Par
Ali Mebroukine
Plus
que jamais, notre pays a besoin d’avoir à sa tête des dirigeants responsables, sages,
serviteurs de l’intérêt général, pourvus de la capacité de résoudre les
problèmes du pays qui sont devenus de plus en plus complexes, à cause des
multiples régulations que l’Etat doit assurer dans tous les domaines (économique,
social, culturel, scolaire, sécuritaire, etc.). Le constat d’échec est édifiant,
et le CNES, peu suspecté d’ostracisme à l’endroit du pouvoir en place, surtout
depuis la désignation de Mohamed Seghir Babès à sa tête, vient d’en apporter la
preuve documentaire la plus irréfutable.
Lorsque le Premier ministre se fait le
simple commentateur de l’actualité, en dénonçant le crime organisé et le grand
banditisme, il confesse son impuissance à prévenir et endiguer ces deux fléaux,
et par voie de conséquence son inaptitude à gouverner le pays. Jamais la délinquance
financière n’aurait atteint les sommets dramatiques qui sont aujourd’hui les
siens, — ce qui augure mal du reste de l’avènement d’un Etat de droit avant des
temps très lointains —, si l’Exécutif et les appareils répressifs qui lui sont
subordonnés avaient été au service de l’intérêt de l’économie nationale, au
lieu d’être asservis aux clans et factions, dont les barons de l’informel ne
sont que les fidéicommis. Qui peut le plus peut le moins.
Si
un nombre non négligeable d’innocents (je ne peux manquer de penser à Mohamed
Antri Bouzar pour lequel le patron des boissons Rouiba, le courageux Slim
Othmani, ne cesse de se battre pour qu’il puisse bénéficier d’une grâce) peuvent
être détenus des années durant, au mépris des règles les plus élémentaires de
la procédure pénale, comment expliquer à l’opinion publique que les plus grands
criminels en col blanc, suspectés d’évasion fiscale et de capitaux hors du
territoire national, de contrebande aux frontières pour des montants avoisinant
les 15 milliards de dollars par an, de trafic de drogue dure (cocaïne et
héroïne), d’importation de véhicules volés à l’étranger qui sont activement
recherchés par Interpol (M. Dominique de Villepin, alors ministre de
l’Intérieur du gouvernement français, avait, en 2004, effectué une visite
officielle en Algérie à la seule fin d’alerter le président de la République sur
l’ampleur inégalée du phénomène des vols de véhicules à partir du territoire
français et qui entraient sans difficultés sur le territoire algérien) coulent
des jours paisibles sous le ciel d’Algérie, ou quittent le pays en se jouant
des contrôles de la PAF,
ou encore sont élargis après avoir purgé seulement le 1/20e de leur peine, lorsque
par extraordinaire il leur arrive d’être jugés puis condamnés. Que le Premier
ministre réponde.
S’il
est si facile de faire condamner dans notre beau pays des innocents, il ne
devrait pas être tellement compliqué de laisser la police judiciaire et les
magistrats (dont un grand nombre sont compétents et intègres, quoique puissent
en dire les thuriféraires zélés d’une dépénalisation sans bénéfice d’inventaire
de l’acte de gestion) aller jusqu’au bout de leurs investigations visant ces
nouveaux fossoyeurs de l’Algérie indépendante, à propos desquels le retrait de
leur nationale d’origine devrait être désormais à l’ordre du jour, quel que
impressionnant que puisse être leur nombre. Entendre un Premier ministre se
contenter de pousser des cris d’orfraie devant la montée de la corruption et de
l’affairisme le plus sordide, alors qu’il est à la tête du RND depuis 1997, laisse
pantois. N’a-t-il pas été le deuxième personnage de l’Exécutif à quatre
reprises en 15 ans ? Last but not least, personne n’ignore que l’Alliance
présidentielle au sein de laquelle son parti
joue un rôle prépondérant gouverne sans partage le pays, que la société
civile est éclatée, que l’opposition n’est qu’une coquille vide et que les
élites intellectuelles ont démissionné de leur office moral depuis longtemps.
Un patriotisme économique en trompe-l’œil
Quelques
exemples suffiront à montrer que ce pays est gouverné de façon particulièrement
insolite. Lorsque le Premier ministre fustige le FMI, en déclarant qu’il est
fini le temps où celui-ci dictait aux autorités algériennes la conduite à tenir
en matière de gestion des équilibres macro-économiques, il fait preuve d’une
profonde immaturité politique. D’abord, le FMI ne porte aucune responsabilité
dans l’endettement massif que le pays a connu à partir du milieu des années 1980
et tout au long des années 1990. Si les autorités algériennes ont été obligées,
après moult hésitations, les unes plus injustifiées que les autres, de
rééchelonner in fine leur dette, c’est à cause de la succession d’impérities
commises par les successeurs de Houari Boumediène, alors que depuis quelques
années, le FMI ne cesse de rappeler l’Algérie, comme il le fait à l’égard de
tous les Etats prenant des libertés avec la gestion de leurs finances publiques,
à une meilleure gouvernance de ses dépenses publiques.
Jusqu’à
preuve du contraire, le ministre des Finances algérien est désigné par le
président de la République
et non par le conseil d’administration du FMI. L’Algérie n’est pas, que l’on
sache, formellement inféodée à quelque institution internationale que ce soit. Le
rappeler avec ostentation relève d’une rhétorique inepte. Cela dit, il est
normal que l’Algérie, en sa qualité de membre du Fonds, contribue à la
stabilité financière internationale et à la consolidation des fondements de la
reprise économique mondiale. Faut-il rappeler au Premier ministre que les
ressources sollicitées par le FMI des Etats membres (d’un montant de 430
milliards de dollars) seront mises à la disposition des Etats pour la
prévention et la résolution des crises qu’ils traversent et pour répondre aux
besoins de financements qu’ils expriment. Il s’agit de prêts et non de dons.
Ces
prêts seront remboursés à l’issue d’une échéance à négocier et seront majorés des intérêts de droit, comme vient de
le rappeler la directrice générale du FMI, le 20 avril dernier. Pas de quoi
fouetter un chat. Au moment où l’Algérie laborieuse (celle qui vit
exclusivement des fruits de son labeur et non, bien évidemment, l’Algérie des
rentiers et des spéculateurs), s’interroge sur la destination des milliards de
dollars qui prennent chaque année la poudre d’escampette vers les paradis
fiscaux, au moins sera-t-elle fixée sur le montant de la contribution de
l’Algérie au FMI, ainsi que sur celui des intérêts qu’elle rapportera au Trésor
public. Le Premier ministre n’a pas le droit de mettre en porte-à- faux notre
pays par rapport à des institutions internationales que ses successeurs
pourraient être amenés à solliciter si, comme tous les éléments disponibles le
donnent hélas à penser, des ajustements macro-économiques délicats devaient être
opérés dans les années qui viennent pour obvier à la dérive actuelle des
finances publiques.
Sur
un autre registre, le patriotisme économique ne peut pas se décliner en
déclarations d’intentions, effets d’annonce ou professions de foi stériles. Plus
fondamentalement, le patriotisme économique est une chose, le non-respect par
l’Algérie de ses engagements internationaux en est une autre. Lorsque l’Algérie
s’engage par voie de traités et de conventions internationales, elle le fait en
tant qu’Etat souverain et indépendant, nul ne pouvant, en principe la mettre en
situation de conclure des accords qui nuiraient à ses intérêts. Or, que de lois
et de décrets, présidentiels comme exécutifs, pris ultérieurement à
l’introduction dans l’ordre juridique algérien de conventions internationales
dûment ratifiées et que la
Constitution (première source du droit) dote d’une autorité
juridique supérieure aux lois, ne sont-ils pas venus remettre en question les
avantages et privilèges accordés aux investisseurs étrangers et consacrés dans
des clauses dites de stabilisation et d’intangibilité qui prémunissent ces
investisseurs contre les aléas législatifs résultant d’une modification des
lois et règlements applicables sur le territoire algérien. Jamais depuis
l’indépendance, il n’y a eu autant de menaces de la part des investisseurs
étrangers de recourir à l’arbitrage international contre l’Etat algérien et
toujours dans les domaines stratégiques (hydrocarbures, télécommunications).
Où
est l’Etat législateur ? Ceux qui ratifient les conventions internationales
appartiennent-ils à une autre administration d’Etat que ceux qui conçoivent les
textes qui leur portent atteinte ? S’agissant de la stratégie industrielle, véritable
serpent de mer des deux dernières législatures, le Premier ministre porte une
part de responsabilité écrasante dans la poursuite du processus de
désindustrialisation du pays, puisqu’aussi bien depuis 1999, il n’y a pas eu
l’esquisse d’une esquisse de stratégie de redéploiement de l’appareil de
production. Hamid Temmar se défend de tout immobilisme et semble accabler le
Premier ministre qui aurait bloqué toutes ses initiatives depuis 2004. Ce qui
ne fait pas de doute, par contre, est qu’en cette année 2012, l’Algérie ne
dispose plus d’aucun avantage comparatif au sein de l’espace euro-méditerranéen
parmi les pays de l’Est et du Sud de cette région, comme le prouve
surabondamment l’implantation d’une usine de montage de véhicules Renault au
Maroc et le refus prévisible de la firme Renault d’installer une usine comparable
en Algérie.
Et
comme si cela ne suffisait pas à notre malheur, voilà le Premier ministre qui
lance à la volée une algarade à l’endroit de la Turquie officielle, allant
jusqu’à évoquer la fuite du dey Hussein d’Alger devant les troupes françaises
d’occupation du maréchal de Bourmont en juillet 1830. Dérapages délibérés ou
actes manqués, ils en disent long sur l’état d’esprit de certains de ceux qui
gouvernent ce pays et démontrent le peu de respect et de considération dû à un
pays frère qui comptera parmi les dix plus grandes puissances économiques du
monde à l’horizon 2023. Lorsqu’on sait, par ailleurs, que la Turquie avait d’ambitieux
projets de partenariat avec l’Algérie, dont notamment la fabrication de
produits à haute valeur ajoutée destinés à l’exportation vers les pays
d’Afrique qui connaissent depuis quelques années une forte croissance
économique, on reste stupéfait devant un tel aveuglement.
Une
gouvernance approximative et improvisée
La
loi de Finances complémentaire pour 2009 devait modifier en profondeur la
structuration de l’appareil de production de l’Algérie, puisqu’elle était aussi
bien censée, selon les propres termes du ministre des Finances, consacrer le
choix de l’Algérie en faveur de l’industrialisation par substitution aux
importations et une stratégie d’industrialisation par valorisation des
exportations. C’est la première fois dans l’histoire moderne des nations qu’une
loi de finances, qui plus est, complémentaire, recèle cette vocation de poser
les linéaments d’une double stratégie d’industrialisation qu’aucun pays dans le
monde n’a pu encore réaliser à ce jour. Cette prétendue instrumentation d’une
nouvelle politique économique, plus que son caractère hétérodoxe, révèle la
profondeur du mépris affiché par le Premier ministre à l’égard de tous les
experts et spécialistes algériens qui ont dédié toute leur vie à l’étude et
l’analyse de l’économie algérienne, en mettant en garde l’Exécutif contre ses
choix et son impuissance à encourager la diversification de l’économie
nationale, autrement que par l’incantation.
Elle
vient confirmer le fait que le gouvernement se gausse complètement des
réactions que suscite sa propension à vouloir tordre le cou aux concepts et aux
notions les mieux établis en sciences économiques et en économie politique. Ce
que l’on observe trois années après l’adoption de la LFC pour 2009, est que les
importations n’ont cessé d’augmenter, que les fraudeurs qui devaient être
radiés de tous les registres du CNRC n’ont pas désarmé ou ont cédé la place à
plus malfaisants qu’eux, que les exportations stagnent, cependant que la
dépendance de l’Algérie à l’égard du pétrole augmente à mesure que
s’accroissent les besoins sociaux des populations, l’achèvement de la transition
démographique ne devant faire sentir ses premiers effets qu’à l’horizon 2025, mais
alors le vieillissement de la population induira une augmentation considérable
des dépenses de santé que la sécurité sociale ne pourra, à elle seule, prendre
en charge, ainsi qu’une remise à plat de la retraite par répartition, tout au
moins dans ses modalités actuelles.
Là,
résident les défis du futur et nulle part ailleurs. Ni la situation sécuritaire
prévalant dans la zone sahélo-saharienne ni les relents de terrorisme
international, qui se trouvent imbriqués dans des liens complexes avec le crime
organisé, ne menacent la stabilité du pays qui en a vu bien d’autres. C’est
dans la gouvernance calamiteuse des affaires de l’Etat (que le CNES vient de
mettre au jour de façon magistrale suite à une commande du chef de l’Etat) que
gît la plus grande incertitude quant à l’avenir du pays et au destin des
générations montantes. Mais si constat d’échec de l’action du gouvernement il y
a, on s’en voudra de faire croire que les personnalités appelées à lui succéder
feront subir au pays le saut qualitatif dont il a urgemment besoin.
50
ans après l’accession de l’Algérie à l’indépendance et 23 ans après l’adoption
du constitutionnalisme libéral, la société politique algérienne reste trop peu
différenciée. Les mécanismes d’allégeance personnelle, les réseaux
clientélistes, les solidarités familiales, claniques, tribales et, depuis 1999,
confrériques, continuent de germer sur un terreau aussi fertile que celui qui
avait irrigué les liens primordiaux à l’époque de l’Algérie précoloniale. C’est
assez souligner le caractère potentiellement statique de notre société. Certes,
il est exact qu’il existe un relatif polycentrisme des pouvoirs (rendu
nécessaire pour la survie même du régime et imposé également par l’insertion
contrainte de l’Algérie dans la globalisation), un certain pluralisme
idéologique au sein de la société (attesté, entre autres signes, par l’extrême
diversité des pratiques religieuses et un Islam revivaliste qui s’inscrit à
rebours de l’islamisme radical des années 1990) ainsi qu’une certaine liberté
d’expression qui incommode d’autant moins le pouvoir que le lectorat de la
presse critique se rétrécit comme une peau de chagrin.
Toutefois,
l’ensemble des ces éléments ne font pas de l’Algérie une démocratie, ni même un
pays en transition vers l’Etat de droit, il s’en faut de beaucoup. Le
traitement policier des conflits, la violence judiciaire qui s’exerce
principalement sur les lampistes et les électrons libres continuent de s’y
déployer sur fond d’anomie sociale, d’apathie et d’indolence d’un corps social,
hanté par les risques de dégradation de son pouvoir d’achat et les difficultés
d’accès principalement aux soins, à l’éducation et à l’habitat social. L’appropriation de la rente pétrolière par
une minorité de privilégiés qui n’entendent fidéliser que des groupes sociaux
étriqués ne disposant d’aucun ancrage social, exacerbe les frustrations
sociales et alimente un incivisme et une indiscipline dans le travail qui ne laissent
pas d’inquiéter, paradoxalement au moment où la mobilisation de toutes les
forces vives du pays est devenue un impératif pour préparer l’après pétrole.
Seule,
pourtant, une véritable diversification de l’économie algérienne, pour laquelle
milite activement le FCE, serait de nature à redistribuer les cartes en
augmentant l’autonomie de tous les acteurs économiques, sociaux et culturels
par rapport à l’Etat, tout en accroissant la part dans le PIB de la richesse
produite par le travail des hommes et des femmes aux dépens de celle des
hydrocarbures. Malheureusement, il est
impossible de se dissimuler le degré d’imprégnation de la mentalité rentière
dans les comportements de la quasi-totalité de nos compatriotes, c’est dire si
le chemin qui conduit à la vertu économique est encore long.
Le
Premier ministre aurait fait preuve d’humilité devant les faits, de modération
dans son expression publique et de davantage de considération pour les
populations algériennes (auxquelles il demandait, il y a encore quelques mois, de
rendre grâce au ciel que les écoles publiques gratuites puissent servir de
garderies pour leurs enfants) qu’il aurait été malséant de l’accabler. Mais
grisé par les assurances supposées ou réelles qu’il aurait reçues de ses
mentors sans lesquels il ne serait encore qu’un illustre inconnu, il a préféré
prendre le parti de la condescendance, du paternalisme et du mépris pour
s’adresser aux Algériens, qui, dans leur écrasante majorité, le rejettent.
Ali
Mebroukine : professeur à l’université d’Alger
In
El Watan 10 mai 2012
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