Par
Zoubir Benhamouche (économiste)
&
Kamal Benkoussa (financier)
L’importance
et l’urgence des réformes à mettre en œuvre, dans quasiment tous les domaines, sont
soulignées avec une telle acuité que cette question [l'Algérie, est-elle réformable ?] peut paraître saugrenue. Pourtant,
elle est d’une grande pertinence et elle apparaît beaucoup plus d’actualité
aujourd’hui qu’elle ne l’eût été à la fin des années 1990. Le monde économique,
autant que la société civile en Algérie, et également nombre de pays
partenaires de l’Algérie, appellent à des réformes économiques et
institutionnelles. L’enjeu souligné est l’endiguement de la vague de
contestation sociale qui s’est abattue sur l’Algérie depuis plusieurs années
maintenant, et la menace d’instabilité qu’elle laisse planer.
Selon
le modèle que chacun a en tête, le type de réformes à mettre en œuvre peut
varier. L’objectif demeure néanmoins le même, permettre à l’Algérie de
s’engager le plus rapidement sur une trajectoire de développement économique et
social soutenu.
Les
pays émergents qui ont enregistré les meilleures performances, comme la Chine ou l’Inde, ont su
mettre en œuvre une stratégie de développement, et donc de réforme, tenant
compte de leurs spécificités respectives. Ils se sont tous écartés de ce que
l’on appelle le «consensus de Washington». Aujourd’hui, il va de soi que
l’Algérie doit également choisir son propre modèle de développement en adoptant
une stratégie de réforme en conséquence.
Cela
est d’autant plus critique qu’à force de retarder les réformes et de laisser
perdurer un environnement institutionnel dont la logique a peu évolué depuis
les années 1980, l’Algérie se retrouve actuellement dans une position très
délicate.
Un
développement économique soutenu n’est possible que s’il existe de «bonnes
institutions», c’est-à-dire des institutions capables d’instaurer un
environnement favorisant la création de richesse. L’expérience récente témoigne
que ceci est d’autant plus vrai pour le cas précis de l’Algérie. En effet, depuis
la hausse des prix de l’énergie amorcée au début des années 2000, jamais
l’Algérie n’a connu une telle aisance financière. En un peu plus de 10 ans, ce
sont près de 200 milliards de dollars qui ont été dépensés dans l’économie, pour
un résultat pour le moins mitigé. L’Algérie est donc un exemple criant de mal-développement
économique, alors même que le pays jouit de fortes capacités financières. Cette
abondance financière a en fait largement contribué à renforcer les facteurs du
mal-développement de l’Algérie.
Le
premier de ces facteurs, très souvent cité par les économistes du développement,
est plus communément connu sous le nom de «ressource curse» [malédiction des
ressources] ou «paradoxe de l’abondance». Il se résume par l’émergence
d’institutions dites «d’extraction», du fait de l’abondance d’une ressource
naturelle. Des groupes d’intérêts privés mettent en place un environnement
institutionnel destiné à asseoir leur domination politique sur la société, à la
source de leur pouvoir d’extraction de la rente que procure la ressource
naturelle.
Ce
modèle institutionnel opère malheureusement au détriment des capacités de
développement du pays. En effet, dans la mesure où le développement peut
conduire à une modification de la distribution du pouvoir politique en défaveur
de ces groupes, ils restreindront volontairement l’ensemble des réformes
possibles. Là réside ainsi le premier
obstacle, de taille, aux réformes.
Nous
ne nous attarderons pas sur ce facteur plus longuement. Il est certes
fondamental, mais d’une part il n’est pas nouveau, d’autre part dans l’Algérie
d’aujourd’hui, ces différents groupes ne semblent pas homogènes en termes
d’acceptation des réformes à mettre en œuvre. Ce degré d’acceptation des
réformes ne dépend pas tant de leur capacité à tirer profit du développement, que
du coût politique à ne pas réformer. Pour le comprendre, rappelons que
l’Algérie traverse une crise profonde, dans un contexte social à la dérive qui menace à terme la stabilité du pays.
Ainsi,
alors que l’idée de procéder à des réformes profondes a déjà fait son chemin, le
pouvoir est aujourd’hui confronté au défi de la mise en œuvre de ces réformes. Tout
d’abord entendons-nous sur le terme «réforme». Quel que soit le domaine auquel
elle s’applique, une réforme vise avant tout à changer les comportements des
individus ou personnes morales concernés par le domaine auquel elle s’applique.
Prenons pour exemple le problème de l’informel dans notre pays. Une réforme qui
aurait pour objet de le réduire vise in fine à modifier les comportements des
entrepreneurs (chefs d’entreprises) et des travailleurs. Ainsi, l’objectif
serait notamment de les inciter à déclarer leur activité, à déclarer les flux
économiques et financiers, et donc à choisir de travailler dans le secteur
formel.
Cependant,
pour qu’une réforme ait une chance de modifier significativement les
comportements, il est primordial qu’elle apporte des solutions aux problèmes
qu’elle pose. En règle générale, il existe rarement de consensus autour d’une
réforme. En d’autres termes, elle n’est pas forcément à l’avantage de tous. Qui
plus est, les bénéfices ne sont pas nécessairement bien compris et internalisés
par les différents groupes concernés par celle-ci. Enfin, elle engendre bien
souvent des coûts d’adaptation. Autrement dit, changer de comportement engendre
des coûts qui peuvent être non négligeables. Tous ces coûts perçus des réformes
ne sont malheureusement pas des grandeurs que l’on peut, évaluer de façon
objective. Nous entendons par là que l’acceptation des réformes par les
différents groupes sociaux dépend d’un facteur psychologique qui est
directement lié à la perception que ces groupes ont des institutions et
notamment de leur légitimité.
Le
problème lié à la légitimité et à la crédibilité des institutions est inhérent
à leur nature. En effet, les institutions «extractives » étant perçues comme au
service de groupes d’intérêts privés, leur légitimité aux yeux de la collectivité
est de fait douteuse. Ainsi, moins on pense que les institutions servent
l’intérêt général, plus nous sommes persuadés que les réformes sont destinées à
favoriser des intérêts particuliers, et donc moins nous sommes enclin à les
accepter. La confiance à l’égard des institutions est ainsi une donnée
fondamentale du processus de réforme et est à l’évidence déterminante dans le
cas de l’Algérie.
On
pourrait nous objecter, à juste titre d’ailleurs, que les réformes ne peuvent
être menées que de manière autoritaire. En réalité, l’usage de la force dans un
contexte de faible légitimité des institutions risque de se heurter à une
opposition violente aux réformes. D’ailleurs les grèves répétées de différents
corps de la fonction publique en sont une illustration, tout comme les hausses
de salaire consenties par l’Etat. De fait, nos gouvernants n’auraient sans
doute pas accordé de telles hausses salariales si nos institutions étaient de
prime abord légitimes et crédibles.
La
nature extractive de nos institutions, qui perdure depuis 50 ans, s’est
profondément enracinée dans les comportements de toute la société, ce qui rend
la situation d’autant plus complexe. Nous pouvons constater des situations de
rente dans nombre d’endroits, notamment au sein de l’administration, mais
également dans l’économie (l’informel, des situations de monopole, les
importateurs, etc.) Ainsi, en ne favorisant pas le développement et en
maintenant la logique rentière de la société, non seulement d’importantes
poches de résistance aux réformes se sont formées, mais en plus, le coût social
des réformes a été décuplé. En d’autres termes, plus on s’est évertués à
maintenir dans le temps un système institutionnel «extractif», plus on a
retardé les réformes structurelles, plus on a pris de mauvaises décisions pour
la collectivité, et plus on a créé une situation des plus difficiles à réformer.
Pour répondre à la question posée par cet article, nous pensons qu’en l’état
actuel de nos institutions, l’Algérie ne peut malheureusement être reformée.
En
effet, la tournure que prennent les événements ne laisse aucune lueur
d’optimisme dans ce sens. En effet, nous assistons impuissants au phénomène
irréversible d’amplification dramatique de la fracture entre le peuple et les
institutions. Au lieu de tirer les enseignements du passé et de reconnaître le
besoin d’une véritable révolution institutionnelle, nos gouvernants s’entêtent
dans un déni dangereux de la réalité. Le résultat des législatives du 10 mai ne
peut malheureusement que nous conforter dans cette idée. Nos gouvernants
pensent, de manière illusoire, qu’ils peuvent renverser la tendance économique
et sociale sans toucher aux fondements du régime. Or, le temps pour mener un
changement pacifique et négocié nous est aujourd’hui de plus en plus compté, et
arrivera le jour où les Algériens ne croiront plus en une quelconque volonté du
régime de se réformer. Force est de constater que le sort de l’Algérie et celui
du régime sont totalement liés à moyen terme. On ne peut donc pas réformer l’un
sans réformer l’autre. La question qui se pose à nous est donc de savoir si le
régime est aujourd’hui lui-même réformable.
Note
:
1)
- Elle n’affecte pas symétriquement tous les groupes : même si elle permet
d’améliorer la situation globale, elle engendre des pertes pour les uns et des
gains pour les autres.
Zoubir
Benhamouche, économiste et Kamal Benkoussa, financier
In
El Watan 2012-05-23
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