Par Messaoud
Djennas
Un
documentaire consacré au grand roi numide, Syphax, diffusé récemment par Canal
Algérie, me donne l’opportunité de revenir sur une séquence exceptionnelle de
l’histoire antique de l’Algérie. Je précise de suite que j’ai beaucoup apprécié
l’objectif des réalisateurs, à savoir réhabiliter la mémoire du grand Aguellid,
Syphax. Il faut bien dire, en effet, que pour tous les Algériens qui
s’intéressent au lointain passé de notre pays, la légende de Massinissa, fondateur
de la Numidie,
éclipse tous ses contemporains, dont son voisin et rival Syphax.
A telle
enseigne qu’il n’est pas rare, encore de nos jours, que des parents prénomment
leurs enfants mâles «Massinissa», comme en témoigne le drame vécu par la Kabylie, et nous tous avec,
lors de la tragique mort du jeune… Massinissa !
Si
donc l’entreprise de réhabilitation de Syphax est des plus louables, je pense
que la question essentielle que nous devons néanmoins nous poser est de savoir
pourquoi Massinissa et Syphax, tous deux fins connaisseurs des forces qui
agitaient à l’époque le bassin méditerranéen, s’étaient-ils alliés à des
puissances rivales, qui n’allaient pas tarder à s’affronter, au lieu de
transcender leur volonté de puissance et d’observer au moins une neutralité à
leur égard. Pour tenter d’apporter quelques éléments de réponse à cette
question - qui ne peuvent être que provisoires -, rappelons que le sort de
toute l’Afrique du Nord s’est joué lors de la deuxième guerre punique (-218 ...
-201), qui opposa Rome à Carthage, d’abord en Italie et en Espagne, puis en
Afrique même.
Rappelons
également qu’il existait, à l’époque, deux Etats numides : la Massylie (de Cirta, près
de Carthage), sur laquelle régna Gaia, père de Massinissa, de -240 ( ?) à -206,
et la Massaessylie
(de la Moulouya
près de Cirta) de Syphax (220 ... -203), royaume plus étendu, riche et puissant.
A la demande d’Amilcar, le grand chef militaire carthaginois et père de
l’illustre Hannibal, Gaia accepta d’envoyer en Ibérie (Espagne) sa célèbre
cavalerie, commandée par son fils Massinissa. Le double objectif visé par cette
décision était, en combattant aux côtés des Carthaginois, de se protéger de
leurs incessantes attaques et de celles de Syphax et de s’assurer aussi d’une
aide multiforme promise par la grande cité punique. Après les premières
défaites des légions romaines, avec la mort au combat du père et de l’oncle de
Scipion l’Africain, celui-ci fut envoyé par Rome en Espagne à la tête des
redoutables Légions.
De
fait, Scipion arriva à battre assez rapidement l’armée carthaginoise et la
cavalerie de Massinissa. C’était en -206, trois ans après la prise de
Carthagène. C’est alors que les grandes manœuvres diplomatiques allaient se
déployer et que le sort des deux Etats numides et même celui de l’Afrique, de la Méditerranée et de
l’Europe, allaient se jouer, Rome et Carthage cherchant de nouvelles alliances,
qui ne devaient naturellement et obligatoirement se faire qu’avec les rois
numides. Et c’est ainsi que la Cité punique, craignant de
voir Rome transférer le théâtre des opérations militaires en Afrique - imitant
ainsi la stratégie d’Hanibal, avec sa légendaire traversée des Alpes pour
affronter les Romains chez eux -, voulait à tout prix signer un pacte
d’alliance avec le puissant Syphax. Massinissa, jugé dangereux, devait, lui, être
éliminé physiquement par Carthage. Et, selon une légende - qui a surestimé les
capacités d’influence de la princesse punique, Sophonisbe -, Carthage imposa au
général-juge, Asdrubal, de marier sa fille, déjà fiancée à Massinissa, au vieux
roi massaessyle.
Quant
à Scipion, il voulait absolument éviter justement tout pacte d’alliance entre Carthage
et les royaumes numides. Aussi, après sa victoire décisive sur la coalition
punico-numide en -206, il tenta d’abord de convaincre Massinissa, en Ibérie
même, de signer un traité d’alliance avec Rome, ce que le prince numide ne
pouvait légalement faire, venant seulement en 3e position sur la liste des
ayants-droit à la succession au trône. Cette rencontre eut lieu avant et non
après l’échec de celle de Syphax et de Scipion à Siga, la capitale du royaume
masaesyle -, et ne donna donc lieu à aucune alliance entre le général romain et
le prince massyle. En -206, alors qu’il était encore en Espagne, Massinissa
apprit le décès de son père, rapidement suivi de celui de ses deux successeurs,
ce qui l’amena à rentrer à Cirta. Sous la pression de Carthage, Syphax chassa
Massinissa du royaume qui lui revenait désormais de droit, et l’annexa. Défait, Massinissa prit la fuite et fut donné
pour mort par ses poursuivants, n’étant en fait bien vivant, mais blessé. Avant
toutes ces péripéties, il y eut la fameuse rencontre de Siga.
Elle
était à la fois voulue par Carthage, qui n’hésita pas pour y réussir à
sacrifier la belle Sophonisbe, et vivement recherchée par Syphax, qui voulait
jouer le rôle d’artisan de la paix entre les deux grandes puissances ennemies
et de celui qui cherchait à bloquer l’ascension de Rome, désormais considérée
comme une puissance autrement plus dangereuses pour les Numides que ne pouvait
l’être Carthage, et par Scipion, pour les raisons déjà mentionnées. La rencontre de Siga se solda par un échec
pour Scipion et Syphax, ce dernier devant se contenter d’une alliance avec
Carthage et du... mariage avec Sophonisbe. Pendant que Massinissa reconstituait
une importante armée de fidèles, Scipion retourna à Rome, auréolé de ses
victoires en Ibérie et fut chargé de préparer le débarquement de ses Légions en
Afrique. Et c’est ainsi qu’en -204, le général romain débarqua près d’Utique et
incendia les camps des Carthaginois et de Syphax. Ce dernier voulait stopper là
la confrontation avec l’armée romaine, mais Asdrubal réussit à l’en dissuader, arguant
de l’arrivée de renforts d’Ibérie. Diverses versions ont été avancées par les
auteurs anciens pour expliquer des alliances contre nature tentées par les
adversaires du jour : proposition de Scipion à Syphax, de celui-ci à celui-là, de
Massinissa, désormais luttant à visage découvert, à Syphax, puis à Scipion, de
ce dernier au roi déchu de Massylie, lui promettant la restitution de son
royaume après leur victoire… Quoi qu’il en soit, la guerre s’engagea entre
Scipion-Massinissa et Asdrubl-Syphax.
Ce
fut la Bataille
des Grandes Plaines de -203, qui se solda par la victoire du général romain et
du fils de Gaia. Syphax est fait prisonnier. Transféré à Rome, il y décéda en -202.
Carthage signe un traité de paix des plus désavantageux. Mais l’arrivée d’Italie
d’Hannibal lui fait reprendre espoir et une nouvelle confrontation eut lieu : ce
fut l’historique Bataille de Zama de -202, qui s’acheva par la défaite du
général carthaginois et de son allié Vermina, fils de Syphax. Carthage signa alors, en -201, un traité des
plus humiliants, qui permit à Massinissa de faire une entrée triomphale à Cirta.
Comme convenu, il récupéra le royaume de ses ancêtres, et plus encore celui de
Syphax et les territoires massyles que Carthage avait annexés par la force. Telles
sont les données de l’Histoire que j’ai recueillies lors de la consultation
d’une quarantaine d’ouvrages et de la projection d’un documentaire par la
chaîne Toute l’Histoire, consacrés à cette séquence historique, pour la
préparation de mon ouvrage La Saga
des Rois Numides- Entre Carthage et Rome.
Quels
enseignements peut-on en tirer ? Question de la plus haute importance, dont la
réponse ne saurait être univoque. En effet :
-1.
La destruction de l’Etat numide par Rome, près d’un siècle et demi après sa fondation,
était-elle contenue dans les conditions mêmes de sa naissance avec, pour la
première fois, l’intervention de Rome en terre africaine et la chute de
Carthage ?
-2.
Massinissa était-il obligé de s’allier à Rome, et Syphax à Carthage ?
-3.
Qu’est-ce qui a empêché les deux grands Aguellids de conclure une «Neutralité
positive» lors de la 2e Guerre punique ? A l’Ouest, Syphax a régné sur le tout
puissant et riche Etat numide de Massaessylie, de -220 à -203, et Massinissa
sur celui de l’Est, de -201 à -148. Ces deux grands Rois - et encore moins
leurs prédécesseurs - n’ont malheureusement pas réussi l’intégration de leurs
turbulentes tribus pour en faire l’embryon d’une Nation, à l’instar des
Pharaons d’Egypte, des Romains, des rois de France, des Prussiens... Il est
plus que probable qu’une nation bien constituée, non seulement aurait mieux
résisté aux entreprises de Rome, mais aurait pu, peut-être, empêcher son
implantation en Afrique. Certains pensent que Massinissa a commis une grave
erreur de stratégie politique en s’alliant à Rome contre Carthage et Syphax. Mais
lui en a-t-on laissé le choix ? Rappelons à ce sujet certains faits historiques
bien établis :
-1/
Afin de se prémunir de ses voisins, qui grignotaient sans cesse ses territoires,
Gaïa a aidé Carthage par deux fois, en envoyant sa cavalerie - en -240, pour
l’aider à venir à bout de la révolte des mercenaires, au lendemain de sa
défaite lors de la 1re Guerre punique, - en Ibérie, pendant la 2e Guerre
punique, sous la conduite de Massinissa, pour combattre les Romains.
-2/
Comment Carthage et son futur allié, Syphax, ont-ils récompensé Massinissa, le
nouveau roi légitime de la
Massylie, après la mort de Gaya et de ses successeurs, Isalcas
et Capussa, quand il retourna à Cirta, alors qu’il guerroyait en Ibérie contre
Rome
? - par l’annexion de son royaume par Syphax, sous la pression de Carthage, dont
il fut chassé et réduit au sort de fugitif, donné d’ailleurs pour mort, - et la
signature d’un pacte d’alliance entre Carthage et Syphax, après l’échec de la
rencontre de Siga.
Devant
une telle situation, lorsque la 2e Guerre punique éclata et que Scipion
débarqua en Afrique, que pouvait faire Massinissa, le proscrit qui, guéri de
ses blessures, avait néanmoins réussi, grâce à son génie, à reconstituer une
armée de plus de 20 000 cavaliers ? Contracter une alliance, toute
conjoncturelle, avec la seule puissance qui pouvait lui garantir, en cas de
victoire, la restitution de son
royaume
: Rome. Alors, - réhabiliter Syphax, le tout puissant roi massaessyle ? Oui, mille
fois et sans hésitation, et notre jeunesse doit être fière de ce grand roi - le
considérer comme celui qui annonça la résistance à l’occupation romaine ? Oui, également,
mais sans que cela sous-entende que Massinissa a été l’allié inconditionnel de
Rome, ni que Syphax un chaud partisan d’une confrontation armée avec la même
puissance, ce qui amena Carthage, devant les hésitations du vieux roi et pour
lui forcer la main, à imposer au suffète Asdrubal le légendaire mariage de la
belle Sophonisbe, déjà fiancée à Massinissa...
In
El Watan, 14 avril 2011
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire