Par
Rachid Tlemçani
A
la surprise générale, les islamistes en Tunisie, au Maroc et en Egypte ont
remporté des victoires électorales, lors de la tenue d’élections législatives, perçues
comme les plus démocratiques que la région ait jamais connues dans son histoire.
La surprise était d’autant plus grande que les islamistes, qui ne se sont pas
positionnés à l’avant-garde des mouvements de protestations, ont remporté une
grande victoire. Les islamistes marocains et algériens ont même condamné le
Printemps arabe, ils ont prétendu que ces manifestations sont manipulées de
l’extérieur. A la lumière de ces élections, de nombreux observateurs en Europe
et aux USA suivent attentivement les élections législatives en Algérie. Ces
observateurs se demandent si le Printemps arabe n’est pas en train de
transformer le Maghreb des peuples en un Maghreb islamiste ?
Candidats
et protestations
Afin
de discréditer le débat démocratique, une vingtaine de partis politiques, sans assise sociale et sans programme politique, furent
créés, du jour au lendemain, en prévision des législatives du 10 mai 2012. Ainsi,
44 partis participent à ce scrutin, avec 1842 listes de candidatures, auxquelles
s’ajoutent 183 listes de candidats indépendants. 25 800 candidats sont entrés
en compétition, ce nombre a presque doublé par rapport aux précédentes
élections. Le nombre de sièges a aussi augmenté, il passe de 369 à 462, dont 30%
de femmes. Ce scrutin s’inscrit dans un contexte socioéconomique et politique
explosif, aussi bien le long des frontières, à la suite de la crise malienne, qu’à
l’intérieur du pays. Au niveau intérieur, les citoyens recourent de plus en
plus à l’émeute, aux sit-in, aux grèves de la faim, à l’immolation et à la
harga pour faire entendre leur voix. La violence s’est installée au fil de la
crise sécuritaire comme l’intermédiation entre Etat et société et entre élites
et peuple.
Légitimation
du néo-autoritarisme
Depuis
l’élection du président Abdelaziz Bouteflika, l’hyper-présidentialisme a annulé
de facto les prérogatives constitutionnelles de l’APN. La formation du
gouvernement relève du seul désir du chef de l’Etat et n’obéit à aucune
contrainte constitutionnelle. Aucun des grands dossiers sensibles, comme le
bilan sécuritaire, la réconciliation nationale ou les grosses affaires de
corruption (Khalifa, l’autoroute Est-Ouest, Sonatrach…), n’a fait l’objet d’enquête
parlementaire. Il est même arrivé au Parlement de renier ses propres décisions (loi
sur les hydrocarbures de 2006 et code des investissements 2009). Les députés
ont pris l’habitude de se contenter de valider les décisions importantes du
pays prises en-dehors des institutions formelles. Les députés ne sont
évidemment pas dupes de la mission que le pouvoir leur assigne, ils sont même
conscients des limites à ne pas transgresser. Dans une telle situation, les
députés préfèrent tout bonnement vaquer à leurs affaires personnelles au lieu
de s’occuper des affaires de la communauté. Le phénomène de l’absentéisme des
députés a ainsi pris des proportions alarmantes. Des sessions plénières et des
réunions des commissions sont tout simplement reportées faute de quorum. Pour
pallier ce phénomène, le gouvernement compte introduire des amendements au
règlement intérieur de l’APN. En un mot, le Parlement est relégué à un simple
rôle de légitimation des décisions prises par le pouvoir occulte. En dépit de
tout cela, le nombre de députés, dont les honoraires ont substantiellement
augmenté, s’est élargi pour la prochaine assemblée.
Question
de la fraude électorale
Aucun
projet de loi n’a été initié pratiquement par l’APN durant trois législatures. Il
était plus rationnel toutefois de réduire le nombre de députés pour des raisons
de restrictions budgétaires en ces temps de crise. Mais l’Etat algérien est
riche financièrement, la paix des braves au détriment de l’intérêt national n’a
pas de prix. Il est bien sûr admis aujourd’hui que la fraude a caractérisé
toutes les élections ainsi que les référendums, aussi bien sous le régime du
parti unique, que sous le régime du multipartisme. Les responsables politiques,
au pouvoir et dans l’opposition, ont publiquement reconnu, ces derniers temps, que
les précédentes élections ont été
entachées de fraude massive. Les résultats électoraux ont fait l’objet de
quotas octroyés à des groupes politiques, des clans et des personnalités. Ces
quotas sont attribués selon des règles non écrites au sein du cabinet noir.
Le
président Bouteflika, lui-même, a estimé qu’on a eu des élections à la Naegelen. «Depuis 62, le
peuple n’a pas choisi librement les hommes appelés à diriger son destin», a-t-il
souligné. Mais cette fois, les gouvernants nous assurent que le prochain
scrutin sera libre et transparent. Les règles du jeu ont-elles pour autant
changé ?
Taux
de participation
Sans
grande surprise, le citoyen algérien accorde très peu d’intérêt aux élections
dans son pays, alors qu’il a suivi attentivement l’élection présidentielle en
France. L’image de l’élu est dégradée aux yeux des électeurs. Le député est
souvent associé à la recherche d’une aisance financière et d’une opportunité
pour faire de bonnes affaires. Sans grande surprise, le taux réel de
participation a été de tout temps très faible. Le taux officiel a été de 35%
aux élections législatives de 2007.
La
plus grande crainte des gouvernements pour le prochain scrutin est celle d’une
très faible mobilisation électorale. Un taux élevé est jugé toutefois
nécessaire pour crédibiliser les politiques mises en place durant trois mandats,
d’autant plus que le président
Bouteflika
ne compte pas briguer un quatrième mandat. Les plus hautes autorités de l’Etat,
ainsi que des partis politiques n’ont pas cessé d’appeler avant même le
lancement officiel de la campagne électorale à participer massivement à ce
scrutin. Pour encourager les lecteurs à aller voter, les pouvoirs publics n’ont
pas lésiné sur les moyens, y compris le chantage et la vindicte. Rien ne
réprime pourtant dans la législation algérienne le boycott ou l’abstention.
Les
candidats ont même déclaré que la prochaine législature fera office d’Assemblée
constituante. Il semble que le président de la République confierait
aux nouveaux députés la mission de réviser la Constitution. Si
c’est le cas, la constitutionalité de cette assemblée sera problématique.
Le
président Bouteflika lui-même est impliqué dans les prochaines élections
législatives. Très peu loquace d’habitude, il a appelé cette fois-ci à
plusieurs reprises les Algériens à voter massivement, alors qu’il ne s’était
pas impliqué lors des précédentes élections. Il
a qualifié le scrutin du 10 mai
d’élection de rupture, c’est-à-dire de passage d’une époque à une autre. Le
prochain scrutin constitue, selon lui, une date historique aussi importante que
le déclenchement de la
Révolution. Il a, en effet, lancé à l’occasion de la Fête internationale du
travail un nouvel appel à voter massivement. Il a indiqué que «le prochain
scrutin connaîtra une large participation des partis, y compris ceux
nouvellement agréés, pour donner naissance à un Parlement démocratique et
pluraliste». Le président de la
République a toutefois mis en garde contre les conséquences
de l’abstention parce que «tous les regards sont tournés vers l’Algérie». Comme
prévision, le taux officiel de participation sera largement supérieur à celui
du précédent scrutin.
Particularités
du scrutin
La
lutte au sein des partis pour le positionnement sur les listes a amplifié
considérablement le discrédit de ces
élections. Au FLN, par exemple, 34 000 personnes ont déposé des dossiers
de candidature. Des membres du comité central et des ministres furent écartés
de la liste des candidatures. Les luttes internes ont débordé sur la place
publique. Les chefs de certains partis politiques soumettent les candidats
désireux d’être en tête de liste électorale à une contribution financière. Ces
élections sont associées aux «élections de la chkara» (sac poubelle). L’argent
amassé dans l’économie informelle et le bazar a fait une entrée tapageuse dans
la campagne électorale.
Comme
autre particularité, le RCD, qui, ayant participé aux législatives précédentes,
a décidé de boycotter ce scrutin. La
fraude a commencé, selon Saïd Sadi, avec la mise à jour du fichier électoral. En
revanche, le FFS a décidé de participer à ce scrutin. Pour Aït
Ahmed,
cette participation permet à ses militants de se redéployer sur le terrain de
l’action politique. Très étrange, Aït Ahmed n’a pas jugé utile de rentrer au
pays pour activer une campagne électorale insipide. De par son charisme et sa
probité, sa présence aurait pu la vitaliser. Il semble que le FFS aurait
contracté un deal avec le pouvoir. Comme élément, un quota de députés lui
aurait été attribué pour constituer un groupe parlementaire. Le FFS sera de ce
fait le porte-parole de la question berbère au sein de l’APN. Comme autre
facteur en faveur de la participation, elle s’explique par la crainte des
retombées de la crise sécuritaire régionale. Cet argument est développé, par
ailleurs, par tous les groupes politiques en faveur de la participation. En cas
de faible participation, avertissent-ils, le puissant mouvement social sans
leadership risque de déraper. Dans un tel scénario, le chaos guette le pays et,
par conséquent, l’OTAN interviendra dans le pays pour rétablir l’ordre à
l’image de la Libye. La
«théorie du complot» des années 1960 et 1970 est actualisée du jour au lendemain.
Un discours désuet est-il en mesure de mobiliser la génération post-octobre, la
génération des réseaux sociaux ?
Islam
séculier et Islam messianique
La
lutte entre les partis islamistes, dont le nombre a atteint sept, est devenue
plus impitoyable qu’avant. Chaque groupe tente d’émerger comme le parti
islamiste hégémonique. Ainsi, trois groupes islamistes, sous l’appellation
l’Alliance de l’Algérie verte se sont mis d’accord pour proposer une liste
commune. Dominée par le MSP, cette alliance compte remporter 120 sur 462 sièges
au sein de la nouvelle assemblée. Rappelons que les islamistes en participant
aux gouvernements depuis l’instauration du multipartisme ne se sont pas
distingués outre mesure par un comportement particulier. La gestion de leurs
départements ministériels ainsi que les autres institutions a été aussi
caractérisée par la corruption, le népotisme et la dilapidation des deniers
publics. Autre faiblesse de cette alliance, Abdelmadjid Menasra, un dissident a
formé son propre parti, le FCN. Le MSP
ne pourrait dans aucun cas de figure remporter les 120 sièges, soit plus de 25%,
contrairement à ses estimations, à la suite d’un scrutin libre et transparent. Parmi
les nouveaux partis, le FJD que préside le revenant Abdallah Djaballah, est celui
qui a fait la plus probante démonstration de vitalité aussitôt son agrément
obtenu. Plus circonspect que les autres, Djaballah ambitionne clairement de
faire du FJD la force dominante au sein de la mouvance islamiste et de
contribuer ainsi à la construction du Maghreb islamiste. Les islamistes
d’aujourd’hui, qui préfèrent être perçus comme des démocrates musulmans, à
l’image des chrétiens démocrates, ne sont pas ceux d’hier. Leur profession de
foi n’est plus l’instauration de la justice sociale. Ils ont participé à la
mise en place des politiques néolibérales, souvent avec un zèle démesuré.
Comme
conséquence immédiate, la fracture sociale s’est considérablement élargie. A
l’inverse, le leadership islamiste s’est rapidement embourgeoisé en parvenant à
dominer durant la lutte antiterroriste plusieurs secteurs d’activité de
l’économie du bazar. «L’Islam est la solution», ce slogan qui a fait recette
dans les années 1980 et 1990 n’est plus d’actualité. Il s’est substitué à un
autre, «La solution est le bazar». L’islamo-business
est devenu une forme de rente idéologique. Tout compte fait, l’Islam
messianique, toutes tendances confondues, ne peut pas être crédité de plus de 15%
des voix à la suite d’une élection libre et transparente. En revanche, le
président du FLN s’est aventuré à estimer que ce courant remportera 30% des
voix !
Scénarios
Comme
premier scénario, les islamistes auront la majorité absolue à l’APN. Dans ce
cas de figure, ils poursuivront la campagne de l’islamisation (fermeture des
bars, port du hidjab, construction de la Mosquée d’Alger,
d’Oran, d’Annaba…). Ils seront en charge pour le moment des affaires
sociales et culturelles. Le scénario du chaos n’est pas probable. Il n’est pas
encouragé, en opposition aux tenants du complot, par la France et les USA. L’Islam
arabe est-il soluble dans la démocratie à l’image de l’Islam turc ?
Comme
second scénario, la prochaine assemblée serait partagée en 3 grandes mouvances,
un pôle islamiste, un pôle nationalo-démocrate et un troisième pôle constitué
de «partis-éprouvettes» et d’indépendants. Ce dernier jouera le rôle de
balancier au cas où la lutte de sérail ne parvient pas à maintenir un équilibre
précaire. Le maintien du statu quo dans une assemblée mosaïque est jugé
nécessaire pour pouvoir sceller un consensus à la succession du président
Bouteflika. La question du pouvoir civil/pouvoir militaire que le Congrès de la Soummam a tranchée se pose
aujourd’hui d’une façon plus archaïque qu’hier.
Plus de 20 ans de multipartisme, le pouvoir politique se pose d’une
manière régionaliste et tribale : l’Ouest contre l’Est, village contre village.
La stabilité précaire l’emporte toujours sur la stabilité dynamique. La crise
régionale perçue comme sécuritaire a réconforté les tenants de la politique du
tout sécuritaire et de la normalisation sécuritaire. Selon toute vraisemblance,
ce n’est pas un civil qui prendrait cette fois-ci la tête de l’Etat.
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