Pour comprendre la place ou plutôt le devenir de la laïcité, en tant qu’idée et pratique, dans les sociétés musulmanes contemporaines, il faut éviter surtout l’approche culturaliste simpliste prédominant dans les études orientales. Cette approche suppose à tort que la laïcité est une valeur culturelle propre à certaines cultures, que les cultures n’évoluent pratiquement pas et que les organisations sociales des différentes communautés sont déterminées en grande partie par ces cultures toujours identiques à elles-mêmes. Je pense, au contraire, que l’émergence et le développement du phénomène de laïcité en tant que valeur et pratique sociétale ne peuvent être saisis que dans le cadre de l’avènement de la modernité, en Orient musulman comme en Occident chrétien.
Ainsi s’explique la présence dans le monde des conceptions et des modalités d’articulation différentes du politique et du religieux (rapports de coopération, de compétition ou de conflit ouvert), s’écalèrent les avancées et les impasses que l’on peut observer dans les processus de modernisation. Même dans les pays appartenant à la même culture et traversant les mêmes avatars de l’histoire comme les pays musulmans avec leur combat commun pour la rénovation religieuse et contre la colonisation européenne, les processus de modernisation ne sont pas les mêmes. Ce n’est pas la place de la laïcité dans l’idéologie dominante ou dans la perception de la modernité qui change, en rapport avec les différentes trajectoires historiques, mais également sa sémantique.
La laïcité n’a la même valeur et la même signification ni dans les différentes cultures modernes, ni chez les différents groupes sociaux. Comme le montre l’exemple de la Turquie, de l’Asie du Sud-Est, de l’Iran, de l’Asie centrale, de l’Afrique et du monde arabe, le devenir de la laïcité est étroitement lié aux processus particuliers de modernisation, c’est-à-dire aussi aux possibilités d’insertion et d’exclusion que ces processus ouvrent aux différentes parties des populations dans l’exercice réel des valeurs matérielles et morales de la modernité qui est par définition séculière.
Laïcité et sécularisme
Pour saisir la signification de cette dynamique de modernisation qui est à la fois uniformisation (car aucune société ne vit aujourd’hui réellement en dehors de la modernité et des critères uniques qu’elle impose aux sociétés, même lorsqu’elle reste inachevée) et différenciation (due à la singularité de chaque projet de modernisation), il faut distinguer entre sécularisme et laïcité. Utilisés souvent comme synonymes, ces deux concepts couvrent des réalités différentes. Le sécularisme désigne une tendance objective, nécessaire et universelle — puisqu’il n’y a pas de modernité sans sécularisation — à faire passer la plupart des valeurs sociales qui ont été associées pendant la période médiévale au domaine du sacré dans celui du profane. Il signifie la désacralisation d’un vaste champ d’activités dont celui de l’organisation sociale. Celle-ci ne se perçoit plus comme une donnée naturelle exigeant l’adhésion automatique aux valeurs établies, mais comme un produit de l’histoire et des politiques humaines. Elle peut donc être soumise à la critique rationnelle et de transformation volontaire. La sécularisation, phénomène de civilisation, se manifeste dans l’émergence d’aspirations, d’attitudes et de comportements nouveaux. Elle impose un nouvel aménagement de l’espace public en accord avec les valeurs de l’émancipation politique et de la liberté de conscience.
La laïcité, par contre, est une représentation et, par conséquent, un fait subjectif en rapport avec la conscience et la position dans le système du sujet : individu ou groupe social. Les types de représentation, et donc la conception particulière de la laïcité propre à chaque société, se déterminent plus par les modalités d’accès à la modernité que par la religion d’origine ou la culture pré-moderne.
En France où ordre politico-social et ordre religieux étaient liés et solidaires, le combat pour l’émancipation politique et sociale ne pouvait être dissocié du combat contre la domination de l’idéologie religieuse et cléricale. L’affermissement de l’autonomie et de la liberté de l’homme supposait l’affirmation parallèle de l’autonomie de la raison. Sécularisation et laïcisation constituaient un seul et même processus, donnant naissance à une conception de la modernité républicaine, radicale et positiviste, imposant une séparation nette du spirituel et du temporel, du politique et du religieux. En Amérique comme dans le reste de l’Europe, la désacralisation du monde et de la société s’est réalisée sans grand heurt avec le pouvoir intellectuel et politique du clergé. Elle a donné naissance à une version très diluée de laïcité à tel point que Tocqueville considérait l’harmonie existant entre religion et politique comme l’un des principaux fondements de la démocratie en Amérique. On peut observer de même que la Grande-Bretagne n’est pas aujourd’hui moins moderne ou moins sécularisée parce que la démocratie s’y accommode mieux avec un pouvoir spirituel reconnu ou parce que la Reine continue à y exercer la double fonction de chef d’État et de chef d’Église.
Monde arabe : sécularisation sans laïcisation
Dans les sociétés arabes contemporaines, la dissociation entre le processus de sécularisation (objective) et celui de laïcisation (subjective) est mieux affirmée, et cela pour deux raisons. Mais, là aussi, il faut parler des sociétés arabes et non du monde arabe, car l’histoire de l’insertion de ces sociétés dans la modernité n’est pas identique, même si une grande solidarité, politique et psychique, s’est créée entre ces différents pays dans le combat commun contre la colonisation et le féodalisme, pour l’affirmation de soi et le développement.
La première raison de cette dissociation est que le combat pour la modernité a été essentiellement un combat contre la domination étrangère, coloniale ou impériale, et non contre un ennemi intérieur.
Pour accéder à l’indépendance, assurer le développement culturel, politique et social, vaincre l’oppression, les élites locales soutenues par la majorité de la population ont dû mobiliser, sans distinction, toutes leurs ressources morales et intellectuelles et en particulier la solidarité religieuse. Pour tous les peuples qui se sont trouvés dans cette situation, l’aspiration à l’émancipation du joug colonial imposait la nécessité de maintenir au prix de l’occultation même des contradictions que ne cesse de provoquer le processus de modernisation. Même lorsque l’ennemi de cette émancipation était interne, incarné par les classes féodales ou semi-féodales, il ne pouvait être perçu que comme l’agent ou le valet de l’étranger. Ainsi, prises de court par la colonisation européenne avant d’avoir eu le temps de s’initier aux nouvelles valeurs et d’élaborer une culture moderne propre, les sociétés arabes musulmanes n’avaient pas d’autre alternative que de compter sur le seul capital symbolique qui était encore en leur possession si elles ne voulaient pas se laisser emporter par la tempête de la colonisation. La religion sortait de ce combat à la fois renforcée et rénovée. A sa dimension spirituelle traditionnelle s’ajoutera désormais une dimension géopolitique. Elle n’était plus un simple culte mais aussi un support identitaire. La critiquer ou la rejeter revenait à se défaire de son identité, à se trahir et à trahir sa communauté. Jusqu’aujourd’hui, on ne soumet à la critique que des interprétations supposées fausses de la religion, mais jamais la religion elle-même.
La deuxième raison est que l’appel aux réformes et à la modernisation est venu d’abord des groupes des oulémas éclairés. C’est devenu aujourd’hui une tradition que les oulémas les plus modernistes sont les alliés privilégiés de l’Etat moderne. Ce dernier compte sur eux non seulement pour neutraliser les courants conservateurs religieux, mais également pour légitimer ses politiques. Ainsi modernité et rénovation de la pensée musulmane ont toujours marché de concert et aucun Etat n’est prêt à sacrifier cet allié précieux sur l’autel de l’idéologie de la laïcité. Les intellectuels formés à l’occidentale se servent eux-mêmes, comme l’Etat, du modernisme religieux pour diffuser leur pensée. Même ceux qu’on considère aujourd’hui comme les précurseurs de la laïcité, tels que M. Abderraziq ou T. Husyan n’ont jamais parlé de laïcité. Ils étaient formés à l’université islamique traditionnelle d’Al-Azhar et se fondaient, comme tous les religieux éclairés sur la réinterprétation des textes sacrés. Pour déjouer toute velléité de retour de l’Egypte indépendante sous la souveraineté ottomane, A. Abderraziq a développé dans son livre devenu célèbre l’idée que le califat est une invention contraire aux enseignements islamiques. Il n’a formulé aucune critique sur la raison théologique.
Toute l’œuvre de l’Islah (réformisme islamique) qui a occupé la deuxième moitié du XIXe siècle a été réalisé pour convaincre les pouvoirs musulmans de s’engager dans la modernité. Les réformistes ont tout fait pour prouver que l’islam ne s’oppose pas à la modernité, bien au contraire, qu’il en est l’initiateur. Ce sont les musulmans qui, en trahissant l’esprit de leur religion, ont sombré dans l’ignorance et l’adversité. Le réformisme musulman a ainsi donné, grâce à la réinterprétation des textes, une signification nouvelle à un ensemble de traditions et de dogmes anciens. L’islam s’est trouvé, par l’intermédiaire de la modernité, transformé et valorisé. Cette tradition de l’Islah, impulsée dans le monde arabe par Jamal Eddin Al-Afaghani et ses disciples, continue encore aujourd’hui de marquer le rapport entre religieux et politique dans cette région. Les pouvoirs politiques arabes les plus laïques ne manquent pas de faire référence à l’islam ou à la religion en général pour légitimer leurs politiques, qu’il s’agisse des conflits avec des pays étrangers, des transformations politiques et sociales, voire même de l’application des politiques économiques, libérales ou socialistes.
Cela ne veut pas dire que la modernisation des sociétés arabes n’a pas engendré des courants résolument laïques. Mais ceux-ci ont toujours été minoritaires. Leur rayonnement n’est pas suffisant pour favoriser l’adhésion des masses aux nouvelles politiques, moins encore pour susciter un quelconque enthousiasme envers les valeurs de la modernité. Une fatwa en faveur de l’émancipation des femmes pèse beaucoup plus sur leur avenir que tous les articles des intellectuels laïques réunis. Mais, pour ne pas laisser les théocrates tirer argument de cette constatation, il faut dire que ces fatwas ne se font que grâce à la pression qu’exercent les intellectuels laïques sur les religieux.
Cependant, cette analyse de la place de la religion dans la formation de la modernité arabe reste très générale. Pour avoir une idée plus fine des rapports entre religion, politique, identité et modernité dans le monde arabe, il faut descendre plus en profondeur et analyser le processus de modernisation dans chacune des sociétés concernées.
Mais, on peut dire grosso modo que dans les sociétés arabes centrales du Machrek où l’initiation à la modernité culturelle sous le nom de la Nahda a précédé l’occupation européenne, le rapport de la religion à l’identité politique est beaucoup moins fort. C’est l’arabisme, concept à caractère tout à fait laïque qui occupe la scène jusqu’à la fin du XXe siècle. Libéré, ici, de cette fonction identitaire, l’islam semble mieux se prêter à l’effort de réinterprétation dans le sens de la modernité. La Nahda a préparé ainsi le terrain pour l’épanouissement de l’Islah, qui prépare lui aussi la scène à la montée de l’arabisme et au populisme. La tendance à la réconciliation, dans la conscience collective, entre religion et politique reste très forte et l’expression de la laïcité très timide. Dans les pays du Golfe où le tribalisme traditionnel, renforcé et manipulé par le colonialisme, a empêché globalement l’émergence et l’affermissement du courant de modernisation, la religion reste la force intellectuelle de loin la plus dominante, sinon exclusive. La stabilité des Etats, sinon leur continuité, dépend encore en grande partie en ce qui concerne les facteurs internes de l’alliance du clergé et de la chefferie tribale. La modernisation rapide qui s’est imposée depuis la découverte et l’exploitation du pétrole à la fin de la Deuxième Guerre mondiale revêt un caractère purement technique.
Elle reste donc extérieure et ne parvient pas, jusqu’à maintenant, à sécréter un univers symbolique correspondant. La modernité qui se développe à grands pas dans cette région devient comme une modernité gadget. La sécularisation qui s’accompagne de la censure intellectuelle et de l’interdiction de toute expression à caractère laïque se traduit par la perversion des valeurs traditionnelles : religieuses et tribales à la fois. Il n’y a plus ni spiritualité ni authenticité. Récupérée par le sommet de l’élite intellectuelle, engagée dans un combat désespéré contre un système dominé par un pouvoir alliant les deux sources d’aliénation, la religieuse et la patriarcale, la laïcité se transforme en une négation primaire de toute religion sinon en nihilisme.
Laïcité et islamisme : enjeux social et culturel
Ainsi, partout dans le monde arabe, l’idéologie majoritaire qui commande à la modernisation tend à réconcilier traditions locales et valeurs modernes et à éviter un débat ouvert sur la question de la laïcité.
Tout en s’opposant, souvent farouchement, aux interprétations conservatrices et sacralisantes de la religion, et malgré la séparation de fait des pouvoirs spirituels et temporels, cette idéologie se garde bien de parler de laïcité. Elle mise, au contraire, sur la rénovation de l’interprétation religieuse pour renforcer la politique de modernisation et légitimer la sécularisation. Tous les aspects que la modernité occidentale plaçait sous le signe de la laïcité ont été défendus, justifiés et encouragés, ici, par un discours religieux réformiste ou nationaliste. Il s’agit d’un compromis et d’une ambiguïté savamment entretenus pour dissimuler les tensions et tolérer la cohabitation des expressions laïques, semi-laïques et anti-laïques.
Cela dit, la laïcité comme représentation de la sécularisation a été un phénomène marginal, voire absent, jusqu’à une période très tardive. Elle ne se développera que face à la montée très récente des islamistes. L’amplification, dans les deux dernières décennies, de la contestation islamiste, parallèlement à la crise de la modernité qui sanctionne l’échec des projets de développement et de construction nationale, entraîne une mise en cause générale des politiques et des idéologies modernistes, y compris le modernisme d’inspiration islamique (le réformisme). Elle impose une révision déchirante des paradigmes dominants. Le compromis travaillé par les réformistes et plus tard par les nationalistes entre religieux et politique moderne, grâce à l’ambiguïté maintenue entre sécularisation et modernité, est de plus en plus rejeté, ouvrant automatiquement le débat classique sur la question du rapport du spirituel et du temporel.
L’enjeu de ce débat, qui surgit partout et presque en même temps dans l’ensemble du monde arabe, est double. Il est d’abord social. Il s’agit pour des classes moyennes relativement aisées et émancipées de préserver leur mode de vie, leurs libertés et leur confort, face aux larges couches populaires qui veulent mettre en question l’ordre établi. Par contre, dans leur opposition à cet ordre même, perçu à travers des politiques et des modes de répartition des revenus synonymes de discrimination sociale et d’oppression politique, ces mêmes couches populaires, disparates et éclatées, trouvent dans la religion une ressource culturelle propre, susceptible d’assurer la légitimité de leur action et la base d’identification et d’unification.
Le deuxième enjeu est global. Il concerne l’enracinement de la modernité dans les sociétés arabes, et par conséquent l’approfondissement du projet de modernisation entrepris il y un siècle et demi. Cependant, approfondissement ne veut pas dire nécessairement généralisation des valeurs de la civilisation moderne à l’ensemble de la population. Cela peut impliquer plutôt un élargissement du fossé qui sépare, au sein de la même société, les élites “civilisées”, c’est-à-dire consommatrice des valeurs séculières, des larges populations exclues qui n’ont rien d’autre à consommer que leurs propres misères et frustrations mélangées aux valeurs traditionnelles abandonnées par les premières.
Islamisme et identité sociale
L’islamisme qui rejette aujourd’hui toutes les formes de laïcité, menaçant de mettre la sécularisation dans l’impasse et d’entraver par conséquent les efforts de modernisation en profondeur des sociétés arabes, n’est pas la manifestation d’une continuité idéologique ou politique dans l’histoire musulmane. Au contraire, il constitue une rupture récente dans cette histoire moderne marquée, comme dans les histoires des sociétés non musulmanes, par la sécularisation empirique aussi foudroyante qu’inévitable. Cet islamisme n’a pas son origine dans le dogme de l’islam ou même dans la pensée islamique moderne, mais dans les processus bloqués de modernisation, c’est-à-dire dans les conditions d’une sous-modernité sans contenu moral ni avenir. Il incarne le rejet par de larges couches de la population musulmane et arabe d’un modèle de modernité qui n’a pu réaliser ses promesses. Il manifeste la crise de cette lumpen-modernité qui ne produit plus de sens et dont la première victime est l’homme même qu’elle n’a cessé d’exalter. D’ailleurs, l’islam politique n’est que l’une des multiples forces de rejet et de contestation de l’ordre établi qui resurgissent de cette crise. Le repli sur les identités ethniques, le retrait de larges secteurs d’opinion de la vie publique, le retour aux valeurs communautaires, comme le développement des mouvements migratoires, se nourrissent des mêmes peurs et des mêmes angoisses et répondent aux mêmes préoccupations. Tous ces phénomènes qui semblent apparemment éloignés traduisent le désenchantement des masses face à un projet de modernité dégradant et voué à l’échec, car il se trouve de toute façon (et la mondialisation le confirmera plus encore) dans l’impasse. De même que le conservatisme religieux et le repli sur soi ethnique, tribal, clanique ou familial — dominant aujourd’hui le champ social dans tous les pays où le progrès est une chimère — sont la manifestation d’une volonté affirmée de désertion à l’égard du système, de même la multiplication et l’aggravation des guerres internes, de la violence, de la criminalité, de la corruption généralisée, des organisations à caractère maffieux, donnent une idée de la manière dont la crise est exploitée par les différents acteurs sociaux et internationaux. Le lien qui unifie l’ensemble de ces phénomènes est la dislocation des sociétés et l’effondrement de toute stratégie nationale rendant possible la prolifération des stratégies particulières liées aux ressources spécifiques et variées que chacun des acteurs est susceptible de mobiliser. Le désarroi, la peur, la panique politique et idéologique pour les uns, la quête des meilleurs profits et positions pour les autres relancent la lutte de tous contre tous. Le déchaînement des guerres, des émeutes et des insurrections ne dévoile pas seulement la grande détresse des nations, il dissimule surtout la perte de tout espoir dans une éventuelle sortie de la crise.
La place du concept de laïcité dans la pensée arabe et musulmane contemporaine est déterminée par le rôle que la religion, ici l’islam, a joué ou a été appelée à jouer dans les trois combats qui ont marqué la naissance et la réalisation de la modernité dans les différentes sociétés : combats contre l’hégémonie ou la domination étrangère, contre les systèmes archaïques et féodaux traditionnels, enfin, contre les systèmes nationaux d’oppression et d’exclusion, nés des mouvements d’indépendance. L’islam a été à tour de rôle le premier support d’une identité nationale ou communautaire face à l’agression étrangère, la source principale de légitimation des transformations sociales et, enfin, la base de l’unification d’une multitude de groupes sociaux rejetés ou marginalisés, déclassés ou laissés-pour-compte de la modernité-modernisation. Dans aucun des trois moments essentiels de cette histoire, la laïcité comme une prise de conscience de la rupture épistémologique ou philosophique avec la religion que constitue la modernité n’a été utilisée comme porte-drapeau du combat pour l’émancipation politique et intellectuelle. N’ayant été investie d’aucune cause ou valeur positive, elle n’a accumulé aucun crédit symbolique et elle ne pouvait être, par conséquent, productrice de sens. Mis à part un certain nombre très limité d’intellectuels, aucune force politique ou sociale ne met la laïcité sur son agenda ou n’éprouve le besoin d’en faire une cause particulière. Toutes ou presque se battent pour la démocratie, la liberté d’opinion et de conscience, une meilleure justice sociale, l’Etat de droit, sans jamais penser que l’adhésion à l’idéologie laïque détermine ces combats ou conditionne la victoire.
Tous les partis politiques considèrent, indépendamment de leurs convictions idéologiques, que lier le combat pour la démocratie au combat pour la laïcité ne peut qu’être une affaire contre-productive, car risquant de mettre la cause démocratique en opposition avec la croyance religieuse. Il en va de même concernant les Etats modernes et séculiers qui fonctionnent depuis plus d’un siècle sans référence aucune à la laïcité. Aussi l’absence d’une telle référence n’a-t-elle pas empêché les différentes élites d’appliquer tous les programmes politiques : libéraux, nationalistes ou socialistes. Ce n’est pas non plus l’absence de référence à la laïcité dans le tableau de bord de l’intellectualisme arabe qui explique la crise des systèmes socio-politiques et les assauts qu’ils subissent de la part des mouvements islamistes. C’est, au contraire, cette crise même qui est à l’origine de la montée de la contestation sociale qui donne à l’islamisme minoritaire depuis plus d’un siècle l’occasion de revenir au devant de la scène politique et idéologique. Mais cette crise n’est elle-même qu’un dérivé de la crise de la modernité mise en évidence par un grand nombre d’auteurs contemporains. Seulement, si cette crise favorise, dans les pays du Nord, la rénovation de la pensée critique sur le chemin de la reconstruction des paramètres de la modernité ou de la projection des sociétés dans la postmodernité, elle conduit, dans les pays du Sud, à l’effondrement des modèles modernistes et à l’éclatement de toutes leurs contradictions, manifestes ou latentes, entraînant la crise des nouvelles instituions : Etat, nation, droit, politique, idéologie, etc.
Le problème de la laïcité n’est pas, à vrai dire, un problème religieux ou même culturel. Il est, avant tout, un problème politique dans le sens où le politique représente les règles constitutives d’un ordre sociétal fondant une communauté et une socialité. Il ne trouvera sa résolution ni dans une nouvelle interprétation plus ou moins tolérante ou rationnelle de l’islam, ni dans l’amplification et la généralisation, comme c’est encore le cas, de la répression. Car, contrairement aux thèses défendues par la plupart des prétendus spécialistes d’études islamiques, ce n’est pas la persistance du caractère médiéval ou l’opposition de l’islam à la modernité qui expliquent la montée de l’intégrisme, c’est l’impasse dans laquelle se trouve le projet de modernité arabe ou musulman, à cause de la dégradation des systèmes socio-politiques et de l’arrêt du progrès réel, qui explique l’engouement de larges secteurs de l’opinion musulmane, jadis modernistes, pour des interprétations militantes, anti-pouvoir et anti-occidentales. Exclus du système et des valeurs de la modernité (liberté, égalité et fraternité), ces secteurs retournent à la religion pour y puiser des repères d’action et d’identification indispensables à toute homonisation. La religion apparaît, ici, comme la ressource d’un monde sans ressources. Priver ce monde d’exclus du droit d’utiliser cette ressource morale ne l’aide pas mieux à s’intégrer dans la modernité. Il équivaut, quelle que soit la motivation et tant que l’accès aux valeurs de la modernité n’est pas ouvert, à le condamner à se clochardiser sinon à se déshumaniser.
In Confluences Méditerranée – N° 33 Printemps 2000.
Burhan Ghalioun est Directeur du Centre d’Etudes sur l’Orient Contemporain et professeur de sociologie à l’université de la Sorbonne-Nouvelle Paris-III, auteur de plusieurs ouvrages sur le devenir politique et social des sociétés arabes moderne notamment Le malaise arabe : État contre nation (Enag, Alger, 1991) et Islam et politique : la modernité trahie (Casbah éditions, Alger, 1997). Actuellement Burhan Ghlioun est président Conseil national syrien, en conflit armé avec le régime de Bachar El Assad.
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