mercredi 14 novembre 2012

Le sociologue Nacer Djabi : «Quand de hauts responsables vont en France, ils ne voyagent pas mais rentrent chez eux»

-Quel rapport entretient, selon vous, le ministre, en particulier, et le commis de l’Etat, en général, avec l’argent, le confort et les privilèges. Dans votre ouvrage Al Wazir Al Jazaïri, Oussoul Oua Massarat (le ministre algérien, origine et trajectoire)n vous insistiez sur les origines «paysannes» de l’élite ministérielle.Comment interfèrent-elles sur ce rapport ?
-Dans cet ouvrage, je n’ai pas traité la relation du ministre avec l’argent sachant que la question est sensible au sein de la société algérienne, surtout quand cet argent rime avec politique. La société algérienne n’a pas encore résolu ses conflits historiques avec l’argent, considéré avec beaucoup d’hypocrisie, aimé et adulé, convoité légalement et illégalement mais appelé par ailleurs «wassekh edounia», «souillure de ce bas monde».
Le modèle économique (rentier) et politique (Etat centralisateur) explique beaucoup des comportements et relations de l’élite, dans sa configuration large, vis-à-vis de l’argent. Des paramètres liés notamment à la situation familiale entrent en jeu. L’étude a démontré l’absence d’homogénéité et les dissymétries sociales traversant l’élite. Au sein de celle-ci, on y trouve aussi bien les enfants issus des grandes familles de possédants, ceux de la classe moyenne et/ou issus de la petite paysannerie, des familles d’artisans, ouvriers agricoles, etc. Ceux ayant rejoint en tous les cas la ville à une période particulière de leur vie et ont bénéficié notamment de l’enseignement, ce qui leur a ouvert la voie de l’accession à l’élite et à rejoindre le gouvernement. Leur rapport à l’Etat a en quelque sorte «standardisé» leur comportement et relation avec l’argent. Une relation «cachée», empreinte d’hypocrisie  au sens social, surtout que l’Algérie traverse une phase de transition économique, avec passage d’une économie publique à une économie basée sur le privé et d’un modèle de propriété publique à privée. Cette transition profite à certains, d’autres en tirent moins profit. Parmi les ministres par exemple, on en trouve ceux ayant acheté au dinar symbolique leur villa cossue, d’autres l’ont obtenue par l’intermédiaire d’une coopérative immobilière ou par le système de l’auto-construction. Disons aussi que parmi les ministres, certains habitent encore leurs appartements situés dans des immeubles et d’autres sont morts SDF. En conclusion, l’élite, qu’elle soit d’origine modeste ou aisée, considère l’Etat comme un générateur de rente dont il faut se rapprocher pour tirer bénéficie.

-D’après les conclusions d’un rapport «officiel» dont le journal TSA a fait état : sur les 700 anciens ministres qui ont occupé des fonctions importantes au sommet de l’Etat, 500 d’entre eux se sont installés définitivement à l’étranger, alors que 90% de leur progéniture ont fait des études dans les universités étrangères ! Qu’est-ce que ces chiffres disent exactement au sociologue que vous êtes ?
 -J’ignore l’origine exacte de ces informations. Toutefois, le rapport qu’entretiennent les élites algériennes avec la France est empreint d’une somme d’étrangéité.
Souvent le rêve d’un cadre algérien, qu’il soit ministre, PDG ou haut responsable, est de posséder un pied-à-terre en France. Peut-être même avoir sa résidence principale à Paris plutôt qu’à Alger. Son fantasme, c’est aussi de faire un crochet par la capitale française à chaque fois qu’il fait un long voyage, son tour du monde, rêve d’y posséder plus d’un compte bancaire, de placer ses enfants dans les meilleures écoles et parfois même pense pouvoir y trouver remède à ses ennuis sexuels, etc. Bien sûr qu’il y a plusieurs facteurs historiques pouvant expliquer pareille situation : le facteur explique pourquoi cette élite choisit de vivre en France après y avoir effectué des études universitaires. Il y en a même parmi les responsables algériens, parmi ceux issus des villes de l’intérieur, à avoir connu Paris avant même de connaître Alger. Certains cadres ont dû aussi s’y établir pour des raisons politiques et sécuritaires. La période instable de la décennie 90 a contraint nombre de ces élites politique et scientifique à fuir les assassinats, parmi elles des ministres dont les plus qualifiés ont rejoint les universités et centres de recherche. La langue comme facteur culturel explique aussi la profusion de liens, dont les liens de famille, qu’a cette élite avec la France. Par ailleurs, il suffit d’observer à l’aéroport d’Alger que dans les vols à destination de la France, les cadres et responsables algériens voyagent souvent avec un simple bagage à main : c’est la preuve qu’ils possèdent des maisons là-bas, qu’ils ne voyagent pas en fait. Pour ce qui est de la progéniture, elle renvoie au cœur des procédés de reproduction en cours dans la société algérienne. En dispensant un enseignement de qualité à ses enfants, en France et ailleurs en Occident, en épousant la nationalité française et en occupant des postes importants dans des sociétés internationales, cela signifie clairement qu’on est au centre d’une stratégie de reproduction des élites. Ces enfants gouverneront demain, comme le font déjà leurs pères, aux destinées de l’Algérie.

Mohand Aziri
In El Watan, 12 novembre 2012


Ouchichi Mourad. Dr en sciences politiques, professeur d’économie à l’université de Béjaïa
«L’Etat algérien est parmi les plus grands gaspilleurs de la planète»
-Les dépenses de fonctionnement, dans le projet de loi de finances (LF-2013), sont de l’ordre de 589,5 milliards de dinars. Par ailleurs, la LFC réserve une dotation au titre de «matériel, fonctionnement des services et entretien», sorte de chapitre fourre-tout, un montant de 173,1 milliards de dinars, soit près de 2 milliards de dollars qui sont exclusivement destinés à couvrir les dépenses des services de l’Etat, à maintenir par conséquent un haut niveau de standing (résidences d’Etat, grosses berlines, salaires faramineux, etc.). En tant qu’économiste que vous inspirent de tels niveaux de dépenses ? A moyen et long termes, quelles en seraient les répercussions ?
-Comparés au PIB et au niveau de vie moyen de l’Algérien, les dépenses dites de «fonctionnement» de l’Etat sont plus qu’excessives. L’Etat algérien est incontestablement parmi les plus grands gaspilleurs de la planète. Ceci révèle la mentalité tiers-mondiste des dirigeants algériens et leur conception archaïque du pouvoir. Ce dernier n’est pas vu comme une simple délégation de la collectivité au service de la nation.  Il est assimilé à la domination, à l’enrichissement, sinon carrément à la prédation. Les répercussions à moyen et long termes de toutes ces dépenses faramineuses sur la collectivité sont déjà perceptibles ; le pays s’enfonce chaque jour davantage dans l’abîme pendant que la caste dirigeante s’enrichit. 

-Le retour de M. Bouteflika au pouvoir, en 1999, a vu la généralisation de l’ouverture et la constitution de comptes et fonds spéciaux. Ces derniers se sont multipliés à grande échelle. Comment selon vous sont gérés ces fonds ? Et quid de la fonction de contrôle ?
-La question des fonds spéciaux est l’une des plus grandes taches noires du bilan de l’actuel Président. L’existence et la multiplication de ses comptes et fonds spéciaux est un antécédent grave dans le sens où ils consacrent l’opacité totale dans la gestion de l’argent public. Rappelons à ce propos que l’une des premières actions initiées par M. Bouteflika, une fois au pouvoir, est l’assujettissement du pouvoir monétaire au pouvoir politique à travers les ordonnances de 2001 et 2003 remettant en cause l’indépendance de la Banque centrale consacrée par la loi sur la monnaie et le crédit  (LMC) d’avril 1990. Depuis, c’est le retour à l’ère de la gestion présidentielle directe des questions monétaires comme c’était le cas d’avant le gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche. Ainsi, c’est toute la logique des réformes économiques qui est remise en cause.
La rente pétrolière aidant, le pouvoir revient à la gestion du développement par les plans de relance à coups de milliards de dollars dont le bilan est largement au-dessous des objectifs proclamés. Aujourd’hui, un demi-siècle après l’indépendance, l’Algérie demeure tragiquement dépendante des hydrocarbures en ce qui concerne ses exportations et du marché international pour ses importations. Si demain, les prix du gaz et du pétrole venaient à chuter durablement, l’Algérie s’enfoncerait dans une crise économique pire que celle qu’on avait connue dans les années 1980/1990. Le plus dangereux est que rien n’indique que les décideurs algériens aient conscience de la gravité de la situation. Ils confondent la richesse monétaire et le développement.

Mohand Aziri
InEl Watan 12 novembre 2012

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