Par Nadji Safir (sociologue)
Les
résultats officiels des élections législatives du 10 mai 2012 en vue du
renouvellement de l’Assemblée populaire nationale (APN) sont connus. L’importance
de l’abstention, officiellement établie à 56,86%, doit y être relevée comme un
phénomène politique et social majeur, marquant la faible adhésion de la
population au processus électoral engagé. Et
ce, alors même que la campagne électorale, en termes de communication, a été
menée dans un contexte marqué du côté des autorités par une exagération
outrancière, voire une dramatisation tout à fait excessive de l’importance des
enjeux liés à la participation au scrutin.
Or, au final, les deux partis
constituant le cœur de l’Alliance présidentielle sortante – le Front de
libération nationale (FLN) et le Rassemblement national démocratique (RND) –
qui, entre autres grâce aux dispositions du mode de scrutin retenu, obtiennent
respectivement 221 et 70 sièges de la future APN, ont une base électorale de 1 324
363 et 524 057 voix sur un corps électoral total de 21 645 841 électeurs dont 9
339 026 votants et 7 634 979 suffrages exprimés. En fait, les deux partis – FLN
et RND – tout en obtenant 62,85% des sièges, ne réunissent, en dernière analyse,
sous leurs deux bannières que : 8,53% des inscrits, 19,79% des votants et 24,21%
des suffrages exprimés. C’est donc dire combien leur base sociale réelle est
limitée par rapport à l’ensemble de la société en direction de laquelle ils
doivent agir. De tels résultats que l’on peut supposer comme peu susceptibles
d’avoir été manipulés à la baisse par une intervention de l’administration en
raison de la forte et directe proximité des deux acteurs impliqués – FLN et RND
– avec elle, tout comme ceux obtenus par les formations politiques inscrites
dans la mouvance islamiste — la principale coalition de partis islamistes, l’Alliance
de l’Algérie verte, comprenant le Mouvement de la société pour la paix (MSP) qui
participait à l’Alliance présidentielle sortante, obtient 47 sièges et 475 049
voix — nous interpellent quant à leurs causes. Six grands ensembles de
déterminations méritent d’être soumis à examen et débat :
1
- la centralité croissante dans la société algérienne de la rente économique
liée aux hydrocarbures et de l’ensemble des enjeux individuels et collectifs
liés aux modalités d’accès direct et indirect à ses ressources : depuis
plusieurs décennies déjà, mais de manière encore plus nette depuis les années 2000,
la société algérienne est dominée par un contexte économique rentier de plus en
plus nettement accentué, voire caricatural. En effet, les ressources liées aux
hydrocarbures représentent sensiblement 35/40% du Produit intérieur brut (PIB),
65/70% des ressources budgétaires de l’Etat et 98% des exportations. Et c’est
ainsi que l’accès à ces ressources dont la gestion est assurée par le pouvoir
politique central, seul en charge des modalités de leur redistribution, est
devenu un enjeu décisif pour toutes les stratégies individuelles et collectives.
En fait, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, tous les
acteurs sociaux vont développer des stratégies afin de maximiser leurs
avantages dans la compétition généralisée qui se déroule autour de l’accès aux
ressources concernées. Les catégories sociales ayant bénéficié sous une forme
quelconque de la redistribution de ces ressources rentières – mieux assurée ces
deux dernières années sous les formes les plus diverses comme pare-feu face aux
risques de contagion du printemps arabe» — sont celles qui ont constitué la
base sociale majeure de l’électorat FLN/RND, comme noyau politique central du
pouvoir en place et donc, garant du statu quo redistributif. Pour l’essentiel, elles
sont composées des couches salariées moyennes et supérieures articulées autour
du fonctionnement de l’ensemble des structures publiques : administrations
centrales et territoriales, entreprises publiques et locales. Ainsi que des
propriétaires des entreprises privées bénéficiant des marchés publics et des
artisans et/ou petits producteurs ayant bénéficié de prêts publics bonifiés, notamment
dans le secteur de l’agriculture, et des mêmes couches salariées moyennes et
supérieures œuvrant dans le secteur privé. Elles peuvent toutes être
considérées dans une lecture en termes de «insider/outsider» utilisée dans
certaines approches sociologiques et économiques à propos de l’emploi — et que
l’on pourrait rendre par «accédant/ non accédant» — comme étant des «insiders/accédants
» pour, à la fois, l’emploi et/ou le revenu et donc, de fait, d’une manière ou
d’une autre, pour les précieuses ressources rentières. Peuvent également être
considérées dans ce cas les catégories sociales contrôlant grâce aux politiques
publiques mises en œuvre le fonctionnement des circuits de distribution de
«l’économie de bazar» et des diverses formes d’économie informelle
objectivement mises en place et qui, culturellement, idéologiquement et
fonctionnellement souvent plus proches de la mouvance islamiste, vont
constituer la base sociale principale des formations islamistes entrées en
compétition. L’ensemble formé par les diverses catégories sociales évoqués, en
règle générale composé de citoyens plutôt âgés et relativement bien insérés
économiquement et socialement, notamment en termes de réseaux sociaux, souvent de
nature clientéliste, articulés autour des canaux formels et informels de
redistribution de la rente — de fait donc, tous des «insiders/accédants» — va
constituer l’essentiel de l’électorat qui a participé au processus électoral du
10 mai dernier ;
2
- le désintérêt croissant à l’égard des processus politiques officiels de la
part d’une jeunesse économiquement marginalisée et qui se sent exclue de la
redistribution rentière : face à cet ensemble, composé «d’insiders/accédants »,
dans une société pourtant dominée par les jeunes – l’âge médian actuel est de 28
ans — existent d’innombrable «outsiders/non accédants», majoritairement jeunes
qui vont constituer l’essentiel des abstentionnistes enregistrés. Comme le
révèlent, à la fois, le niveau limité de la contribution en 2010 au PIB de
l’industrie (5%) et de l’agriculture (8%) et la généralisation du recours
massif aux importations, y compris de produits sans aucune complexité
technologique, illustrant le processus paradoxal de désindustrialisation qui
affecte le pays, tous les secteurs économiques potentiellement créateurs
d’emplois sont en crise profonde. Avec, comme conséquence directe la plus
lourde de cette grave crise, l’importante croissance du chômage et du sous-emploi,
particulièrement sévères chez les jeunes affectés par un taux de chômage réel
moyen de l’ordre de 35/40% et, en réalité, dans certaines zones géographiques, bien
supérieur. A l’exception des catégories, nettement minoritaires, de jeunes les
plus qualifiés et les mieux insérés socialement – soit directement soit dans le
cadre de stratégies familiales –, ce sont eux qui développent des stratégies de
survie dans le cadre de l’économie de la «débrouille» mentionnée et en voie
d’expansion, tentant ainsi, eux aussi, d’accéder à leur manière aux ressources
rentières. En règle générale, déçus par les résultats qu’ils obtiennent, ils
ont le net sentiment d’être exclus des circuits majeurs de la redistribution
rentière qui, en tout état de cause, ne les concerne qu’à la marge et, dans les
faits, ne parvient ni à réduire leur vulnérabilité ni à assurer leur insertion
sociale, les renforçant dans leur positionnement «d’outsiders/ non accédants». Même
lorsqu’il leur arrive de travailler dans le secteur formel dont ils forment, de
par leur faible niveau de qualification, les couches salariées inférieures, ils
vivent une condition de travailleur pauvre dont les effets négatifs ne sont
atténués que par le «filet social» de la solidarité familiale, encore active
dans la société. Tentant à leur manière d’exprimer leurs sentiments de révolte,
ainsi que leurs frustrations et ressentiments, dans des processus plutôt
individuels et localisés, ils sont les principaux acteurs des multiples émeutes
locales généralisées à travers le pays et qui contribuent à y créer les
conditions d’une préoccupante situation d’anomie sociale. Face aux processus
politiques officiels, tels que celui des récentes élections législatives, ils
ne se sentent que très faiblement concernés et vont constituer l’essentiel de
la base sociale de la très forte abstention enregistrée ;
3
- l’évolution de la dynamique islamique présente dans la société algérienne
vers des pratiques plus religieuses, sociales et culturelles que réellement
politiques : maintenant durablement installée dans la société algérienne – au
moins depuis le tournant des années 1980/1990 –, il existe une dynamique
idéologique, culturelle et sociale complexe qui, progressivement, a fait de la
matrice intellectuelle islamique un des déterminants majeurs de tous les
domaines de la vie en société. En effet, sur cette période historique, un
mouvement d’islamisation de la société a directement contribué à installer, au
sein même des mentalités individuelles et collectives , diverses problématiques
islamiques – y compris dans certaines de leurs versions «salafistes» — comme
devant désormais constituer les seules options possibles, à l’exclusion de
toutes les autres. De ce point de vue, on ne soulignera jamais assez le rôle
joué par cinq importants ensembles d’acteurs institutionnels dont les logiques,
pratiques et discours dominants auront fini par converger, créant ainsi les
conditions d’une hégémonie culturelle de nature islamique au sein de la société
: le système éducatif, le réseau des mosquées, les institutions religieuses
traditionnelles, notamment les zaouïas, les médias nationaux publics et les
chaînes de télévision satellitaire arabes. Le soutien ostensible accordé par le
pouvoir politique en place au mouvement d’islamisation à l’œuvre dans la
société, tant qu’il se «limite» à des pratiques religieuses, sociales et
culturelles, a contribué à le faire percevoir – en premier lieu le FLN, surtout
en raison de l’action publique de certains de ses courants – par de larges
couches de la société comme garantissant une offre politique crédible à
caractère «suffisamment islamique» en termes de contenus religieux, sociaux et
culturels tels qu’exprimés par la demande sociale. Cette offre islamique
«moyenne» est d’autant plus attrayante qu’en permettant d’éviter le recours aux
risques de dérives politiques que pourraient représenter les partis islamistes
eux-mêmes, elle apparaît comme un compromis social acceptable, en premier lieu
car garant de la stabilité nécessaire à la pérennité de la redistribution
rentière, surtout aux yeux des «insiders/accédants» qui, de par leur âge et
leur statut, fournissent l’essentiel des leaders d’opinion actifs en direction
de la société ;
4
- la monopolisation de l’offre politique de changement possible par la seule
mouvance islamiste : en raison du faible impact social des partis politiques
non islamistes, autres que le FLN et le RND et ce, pour des raisons complexes, notamment
liées, à la fois, à l’histoire de la colonisation du pays et aux clivages
culturels internes qu’elle a générés, aux orientations et pratiques politiques
privilégiées après 1962 et à leur propre incapacité à formuler un projet
politique commun crédible, aujourd’hui, tout changement politique substantiel
apparaît comme ne pouvant pratiquement se faire qu’au profit de la seule
mouvance islamiste. Un tel «verrouillage» de la problématique politique
nationale, réduite dans les faits à la seule alternative «pouvoir politique en
place ou mouvance islamiste» contribue pour beaucoup à renforcer le premier
dans son positionnement affiché en tant que seul garant de la stabilité face
aux risques, voire aux menaces dont serait potentiellement porteur tout
changement en faveur de la seconde. Placés face à cette problématique binaire, pouvant
paraître lourde de conséquences non maîtrisables en raison de l’histoire
récente, à la fois, du pays même et de certains pays arabes, de nombreux
citoyens et, en tout premier lieu, majoritairement, les différentes catégories
«d’insiders/accédants » en position de bénéficier, d’une manière ou d’une autre,
de la politique actuelle de redistribution, dans un réflexe de type
conservateur compréhensible, ont préféré se prononcer plutôt pour l’offre
politique du pouvoir en place ;
5
- le souvenir toujours vivace des traumatismes individuels et collectifs liés
aux évènements des années 1990 qui continuent de fonctionner comme repoussoir :
la façon dont l’expérience de démocratisation de la vie politique intervenue
après les évènements d’Octobre 1988
a été menée et les impasses auxquelles elle a abouti, avec
leurs lots de violence exacerbée des années 1990, ont conduit les citoyens à
plus de circonspection à l’égard des graves dérives que comporte tout processus
politique dont les conditions de mise en œuvre apparaissent comme porteuses de
risques non maîtrisés, notamment en termes de violence. En effet, pour
l’ensemble de la société, le douloureux vécu des années 1990 continue de
nourrir les imaginaires individuels et collectifs en souvenirs traumatisants
dont nul ne souhaite qu’ils puissent, aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre,
se renouveler. D’autant plus que, le terrorisme islamiste étant toujours actif,
même s’il a perdu en intensité, le sentiment diffus demeure que le pays n’est
pas totalement à l’abri d’un regain de ses activités et même d’un nouvel
embrasement que la majorité de la société encore fortement traumatisée – y
compris dans ses composantes jeunes — rejette ;
6
- l’influence négative du nouveau contexte régional dont le caractère chaotique
des transitions qui s’y déroulent finit par fonctionner comme contre-exemple : en
effet, les évolutions politiques en cours dans d’autres pays arabes affectés
par «le printemps arabe» – particulièrement Tunisie, Égypte et, surtout, Libye
et Syrie – régulièrement suivies, notamment grâce aux chaînes de télévision
satellitaire arabes dont l’influence dans le pays va croissant, et évaluées, apparaissent,
de plus en plus, aux yeux de l’opinion publique comme plutôt décevantes. Les
majorités politiques qui se dégagent — ou semblent en mesure de se dégager –
dans ces pays étant largement dominées par la mouvance islamiste, celle-ci a
perdu en légitimité et crédibilité puisqu’elle n’a pas été – ou ne semble pas —
en mesure d’y résoudre les problèmes rencontrés, notamment d’ordre économique, à
commencer par celui de l’emploi, de manière satisfaisante ; et du moins pas
aussi bien qu’elle n’avait cessé de le proclamer. Enfin, il est un facteur dont
l’effet sur le comportement des électeurs algériens n’a pas été négligeable : celui
correspondant à la «thèse du complot» à propos du «printemps arabe» très
répandue dans l’opinion publique, mais aussi largement utilisée par le pouvoir
en place. Dans une réaction de type nationaliste, tendant à démontrer une
spécificité algérienne longtemps réclamée et assumée comme telle, les électeurs
ont pu vouloir, en quelque sorte, prouver leur «anticonformisme» en se
démarquant de la mouvance islamiste perçue et/ou présentée comme manipulée, et
ce, de manière tout à fait «paradoxale » par un «Occident» dont les stratégies
en direction des mondes arabe et musulman sont souvent analysées comme
contraires aux intérêts de leurs peuples. Aujourd’hui, avec la nouvelle
majorité parlementaire qui s’annonce – probable alliance FLN/RND, ouverte ou
non à une tierce force — la donne politique nationale formelle qui est apparue
ne connaît aucune évolution significative majeure. Elle consacre un ordre
rentier précaire, dont le président Abdelaziz Bouteflika, ainsi que
l’illustrent son discours du 8 mai 2012 à Sétif et son probable plébiscite dans
les urnes, se pose comme le gardien. Elle est nettement dominée par l’émergence
d’un grand pôle conservateur, autour du noyau FLN/RND, fondamentalement garant
d’un ordre doublement rentier et, en fait, engagé dans une course contre le
temps, perdue d’avance. En raison de l’inexorable processus d’épuisement, déjà
largement entamé, de ses deux sources constitutives : la rente politique fondée
sur l’instrumentalisation du patrimoine symbolique datant de la guerre de
Libération nationale, et à laquelle les nouvelles générations sont déjà et
seront de moins en moins sensibles ; la rente économique, liée à la
commercialisation des hydrocarbures – ressource fossile non renouvelable – sur
le marché mondial et dont les réserves nationales, plutôt limitées – ne sont
certainement pas inépuisables. Pour aller à l’essentiel, le défi le plus
important, auquel est aujourd’hui clairement confrontée la société algérienne, est
celui de sortir le plus rapidement possible du scénario actuel de «croissance
économique-fiction» exhibant, comme autant de preuves de son existence et de
son efficacité supposées, d’une part, la croissance annuelle du PIB, basée sur
une exploitation de nos ressources naturelles ; alors que cette croissance n’a
aucun sens en elle-même et ne peut en avoir que si, en même temps, elle contribue
directement à générer de nouvelles sources durables de création de richesses ; ce
qui actuellement n’est pas le cas. Et de l’autre, une accumulation de réserves
de change – actuellement de l’ordre de 205 milliards de dollars – strictement
liée à la valorisation des hydrocarbures et dont le statut, en termes
d’affectation productive sociale optimale, doit absolument être interrogé, en
fonction de la seule grille de lecture possible : celle des réels problèmes de
toutes natures que vit la société algérienne et dont la solution imposerait
précisément la mobilisation productive des ressources immobilisées qui, en
l’état actuel, ne font qu’aggraver le syndrome rentier en cours. En fait, la
société algérienne doit aujourd’hui impérativement faire la preuve de ses
capacités à créer de nouvelles richesses par la production de biens – hors
hydrocarbures – de services et de connaissances, et ce, en fonction de nouveaux
impératifs liés à sa participation active aux échanges mondiaux, eux-mêmes
actuellement caractérisés par l’importance croissante de l’économie de la
connaissance. A cet égard, pour ce qui concerne la production de connaissances
qui pose directement la question des capacités nationales générées par le
fonctionnement des systèmes d’éducation et de formation et de la recherche
scientifique et d’innovation, il convient d’être conscient de leur nécessaire
articulation structurelle avec l’économie, les trois ne pouvant fonctionner
qu’en étroite symbiose. Dès lors, il est vain de croire qu’un pays sans un
secteur productif – hors hydrocarbures – de qualité puisse avoir des systèmes
d’éducation et de formation ainsi que de recherche et d’innovation qui le
seraient. L’enjeu productif est d’autant plus important que, de toute évidence,
il n’y a aucune autre solution possible aux graves problèmes d’emploi que
connaît le pays – notamment chez les jeunes, victimes de taux de chômage et de
sous-emploi exceptionnellement élevés entretenant directement leur fort
sentiment d’exclusion – que l’urgente définition et application de nouvelles
politiques économiques et sociales visant la mise en place d’une réelle base
productive nationale. Et, ipso facto, refondant les conditions de la
répartition de la richesse ainsi créée en fonction de critères d’efficience
centrés sur le travail, la créativité et le mérite. Dans le contexte actuel du
pays, où elles sont plus pertinentes que jamais, les premières lignes du
dernier chapitre de la
Théorie Générale de l’économiste John Maynard Keynes méritent
d’être relues et méditées : «Les deux vices marquants du monde économique où
nous vivons sont, le premier, que le plein emploi n’y est pas assuré, le second,
que la répartition de la fortune et du revenu y est arbitraire et manque
d’équité.» Les élections législatives qui viennent de se dérouler continuent de
maintenir la société algérienne – comme depuis longtemps – dans une situation
nettement caractérisée par la domination des apparences et des enjeux formels
au détriment de la prise en charge des véritables problèmes auxquels elle doit
faire face. Sa jeunesse surtout, dont les différentes modalités de réponses à
ses immenses besoins doivent devenir la référence majeure des politiques à
conduire dans tous les domaines. Et ces dernières élections ne peuvent avoir de
sens – comme phase nécessaire mais non suffisante — que si elles permettent
l’émergence des conditions de définition et de mise en œuvre de ces nouvelles
politiques dont l’urgence s’impose. Or, de ce point de vue, comme déjà souligné,
la base électorale – et donc aussi nécessairement sociale – étroite du pouvoir
politique qui se dessine n’incite guère à penser que cette très forte
contrainte pourra, du jour au lendemain, être levée par les simples processus
politiques formels inhérents aux lendemains de telles échéances électorales, tels
qu’un simple changement de gouvernement. Car il ne faut pas s’y tromper, si
l’on en juge par l’importance, à la fois, des défis de toute nature qui sont
ceux de la société algérienne, en général, et surtout des sentiments
d’exclusion qui existent chez une très grande partie de la jeunesse, en
particulier, la «victoire» du pouvoir politique en place intervenue aux
élections législatives est clairement en trompe-l’œil. Réinscrite dans le
contexte général des évolutions profondes de la société et de l’ensemble des
données caractérisant le processus électoral, elle ne modifie en rien des
processus sociaux structurellement complexes toujours à l’œuvre et pouvant, demain,
à tout moment, générer des formes de violence d’une intensité bien supérieure à
celle qu’aujourd’hui nous connaissons dans des émeutes locales aussi largement
répandues que facilement contenues. En dernière analyse, la société algérienne -
par le biais de ses élites, dans toute la diversité de leur composition, militaire
comprise car partie prenante majeure du pouvoir politique réel et rarement
interpelée sur les fondements de la légitimité de ce statut - doit s’organiser
pour négocier de manière ouverte et démocratique les conditions d’un «nouveau
pacte social», comme condition de la formulation – plus complexe et plus longue
à faire mûrir – d’un véritable «projet de modernité» dont la pertinence
historique ne saurait se démentir. Un tel «pacte» doit accompagner le
changement de cap qui, de plus en plus, s’impose en raison des très nombreux
risques systémiques pesant sur l’avenir du pays et en menaçant directement la
stabilité. Qu’ils soient internes (croissance démographique encore
significative, sousemploi et chômage importants, limites des réserves en
hydrocarbures, capacités limitées du marché national, contraintes liées à
l’aménagement du territoire, conséquences directes dans le pays des crises
climatique et écologique mondiales…) ou externes (crises climatique et
écologique mondiales, turbulences probables liées aux évolutions de l’économie
mondiale entrée dans une phase relativement longue de reconfiguration des
rapports entre ses principaux acteurs avec d’inévitables ondes de choc et
répliques vers «le reste du monde», instabilité prévisible de l’environnement
régional notamment dans toute la zone saharo-sahélienne…). Ce «pacte» visera à
assurer en priorité une transition économique effective vers les exigeantes
réalités d’une nouvelle sphère nationale de la production de biens - hors
hydrocarbures - de services et, surtout, de connaissances fonctionnant au
diapason des rythmes du monde dans lequel nous vivons. Ce «pacte» suppose, d’une
part, une large alliance entre toutes les forces sociales et politiques
attachées à l’émergence d’une économie nationale basée sur une nouvelle logique
productive, orientée vers la satisfaction des besoins des jeunes générations et
marginalisant progressivement l’impact de la rente. Et, de l’autre, le
fonctionnement efficient d’un Etat fort de plus en plus stratège et de moins en
moins directement entrepreneur, à l’exception d’activités stratégiques
strictement définies comme telles. Lui seul est en mesure d’assurer une sortie
«par le haut» consensuelle et non-violente des trop faciles illusions rentières
qui, insidieusement, chaque jour un peu plus, aggravent la crise complexe - y
compris morale, comme le prouve l’extension du phénomène de la corruption - que
vit le pays et compromettent ses perspectives d’avenir. En même temps que sa
dimension économique, ce «pacte» comportera également une dimension politique
visant à assurer, par delà tout fonctionnement institutionnel formel du système
démocratique, souvent vidé de son contenu dans les pratiques quotidiennes
effectives qui le caractérisent, la mise en place de l’ensemble des pouvoirs et
contre-pouvoirs dont l’architecture des équilibres respectant le principe de
«accountability/redevabilité» - soit la nécessité pour chaque acteur social de
rendre des comptes à la société - est la seule garante du fonctionnement d’une
démocratie réelle et d’une économie efficiente. De manière plus générale et
pour conclure en abordant une dimension ontologique, incontournable dans la
crise que nous vivons, je dirai, en paraphrasant une formule célèbre, que, tout
comme on ne naît pas rentier et qu’on le devient, il est tout aussi possible
d’évoluer en sens inverse et donc, un jour, de ne plus l’être ; il suffit de le
vouloir. Car il convient de ne jamais oublier une saine règle d’éthique –
individuelle et collective – que l’écrivain français André Gide avait ainsi formulée
: «Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant.» En effet, sinon,
toute pente – à commencer par celle, doucereuse, de la rente – ne peut être que
fatale.
N.
S.
(nadji.safir@gmail.com)
In
Le Soir d’Algérie 2012-05-24
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