Par
Abdelhak Lamiri
Le
5 juillet 2012 nous fêterons cinquante années d’indépendance.
Incessamment, historiens, politologues, sociologues et économistes vont
s’empresser de faire des bilans. Nous avons besoin du concours de nombreux
scientifiques pour restituer aux générations futures les prouesses, les
exploits et les bavures de leurs parents et aïeuls.
Beaucoup d’analystes sont en train de suggérer que cinquante ans c’est beaucoup
pour la vie d’une personne, mais très peu pour l’existence d’une nation. Je
laisserai le soin aux politologues et aux sociologues d’analyser cette
proposition en fonction des données de leur discipline. Mais en économie, cette
hypothèse est complètement erronée.
Les
statistiques internationales le prouvent. Beaucoup de nations ont réalisé en
quarante ans ce que les pays développés ont construit en un siècle et demi. Le
processus de rattrapage devient de plus en plus rapide pour les pays
correctement structurés, dotés d’une vision et d’un projet de société partagés.
Mais comment faire une évaluation objective de cinquante ans de réalisations,
d’espoirs déçus et d’échecs flagrants –parfois même avec de bonnes intentions
de mieux faire et quelquefois par intérêts personnels étroits- ?
Nous
ne manquerons pas d’avoir de profondes divergences sur un sujet pareil. Plus on
a été impliqué dans un projet, un plan ou une vision plus on érige un système
de défense psychologique pour le parer d’ornements et rejeter tout ce qui
paraît l’assombrir. Mais les scientifiques essayent de développer des méthodes
analytiques qui se rapprochent le plus de l’objectivisme. Il faut bannir les
idées purement intuitives et essayer, autant faire se peut, de se départir de
ses préjugés. Parfois on y arrive et quelquefois on s’y perd.
Comparer par rapport à la période coloniale
Le
but de toute expédition coloniale n’a jamais été de «civiliser» ni encore moins
de développer un pays. Il obéit tout simplement à des considérations de
géopolitique et s’assurer des sources d’approvisionnement pour la continuation
du processus d’industrialisation des métropoles. Même si certains religieux
naïfs, utilisés par des politiciens véreux, rêvent de convertir à leur religion
toute une population. Le colonialisme français n’est en rien différent. Si ce
n’est qu’il obère davantage les systèmes socioéconomiques internes de ses
colonies ; beaucoup plus que les pratiques des autres puissances impérialistes.
Les données sont accablantes pour les adeptes de la «colonisation positive».
Certes,
la France
avait commencé un processus de construction d’écoles et un embryon d’un système
universitaire. Mais c’était surtout pour les besoins des colons. Laissons de
côté aux historiens le soin de commenter les «bienfaits» des razzias, des
déportations, des exterminations massives, des expropriations et les multiples
crimes contre l’humanité. Voyons les «réalisations positives de la colonisation».
En 1954, alors que les autochtones représentaient 85% de la population, leurs
enfants scolarisés représentaient moins de 5% des effectifs globaux. 95% des
cadres administratifs du pays étaient des colons. Sur 5000 universitaires
inscrits, uniquement 518 étaient Algériens autochtones et plusieurs filières
leur étaient interdites. Plus de 80% des enfants algériens en âge de
scolarisation étaient en dehors de l’école.
Le
taux d’analphabétisme dépassait les 90%. La situation économique n’était guère
reluisante. Le niveau de vie d’un Algérien moyen était 4 fois inférieur à celui
d’un colon. Les processus de spoliation des meilleures terres et la
discrimination en faveur des colons avaient produit tous les résultats
escomptés par les responsables coloniaux. L’espérance de vie d’un Algérien
était de 40 ans et le taux de mortalité de 22%. Nous avions un apartheid qui ne
disait pas son nom (voir ouvrage de Mohamed Sadeg et Nadir Krim sur la
stratégie coloniale en Algérie).
Lorsqu’on
fait la comparaison entre les réalisations algériennes après l’indépendance
avec les résultats du colonialisme, on commet une grossière erreur. On se
compare par rapport au néant. On mesure nos efforts contre ceux d’une puissance
colonialiste qui n’a aucune ambition de construire l’Algérie. Alors que l’on
comptabilise le nombre de médecins, d’ingénieurs, de lycées, etc. dans l’absolu
ou par tête d’habitants la différence entre les deux périodes est criarde. En
1954, nous avions un peu plus de 5000 étudiants, dont 5,5 % étaient des
Algériens autochtones. Aujourd’hui, nous en avons presque 1 500 000. Aucune
comparaison ne peut être faite avec la période coloniale.
Le
niveau de vie d’un citoyen moyen est aujourd’hui 12 fois supérieur à ce qu’il
était en 1962. Nous pouvons tirer uniquement une conclusion sur les cinq
décennies passées. Il ne fait aucun doute que la volonté politique de
développer l’Algérie était forte et que d’énormes ressources furent mobilisées
à cet effet. Mais on ne peut pas aller plus loin. La volonté et la mobilisation
des ressources ne sont qu’un élément de la problématique. Beaucoup reste à
faire pour construire un ensemble économique, social et politique capable de
nous hisser au rang de pays émergent puis développé. C’est autrement plus
complexe que le simple fait de le déclarer et de dégager les moyens adéquats.
En fait, il s’agirait d’organiser l’Etat comme une immense machine qui
mobiliserait les forces physiques, mais surtout intellectuelles pour que tous
les citoyens tirent dans la même direction et créent de formidables synergies,
capables de nous faire rattraper le retard historique que nous avions subi.
Cela n’est pas une mince affaire.
Évaluation par comparaison
Notre
culture économique et sociale a accaparé un nombre incalculable d’adages
véreux.
Alors qu’ailleurs on parle de transfert des bonnes pratiques ; chez nous on adule le credo «comparaison n’est pas raison». Alors qu’on enseigne à nos étudiants d’apprendre surtout des réussites des autres, nous avons promu au-delà du possible «apprendre de ses erreurs». Le nombre d’erreurs possibles est trop élevé pour être utile aux conceptions de politiques économiques. Si nous avions fait une vingtaine, il en reste des milliers d’autres à faire. Nous devrions donc attendre des dizaines de siècles pour faire toutes les erreurs possibles et imaginables.
Alors qu’ailleurs on parle de transfert des bonnes pratiques ; chez nous on adule le credo «comparaison n’est pas raison». Alors qu’on enseigne à nos étudiants d’apprendre surtout des réussites des autres, nous avons promu au-delà du possible «apprendre de ses erreurs». Le nombre d’erreurs possibles est trop élevé pour être utile aux conceptions de politiques économiques. Si nous avions fait une vingtaine, il en reste des milliers d’autres à faire. Nous devrions donc attendre des dizaines de siècles pour faire toutes les erreurs possibles et imaginables.
Pour
cela, dans le monde moderne, on ne compte plus sur l’évitement des erreurs
passées pour construire son avenir, mais plutôt en copiant judicieusement les
bons succès. La gestion par comparaison (Benchmarking) est aujourd’hui une
pratique incontournable dans le monde des affaires.
On
commence à l’appliquer aux nations. Avons-nous réussi ? En 1965, Le PIB (la
production des biens et services par l’économie) était de 3,7 milliards de
dollars en Algérie et de 3 milliards de dollars en Corée du Sud. Cette dernière
est l’un des pays les plus pauvres de la planète (terres caillouteuses,
inexistence de matières premières, moins de 100.000 Km2, etc.). L’aide
internationale reçue est plus de cinquante fois inférieure à nos recettes
pétrolières. Le pays s’est surtout développé grâce à l’emprunt international et
un maigre surplus agricole.
Il
s’est surtout singularisé par la mise sur pied d’une stratégie de développement
judicieuse qui inclut une complémentarité harmonieuse entre le secteur public
et privé, un investissement massif, mais surtout une utilisation très optimale
de l’intelligence et des capacités entrepreneuriales de tous ses citoyens. Il a
développé les deux technologies : le hard (l’industrie) et le soft (management
efficace) de toutes ses institutions, économiques et administratives.
En
2010, la production algérienne se situe autour de 160 milliards de dollars
(dont 45% provenant des hydrocarbures et le reste est financé en grande partie
grâce aux recettes de la même source). La Corée du Sud au même moment produit pour plus de
1.070 milliards de dollars avec 460 milliards d’exportation. Nous produisons
donc 15% de ce pays qui était plus pauvre que nous.
En
réalité, avec nos capacités on aurait dû se situer à 1700 milliards de
production ou plus. Au mieux, nous produisons actuellement 10 fois moins que ce
que nous devrions si nous avions optimisé notre gestion micro et
macroéconomique. Ceci implique que chaque année que le Bon Dieu fait défiler
devant nos yeux, nous perdons au moins 1000 milliards de dollars de production
de biens et de services.
C’est
cela notre manque à gagner ; de quoi régler tous nos problèmes économiques et
sociaux (en 365 jours). Bien évidemment, que les histoires, les cultures, les
contextes et d’innombrables paramètres diffèrent dans les deux pays. A priori,
ils nous paraissent plus favorables à l’Algérie. Mais sur le long terme, c’est
le système économique mis en place par les dirigeants politiques qui détermine
le niveau de motivation, de discipline, d’engagement, d’efforts, d’utilisation
de la science et donc du niveau d’efficacité d’une nation.
Les
Chinois avaient une productivité dérisoire et stagnante durant de nombreuses
décennies communistes. Ils se sont améliorés et le taux de croissance de la
productivité chinoise est le plus élevé du monde lorsqu’ils décidèrent de faire
usage des mécanismes de l’économie de marché. Le même peuple avec une histoire
identique, la même culture et une civilisation passée analogue se comporte très
différemment d’un système à l’autre. Ce qui est une preuve de la supériorité
des types de politiques menées sur le reste des paramètres. L’expérience est
aussi valable en Pologne, Tchéquie, Vietnam et le reste. Mais en Algérie, nous
avions des atouts humains, matériels, financiers et infrastructurels bien
supérieurs à ceux de la Corée
du Sud. Mais nous avions des décisions macro et microéconomiques de piètre
qualité ; trop médiocres pour affronter la compétition mondiale ou construire
une grande nation économique.
Bien
sûr que les responsabilités sont multiples, complexes et enracinées dans des
profondeurs historiques et sociales difficiles à déterrer. Plusieurs ouvrages
combinés ne peuvent qu’esquisser un diagnostic grossier sur la question de la
responsabilité. Les errements et les accidents de parcours ont été nombreux.
Les acteurs de l’échec vont continuer à se rejeter la balle plusieurs décennies
encore.
Cet
exercice n’a qu’un objectif : que nous reconnaissions tous qu’en économie, nous
avons erré au-delà de l’imaginable parce que quelques-uns seulement ont décidé
pour nous. A aucun moment de l’histoire de notre pays, nous n’avons mobilisé
toute l’intelligence, les capacités entrepreneuriales de notre population et
les connaissances scientifiques pour nous en tirer d’affaire. Nous ne pouvons
réussir que si nous mobilisions toute l’intelligence autour d’un processus
décentralisé qui ne fait remonter que les élites (économiques, politiques,
sociales, etc.) qui ont commencé et donné des résultats probants en bas de
l’échelle pour gravir les échelons hiérarchiques. Nous n’avons pas un tel
système. Il nous reste à peine dix ans pour le reconstruire. Ou on réussit ou
une autre descente aux enfers plus grave que celle des années soixante-dix nous
attend.
Abdelhak
Lamiri
(PH.
D. en sciences de gestion)
In
El Watan, 06 février 2012
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