «mouvance démocratique» depuis 1989, pour ne pas
recommencer. Au lieu de se contenter de lancer des appels à des «marches
pacifiques» et de les abandonner quelques semaines plus tard pour
«déposer des plaintes» aux Nations-Unies, un travail de fond reste à
faire, en commençant d’abord par démocratiser les partis politiques et
les associations, en ouvrant un débat général sur les grandes questions
qui interpellent tout militant démocrate, pour préparer un projet de
réformes à opposer à celui du pouvoir.
Des personnalités à l’exemple du philosophe français Bernard-Henry Lévy
soutiennent une «journée de la colère» en Algérie, prémices à un
scénario à la tunisienne ou à l’égyptienne. Quels en sont les risques
d’après vous ?
-Je pense que les Algériens sont suffisamment grands pour se prendre en
charge et envisager eux-mêmes la voie à suivre pour un changement
démocratique.
Kadhafi a été chassé du pouvoir et, partant, de Libye comme un vulgaire
délinquant par l’Otan. Selon vous, assistons- nous à un renouveau du
colonialisme sous d’autres formes ?
-Saddam et Kadhafi ont été chassés du pouvoir par des puissances. Ces
mêmes puissances qui les avaient soutenus en leur fournissant le
matériel nécessaire pour la répression. Et on se souvient tous de la
fameuse déclaration de Madame Alliot- Marie qui a proposé au dictateur
Ben Ali des méthodes «intelligentes » pour réprimer la révolution
tunisienne. La France, l’Angleterre et les Etats-Unis ont toujours
soutenu — et continuent à soutenir — les dictatures arabes et
africaines, en échange du pétrole et d’autres matières premières.
Aujourd’hui, ces mêmes puissances préfèrent des régimes «de bonne
gouvernance » pour atteindre les mêmes objectifs. Elles servent, bien
entendu, les intérêts de leurs peuples. C’est de bonne guerre mais, de
grâce, qu’elles nous épargnent le discours sur la protection des civils
et le changement démocratique car des dizaines de civils sont tués tous
les jours en Palestine, en Syrie, au Yémen, au Bahreïn. Et il y a encore
des dictateurs arabes et africains amis d’Obama, de David Cameron et de
Sarkozy.
Au plan interne, les tensions sur le front social rendent la paix
sociale précaire. La carotte et le bâton semblent être le moyen de
gestion des revendications de la population. Cette confrontation
population- pouvoir politique risquet-elle de dégénérer en l’absence
d’un vrai débat sur l’avenir du pays ?
-Un débat général sur les grandes questions est un préalable à toute
réforme vers la démocratie, car l’objectif des réformettes engagées
depuis l’indépendance n’a jamais dépassé la protection des intérêts des
différents groupes du pouvoir et le maintien du système mis en place au
nom du peuple sans lui donner la parole. Nous constatons que depuis
l’indépendance, le pouvoir n’a pas cessé de parler au peuple. Et
aujourd’hui, il est temps d’écouter ce peuple et de le laisser décider
de son avenir en toute liberté et en connaissance de cause.
A Hydra, les riverains du parc Bois des Pins ont été violemment
réprimés pour une histoire de parking, et à Bordj Menaël parce que les
citoyens se sont opposés à la création d’une décharge publique. Vous
attendez-vous à la répétition de scénarios similaires qui prennent des
allures de déni de droit et de justice ?
-A Hydra ou à Freha, le citoyen n’a que les services répressifs comme
interlocuteur. En l’absence des institutions et de l’Etat, des citoyens
essayent de s’organiser pour préserver des droits élémentaires. Le
pouvoir a toujours répondu à ces revendications par l’envoi de milliers
de policiers antiémeutes sous prétexte de maintenir l’ordre public. Or,
cet ordre public est troublé au quotidien par des comportements
irresponsables de maires, de walis, de ministres, d’officiers de police,
etc. Face à l’arbitraire, aux atteintes aux droits et libertés et à
l’injustice, les Algériens ont le droit de s’organiser comme ils
peuvent. Pour aller vers l’essentiel, l’Etat et ses institutions doivent
assumer leurs responsabilités au quotidien dans le cadre du droit et du
respect des libertés fondamentales.
Concernant justement la justice à laquelle vous avez consacré un
livre, est-elle toujours aussi éloignée du palais ?
-Les petites infractions de droit commun et le litige entre
particuliers sont laissés généralement au magistrat. Mais les grands
dossiers sont toujours gérés par le pouvoir politique et les services de
sécurité. Sinon comment expliquer des plaintes sans suite déposées par
des citoyens contre des responsables et des parlementaires? Comment
expliquer le fait que de hauts responsables politiques, cités dans des
affaires de corruption et dénoncés par la presse, ne soient pas
poursuivis ? Le comble est que certains d’entre eux ont obtenu des
promotions ! Pourquoi la Cour suprême n’a-t-elle pas encore statué sur
les pourvois en cassation dans l’affaire Khalifa ? Pourtant les
intéressés étaient sommés de déposer les mémoires pendant les vacances
judiciaires en août 2007 et ces mémoires ont été déposés par leurs
avocats dans les délais. Et à l’occasion, où en est-on avec le dossier
pénal de Khalifa Airways ?
Vous avez dénoncé le non-respect des droits de la défense,
l’instrumentalisation de la justice du fait d’ordres venus d’en haut
dans des affaires délicates dont certaines attendent d’être jugées (Sonatrach,
malversations dans l’autoroute Est-Ouest, affaire des détournements
d’argent en milliards). Faut-il désespérer de leur aboutissement un jour
?
-Etant constitué dans ces affaires et étant donné que la justice n’a pas
encore statué sur le fond, ma réponse ne sera donnée qu’à l’audience
publique du tribunal.
Etat de droit, indépendance de la justice, l’état des lieux a-t-il
enregistré quelques avancées ces dernières décennies ?
-La notion de l’Etat de droit en Algérie n’est qu’un discours. Les
responsables au sommet de l’Etat pensent qu’ils sont investis d’une
mission suprême que les autres Algériens sont incapables d’assumer et
pour cela, ils se placent au-dessus des lois. Quant à l’indépendance de
la justice, elle n’existe à mon avis que dans le discours de l’ouverture
de l’année judiciaire. Il y a, certes, des améliorations dans les textes
mais à quoi sert de mentionner dans un texte de loi l’inamovibilité des
magistrats du siège quand cette loi permet la mutation d’un juge quelles
que soient son ancienneté et sa fonction, pour «une bonne administration
de la justice» ? On est très loin de l’Etat de droit et de
l’indépendance de la justice, et je pèse mes mots.
Cela nous renvoie à la commission chargée des réformes politiques de
Abdelkader Bensalah, qui a reçu beaucoup de monde de la société
politique et civile. Quelle crédibilité accordez-vous à ces
consultations et à quels résultats vous attendez-vous ?
-Il ne s’agit pas de Ben Salah ou de sa commission. C’est la méthode que
je remets en cause. Car toute réforme sérieuse doit passer par un débat
public pour réformer selon la volonté du peuple. Non seulement certaines
personnes reçues par la commission ne représentent rien dans la société
mais elles ne savent même pas de quoi elles parlent.
Ces réformes politiques voulues par le président Bouteflika
interviennent visiblement sous la pression des «révolutions arabes» et
des revendications de changement démocratique. Seraient-elles finalement
que des effets d’annonce ?
-Par ces réformes, le pouvoir cherche à gagner du temps en exploitant le
sentiment d’insécurité, le drame de ces vingt dernières années et le
sens des responsabilités du peuple, qui ne veut plus revivre cela. Le
système mis en place depuis l’indépendance a pu se maintenir malgré les
événements d’Octobre 1988, en manipulant des dirigeants islamistes et
démocrates. Mais ces méthodes ne peuvent pas être éternelles.
Des partis et des personnalités ont rejeté l’invitation de la commission
parce qu’ils ne croient pas à la capacité du système de se réformer par
lui-même au risque de se «suicider ».
-Chacun est libre de ses actes et chaque parti politique a ses raisons de
répondre ou ne pas répondre à l’invitation de la commission.
Loi fondamentale, Assemblée nationale sont les thèmes forts des
débats en cours. Pour quel type de régime penchez-vous, connaissant
votre hostilité au Sénat qui, je vous cite, «ne sert qu’à dépenser
l’argent du contribuable » et duquel d’ailleurs vous avez démissionné
dans le cadre du tiers présidentiel du temps de Liamine Zeroual ?
-A part quelques articles dans la presse, je ne vois aucun débat dans la
société sur ces questions. Car un vrai débat nécessite l’ouverture des
médias lourds, de la presse écrite et des salles dans tout le pays pour
débattre en toute liberté dans le respect de l’autre. Et ce n’est pas
pour demain. Pour ma part, je suis pour un système démocratique qui
donnera la parole au peuple pour choisir ses gouvernants en toute
liberté après un débat sur les questions de fond qui restent en suspens
depuis juin 1991. A partir de là, opter pour un régime présidentiel,
présidentialiste ou parlementaire est un luxe qu’on ne peut pas se
permettre dans un pays où un droit banal comme l’obtention d’un
passeport ou l’accès à un poste de responsabilité ne peut s’obtenir
qu’avec l’accord des services de sécurité.
Maître Mokrane Aït larbi, militant des droits de l’Homme, homme
politique qui dit haut ce qu’il pense, vous êtes très médiatisé et
présent sur la scène politique. Est-ce un avantage ou un inconvénient
dans la défense des justiciables ?
-Ni l’un ni l’autre. J’exerce ma profession d’avocat en toute
indépendance et j’essaie de le faire en professionnel. Pour rappel, même
quand j’étais avocat stagiaire non médiatisé, j’ai défendu des militants
politiques de toutes les tendances et des syndicalistes avec dévouement
et détermination. Et depuis, je ne demande aux juridictions que le
respect de la loi, des droits de la défense et de la dignité des
accusés, qui sont présumés innocents.
On dit que le juge craint l’avocat que vous êtes
-Entre les juges et moi, il y a un respect réciproque. Croyez-moi, il
y a des magistrats courageux respectés et respectables.
Doit-on s’attendre à un «come-back» du militant ?
-Ce n’est pas à exclure.
Quels sont vos projets futurs ? Un livre ? Un parti politique ?
-Pourquoi pas les deux ?
Vous posez-vous la question de quoi sera fait demain ?
-Le peuple algérien, qui a résisté à la tyrannie, à la dictature, au
colonialisme, au système de parti unique et au terrorisme est capable de
construire un avenir meilleur et de défendre ses droits et ses libertés.
Plutôt satisfait de votre parcours depuis le Printemps berbère
-J’ai fait ma première grève de la faim et ma première grève du cartable
à l’âge de 15 ans. Et depuis ma majorité, je n’ai pas cessé de défendre
les causes justes en fonction de mes moyens. J’ai milité pour la
reconnaissance de la langue et la culture berbères et le respect des
droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Et aujourd’hui, j’ai
la conscience tranquille.
Quelques mots sur ce qui vous motive dans votre métier d’avocat et ce
qui vous attriste ?
-La joie et la tristesse sont le quotidien de l’avocat pénaliste
confronté à des drames humains d’accusés à tort et de victimes réelles.
Je ressens une satisfaction à chaque fois que j’arrive à faire acquitter
un innocent et une forte colère lorsqu’un innocent est condamné à une
peine de prison et qu’on ne peut rien faire pour lui.
B. T.
Le Soir d'Algérie, 18 Septembre 2011.
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