Journaliste,
directeur adjoint du Monde Diplomatique, spécialiste du Monde arabe et auteur
de nombreux ouvrages sur les problèmes du Moyen-Orient, Alain Gresh nous livre
ses réflexions sur les révoltes populaires qui secouent actuellement cette
région.
-Le Monde arabe connaît-il un vrai «printemps» ?
On
peut discuter de l’expression. On a parlé aussi de révolte, de révolution…
L’important est ailleurs : il s’agit d’un mouvement qui a touché l’ensemble du
Monde arabe, sans exception, de manière plus ou moins intense, avec partout des
manifestations y compris en Arabie Saoudite, dont on n’a pas beaucoup parlé.
Même s’il y a des différences d’un pays à l’autre, une même volonté anime ces
révoltes qui ont en commun trois caractéristiques :
1.
La volonté d’en finir avec l’autoritarisme et la dictature, mais pas seulement
au sens politique. Avant tout au sens d’arbitraire. C’est ce que disent les
gens quand ils parlent de karama – de dignité. Ils veulent vivre dans une
société où ils ne sont pas soumis à l’arbitraire du fonctionnaire qui les
envoie «promener», du policier qui les maltraite ou les frappe, une société où
tous les agents de l’Etat respectent les citoyens. Cela va bien au-delà d’une
demande de démocratie.
2.
La volonté d’en finir avec l’accaparement des richesses par une minorité, avec
une libéralisation économique imposée par l’Union européenne, qui ne profite
qu’à la clique au pouvoir et accroît la paupérisation de la population.
3.
La volonté d’en finir avec un patriarcat oppressant qui marginalise une
jeunesse instruite, mieux formée que ses parents et qui ne trouve pas de
travail.
Révolte
contre l’arbitraire, contre l’injustice sociale, contre la marginalisation de
la jeunesse : ces trois facteurs sont communs à tous les soulèvements qui
secouent le Monde arabe.
L’existence
d’un mouvement global se trouve confirmée par la réaction des pouvoirs.
Partout, parfois même avant toute manifestation, on constate une double
attitude des dirigeants : la répression, évidemment, et des largesses d’ordre
économique et social. En Arabie Saoudite, en Algérie, des centaines de milliards
ont été débloqués et des réformes, plus ou moins réelles, ont été promises, ce
qui est une façon de reconnaître que la situation, pour la plupart des
citoyens, était absolument insupportable.
-Que pensez-vous de l’attitude des pays occidentaux à l’égard de ces
révoltes ? Certains prétendent qu’en sous-main, ils les auraient déclenchées…
Je
récuse absolument l’idée d’une manipulation par l’étranger. Ce sont des
mouvements autochtones, nationaux, contre des régimes soutenus par les
Occidentaux. Jusqu’au dernier moment, la France a soutenu Ben Ali ; jusqu’à la dernière
minute, la France
et les Etats-Unis ont soutenu Moubarak. Pourquoi auraient-ils en même temps
fomenté des révoltes ? L’imaginer est absurde et je ne partage évidemment
pas cette vision.
Cela
dit, il est évident qu’une contre-révolution s’organise ; une contre-révolution
interne, dirigée sur le plan régional par l’Arabie Saoudite, et une
contre-révolution externe conduite par la France et les Etats-Unis qui essaient de limiter
au maximum les changements. Non, les Occidentaux n’ont rien déclenché, mais ils
s’efforcent d’entraver et même de briser ces mouvements.
Il
est une autre vision, naïve celle-là, que je ne partage pas. Ce n’est
évidemment pas le désir de voir s’installer en Syrie un gouvernement
démocratique qui pousse l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis à condamner le
régime de Bachar Al Assad.
Il y a en réalité une tentative de retour en force de la contre-révolution à la fois à l’intérieur de ces pays, comme on le voit en Egypte où les forces pro-Moubarak n’ont pas disparu, et à l’extérieur, avec l’appui de l’Arabie Saoudite, des pays du Golfe et des Etats-Unis.
La façon dont l’Arabie Saoudite utilise la carte de la solidarité sunnite pour lutter contre le régime syrien et accentuer des clivages anciens est très dangereuse : elle pourrait faire dévier les mouvements arabes vers des types d’affrontements confessionnels.
Il y a en réalité une tentative de retour en force de la contre-révolution à la fois à l’intérieur de ces pays, comme on le voit en Egypte où les forces pro-Moubarak n’ont pas disparu, et à l’extérieur, avec l’appui de l’Arabie Saoudite, des pays du Golfe et des Etats-Unis.
La façon dont l’Arabie Saoudite utilise la carte de la solidarité sunnite pour lutter contre le régime syrien et accentuer des clivages anciens est très dangereuse : elle pourrait faire dévier les mouvements arabes vers des types d’affrontements confessionnels.
-Quel rôle jouent les islamistes dans ces révoltes ?
Je
n’aime pas le terme islamisme. Je ne pense pas qu’on puisse désigner d’un même
vocable le Hamas, le Hezbollah, Al Qaîda, les Frères musulmans, mais il est
évident que s’il y avait des élections libres dans le Monde arabe, globalement,
les forces issues du mouvement des Frères musulmans auraient une majorité,
relative comme en Tunisie, absolue comme en Egypte.
Toutes
ces forces sont conservatrices sur le plan social et néolibérales sur le plan
économique, mais en même temps, elles ont changé, non seulement parce qu’elles
font allégeance, de façon formelle ou non, à la démocratie, mais parce que le
mouvement qui s’est développé dans les pays arabes est un mouvement en faveur
de la démocratie, du multipartisme, y compris chez ceux qui ont voté pour
Ennahda.
Des
contradictions internes évidentes agitent ces mouvements, et c’est la première
fois qu’ils sont confrontés au gouvernement. Avant, il était facile de dire
«l’islam est la solution à tous nos problèmes», mais ce discours ne tient pas
quand on est au gouvernement. Bien sûr, ils sont porteurs de projets
inquiétants dans le domaine du droit, du statut de la femme, et ils vont en
partie en jouer, car c’est le seul domaine – le domaine des mœurs et du statut
personnel –où ils peuvent continuer à tenir le même discours. Mais même là, ils
se heurtent à de la contestation, on le voit bien en Tunisie où les salafistes
font de la surenchère, ce qui suscite un mouvement de révolte des femmes. Mais
il ne faut pas négliger le fait que toutes ces sociétés sont très
conservatrices, comme le montrent les élections, ce n’est pas imposé de l’extérieur,
c’est une réalité. Les pouvoirs en place ont toujours prétendu qu’ils n’étaient
pas intégristes, mais ils ont créé les conditions pour que l’intégrisme se
développe. Ce n’est pas vrai qu’ils ont lutté contre les islamistes, ni en
Tunisie ni en Egypte. En Egypte, ils ont lutté partiellement contre les Frères
musulmans, tout en islamisant totalement la société. Maintenant, le débat
devient public, et il vaut mieux qu’il se pose dans des luttes politiques
qu’autrement.
Certains
objectent qu’il y a un risque et citent l’exemple de l’Iran. Or, ce qui se
passe dans le Monde arabe aujourd’hui n’est pas une révolution comme celle qui
a eu lieu en Iran. A cette époque, le discours de l’islam radical était
relativement populaire et apparaissait comme une alternative. Mais après
l’échec du modèle iranien et des insurrections armées en Algérie, l’aspiration
à un islamisme de type radical, conservateur, n’a pas de soutien de masse
suffisant pour créer une situation irréversible ni en Tunisie ni en Egypte, où l’armée
est d’ailleurs beaucoup plus dangereuse que les Frères musulmans. Les Frères
musulmans sont très conservateurs, mais ils sont profondément divisés, les
jeunes générations aspirent à l’antitotalitarisme. Le mouvement est encore
contrôlé par des vieux, mais ils ne sont plus à l’abri.
-Etes-vous optimiste pour le proche avenir de la Tunisie ?
Beaucoup
plus que pour l’Egypte. L’armée n’a pas le même poids. C’est inquiétant de voir
que les salafistes tenter de s’imposer. Mais ils ne sont pas majoritaires, la
majorité des citoyens ne les suit pas et la plupart sont convaincus que le
débat politique est la meilleure réponse aux problèmes de l’heure.Les
conservateurs ont un discours bien rodé sur les mœurs, mais ils n’en ont aucun
quand il s’agit du chômage, de la corruption, du devenir des jeunes, qui sont
des problèmes prioritaires. C’est sur eux qu’il faut porter le débat. Les
conservateurs n’ont aucune réponse à ces problèmes, or c’est là-dessus que les
citoyens les jugeront.
-Quel regard portez-vous sur l’Algérie ?
Quoi
qu’en disent certains, l’indépendance est une étape décisive, positive dans
l’histoire de l’Algérie. Elle a permis le développement d’un Etat, la
généralisation de l’instruction, la création d’un système de santé. Je récuse
toute forme de nostalgie. Mais il est vrai qu’il y a eu, comme dans le reste du
Monde arabe, une stagnation sociale, économique, politique – une confiscation
de la Révolution
qui est en train d’être remise en cause.
-Qu’il n’y ait pas eu de grand mouvement protestataire ne signifie pas
que la situation soit fondamentalement différente. N’oublions pas que la
révolte arabe a commencé en janvier 2011 dans les grandes villes d’Algérie
presque en même temps qu’en Tunisie…
Le
mouvement avait été national, n’épargnant aucune région d’Alger à Annaba. Les
autorités sont parvenues in extremis à contenir les manifestations et ont lâché
du lest. Mais les raisons de la révolte subsistent. Comme dans l’ensemble
du Monde arabe, les Algériens souffrent de l’autoritarisme et de l’arbitraire,
de l’injustice sociale et du délaissement d’une jeunesse dont une partie
importante ne rêve que d’émigrer.
Je
crois qu’il y aura un printemps algérien, peut-être sous des formes différentes
– les «années noires» pèsent beaucoup – mais l’Algérie ne restera pas à l’écart
du grand mouvement d’émancipation qui secoue le Monde arabe. Je suis sûr qu’une
nouvelle fois elle nous surprendra, qu’elle renouera avec cet élan qui, il y a
cinquante ans, faisait l’admiration du monde et qu’elle insufflera un espoir nouveau
non seulement dans tout le Maghreb, mais aussi sur l’autre rive de la Méditerranée.
Maurice
Tarik Maschino
El Watan, 18 avril 2012
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