Par le
Dr Ahmed Benbitour
La Nation est en danger et le pays est à la dérive, sous l’effet de l’accumulation d’un certain nombre de maux qui s’autoalimentent mutuellement, rendant inévitables l’explosion sociale et l’installation de la violence comme seul moyen de règlement des conflits entre individus, entre groupes d’individus et entre groupes d’individus et le pouvoir.
Après étude des expériences de l’Algérie, des pays d’Amérique latine, de l’Europe du Sud (Espagne, Portugal, Grèce), de l’Europe de l’Est et de l’Asie, nous pouvons retenir trois hypothèses de travail, fiables :
Après étude des expériences de l’Algérie, des pays d’Amérique latine, de l’Europe du Sud (Espagne, Portugal, Grèce), de l’Europe de l’Est et de l’Asie, nous pouvons retenir trois hypothèses de travail, fiables :
(I) Le régime algérien travaille à sa propre destruction ; mais avec la rente, le chemin de la dérive est lent. Du fait de la lenteur de ce processus, lorsque le système se détruit, il détruit avec lui toute la société par un mélange détonnant de pauvreté, de chômage chez les jeunes, de corruption et de perte de la morale collective. La perte de la morale collective, c’est une Algérie qui perd ses valeurs humanistes les plus précieuses, connaît un incivisme généralisé, intériorise la violence, la prédation et la corruption comme un mode de fonctionnement normal. La généralisation de la corruption à tous les secteurs d’activité, c’est un cheminement prévisible qui mène au gaspillage des ressources nationales, plus particulièrement, la fuite du capital humain vers l’étranger et l’exploitation irrationnelle des hydrocarbures. Ce cheminement a commencé avec la petite corruption au niveau des bureaucrates et des petits fonctionnaires. Ensuite, c’est la grande corruption qui se manifeste par des scandales financiers lors des passations de contrats de réalisation de projets d’infrastructures, de l’achat des équipements collectifs et de prêts bancaires. C’est alors l’entrée en jeu de hauts responsables et des «nouveaux riches». Ils voudront monnayer leur richesse mal acquise par le maintien du pouvoir entre leurs mains. L’accès au pouvoir, dans un tel système, est le moyen le plus efficace pour l’enrichissement aujourd’hui et demain. C’est alors l’accaparement de l’Etat. La pauvreté, c’est le manque d’opportunité pour utiliser sa force de travail et son savoir-faire pour s’assurer d’un revenu décent. C’est aussi le manque de capacité d’accès à l’école et à la santé. De même le manque de sécurité face à la violence, aux chocs économiques, aux désastres et aux calamités naturelles. C’est enfin, le manque de voix, le manque de pouvoir pour influencer les débats et les décisions ainsi que le contrôle et l’allocation des ressources.
(II) Le changement pacifique recherché ne peut venir de l’intérieur du système, ni des institutions officielles entièrement soumises au contrôle du pouvoir en place (Parlement, partis politiques de l’Alliance ou de l’opposition), ni de la société civile telle qu’elle a été organisée par le pouvoir (associations satellites transformées en relais durant les périodes électorales). Il ne viendra pas davantage via l’agenda gouvernemental actuel (élections, référendum, assemblée ad hoc…). Le changement ne vient de l’intérieur que dans des situations tout à fait exceptionnelles, où sont réunis trois facteurs : (i) une pression forte et croissante de la société et qui dure (ii) une alliance stratégique des forces du changement (iii) un événement déclencheur.
(III) La décennie 2010-2020 enregistrera la dérive de l’Etat algérien de sa situation actuelle de défaillance vers une nouvelle situation de déliquescence. Un Etat déliquescent est un Etat chaotique, ingouvernable. Face à une telle conviction, le choix est clair :
- ne rien faire et subir le changement avec tous les risques de dérapage, ou bien
- préparer ce changement dans le calme et la sérénité pour placer le pays dans la voie du progrès et de la prospérité. Nous avons choisi la solution de la mobilisation pacifique pour le changement.
Pour réussir le changement, il faut réunir trois facteurs :
- Une pression des citoyens forte, croissante et durable sur le pouvoir en place pour réclamer le changement du système de gouvernance et pas seulement le changement des dirigeants,
- Une alliance stratégique entre les forces du changement pour construire une capacité viable de propositions, de négociations et de mise en œuvre du changement,
- Un événement déclencheur.
Les expériences tunisienne et égyptienne de ce début de l’année 2011 permettent de tirer un certain nombre de conclusions qui pourront dessiner les hypothèses fiables pour réunir ces facteurs. Il s’agit de quatre leçons qui définissent quatre hypothèses de travail.
1. Des citoyens réunis avec persévérance en un endroit stratégique de la ville, sans leaders, sans programme politique préétabli et face à des forces de répression importantes, sont capables de faire partir les symboles du régime et en premier lieu le chef de l’Etat. D’où la première hypothèse : quelle que soit l’ampleur des moyens mobilisés pour imposer l’autocratie, les citoyens sont capables d’amorcer le changement et faire partir les symboles du régime.
2. Les dirigeants actuels ne peuvent plus bénéficier du paradis de l’exil. Il y avait l’hypothèse que les dirigeants peuvent quitter le pays en cas de tensions intenables et aller profiter des avoirs qu’ils ont frauduleusement placés à l’étranger. Ceci n’est plus possible, ni pour eux, ni pour leur famille, ni pour leurs collaborateurs proches. De même qu’ils ne peuvent plus bénéficier des soutiens bienveillants des puissances internationales, qui ont fini par comprendre que leurs intérêts se situaient du côté du peuple et non du côté des autocrates. La peur s’est déplacée de chez les citoyens vers les autocrates. D’où la deuxième hypothèse : Les autocrates se trouvent aujourd’hui face à une pression multiple, de la société, de leurs familles, de leurs collaborateurs proches et des puissances internationales.
3. Les expériences tunisienne et égyptienne ont démontré que quelle que soit l’ampleur des gratifications des autocrates en direction des forces armées et des forces de l’ordre, celles-ci s’alignent en dernière instance sur leur peuple et non du côté des autocrates. D’où la troisième hypothèse : les forces armées et les forces de l’ordre se rallieront aux forces du changement immanquablement.
4. Les instruments des nouvelles technologies de l’informatique et des communications NTIC (Facebook, internet …) ont joué un rôle de premier plan dans la mobilisation des citoyens pour le changement et sont accessibles à notre jeunesse en tout temps et en tous lieux. D’où la quatrième hypothèse : les instruments virtuels NTIC sont accessibles à une grande majorité de notre jeunesse et sont un moyen très efficace de mobilisation pacifique pour le changement.
Avec ces quatre hypothèses solides parce que construites à partir d’expériences vécues, à savoir la capacité des citoyens à changer le régime, les pressions multiformes exercées sur les tenants du pouvoir, la neutralité positive sinon encourageante des forces armées et des forces de l’ordre et l’accès facile aux instruments nouveaux de mobilisation, nous savons la voie à suivre pour réunir le premier facteur du changement : la pression de la société. Mais il faut bien noter que ces quatre hypothèses nous offrent les moyens d’amorcer le changement, mais pas ceux de le réaliser. Autrement dit, nous savons ce qu’il faut faire pour le départ des symboles du régime, notamment le chef de l’Etat, mais nous n’avons pas encore le mode de gestion du changement. Nous avons la condition nécessaire pour amorcer le changement, mais elle n’est pas suffisante pour le concrétiser. En réalité, une telle fin de règne est très coûteuse pour les autocrates et aléatoire pour le changement. Elle est très coûteuse pour les autocrates : Kadhafi a perdu ses fils dans la bataille, Abdallah Ali Nacer a subi des dommages corporels importants, Moubarak a été humilié par une apparition dans une cage, en face des juges. Tous les autocrates ont vu leurs avoirs, ceux des membres de leurs familles et ceux de leurs proches collaborateurs, saisis à l’étranger. Donc pour leurs propres intérêts et leur propre sauvegarde, ils n’ont aucun avantage à laisser faire et voir la situation sécuritaire leur échapper. Elle est aléatoire pour la réalisation du changement. Dès le début, les autorités en place, après le départ du chef de l’Etat, se trouvent devant un enjeu contradictoire :
- Aller rapidement vers des élections pour installer un gouvernement légitime capable de mettre en œuvre une stratégie du changement ; mais,
- Elles ont besoin de temps pour réaliser un accord avec des forces disparates sur les principes de base qui doivent définir le nouveau système politique. D’où le report des dates prévues pour les élections. C’était le cas aussi bien en Tunisie qu’en Égypte. Plus le temps passe, plus le nouveau gouvernement perd de sa légitimité, plus le danger de s’installer à nouveau dans l’autocratie commence à se répandre à travers la société. C’est alors, le retour à la rue avec des situations de plus en plus chaotiques ! En réalité, le désir des autorités des pays non encore engagés dans le changement de voir l’échec de la mise en place du changement en Tunisie et en Égypte. Mais il faut bien noter que ces difficultés ne sont pas inhérentes au processus du changement imposé par la société. C’est la faute des autocrates qui n’ont pas su aménager une voie de sortie, sécurisée pour eux-mêmes et favorable à la réussite du changement dans l’intérêt du pays. D’où l’importance de la construction du deuxième facteur, à savoir la création des conditions d’alliance entre les forces du changement pour définir une capacité de propositions, de négociations et de mise en œuvre.
La construction d’alliance s’impose comme une solution viable, parce que :
- Après vingt années de divisions idéologiques qui nous ont dressés politiquement, physiquement, moralement et intellectuellement les uns contre les autres, les blessures sont encore profondes et douloureuses au sein de notre société,
- L’incapacité de courants politiques continuellement divisés à proposer une alternative crédible risque de provoquer la lassitude et la démotivation d’une population fatiguée et désabusée.
- Les tentatives répétées de fractionnement, divisions et manipulations de la part de certaines franges du pouvoir, rendent impossible un travail d’union des forces du changement dans le court terme. Il faut, par conséquent, bien noter que, l’appel à l’alliance ne signifie ni fusion, ni union, mais la mise en commun des moyens de mobilisation pacifique pour le changement. C’est un appel à une coopération «gagnant-gagnant». Les associations et partis participant aux coordinations et alliances conservent leur autonomie. A l’issue de la période de transition, chaque partie sera libre de se lancer seul ou dans des alliances dans les futures compétitions électorales. Quant au troisième facteur, à savoir l’événement déclencheur, il est difficile d’en prévoir l’avènement avec précision. Les conditions de son apparition sont variées. En Indonésie, l’événement déclencheur est intervenu à la suite d’une grève massive des étudiants, à la suite de l’augmentation des prix des produits dérivés des hydrocarbures à la pompe et donc du coût du transport ! Les grèves ont commencé dans les universités à l’intérieur du pays ; puis les étudiants en grève ont convergé vers la capitale. Leur rassemblement par milliers à Jakarta pendant plusieurs jours a fait intervenir le commandement militaire qui a demandé au général Suharto de quitter ses fonctions, après 32 ans d’exercice de pouvoir autocrate. En Espagne, c’était la mort du dictateur Franco. En Tunisie, c’était l’immolation par le feu du jeune Bouazizi. En Égypte, c’était l’exemple tunisien qui a servi de déclencheur à la forte mobilisation. En Algérie, cela aurait pu être les émeutes du 5 Janvier 2011 ; mais les deux autres facteurs, surtout celui de l’alliance stratégique entre les forces du changement, n’étaient pas réunis. Face à ces facteurs du changement, le pouvoir s’appuie sur trois ingrédients :
- La démocratie de façade et la politique du faire semblant pour plaire aux puissances étrangères et tromper l’opinion internationale,
- Le pari sur la division des forces du changement et la faible mobilisation politique de la population,
- L’utilisation de la rente et de la prédation pour acheter la population par des concessions et des mesures démagogiques, en puisant dans les réserves d’hydrocarbures non renouvelables au détriment des générations futures. Mais il faut bien noter que l’autisme du pouvoir d’un côté et le mécontentement grandissant de la société de l’autre, nourrissent la double violence de la rue et des autorités, qui font que la situation peut devenir insoutenable à tout moment. D’où l’urgence et la nécessité de construire les alliances stratégiques entre les différentes forces du changement, afin de prévenir la dérive et le chaos. C’est l’objectif primordial de notre travail à la mobilisation pacifique pour le changement. Pour les autorités en place, le choix est clair :
- Laisser faire et vendre des réformes cosmétiques et alors, ils subiront ce qu’ont subi les dirigeants de Tunisie, d’Égypte, de Libye, de Syrie et du Yémen, en mettant le pays dans le chaos.
- Etre partie prenante de la préparation du changement en négociant avec les forces du changement une feuille de route et un agenda pour la mise en œuvre du changement du système de gouvernance. C’est la concrétisation d’une période de transition.
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