Par
Mohammed Harbi
Qu’est-ce
que le FLN ? Les doctrinaires militaires français l’ont abusivement identifié
comme mouvement totalitaire, en avançant
trois arguments:
-
Le premier assimilait au totalitarisme tout mouvement qui ne relève pas de la
démocratie libérale.
-
Le second établissait une confusion entre le parti unique de type soviétique
qui se veut l’élément dirigeant du prolétariat et en émerge pour des raisons
théoriques au nom d’un principe abstrait, l’idéal communiste et les
rassemblements nationaux du Tiers-Monde, regroupements hétéroclites de forces
politiques et sociales.
-
Le troisième met l’accent sur un exercice du pouvoir assuré par la terreur.
De
caractère indéniablement polémique, l’hypothèse militaire française mérite
néanmoins examen. Je me propose de le faire en restituant succinctement
l’itinéraire du concept de totalitarisme pour le confronter à l’expérience du
F.L.N. On sait que le débat sur le totalitarisme a commencé dans les années
1930. Il a nourri discussions et controverses entre penseurs sur les effets de
la modernité avant de s’idéologiser et de devenir une arme de propagande contre
l’expérience historique du socialisme réel. Les travaux les plus récents,
favorisés par l’ouverture des archives en Russie, permettent de jeter un regard
neuf sur les thèses de l’école totalitariste où abondent les politologues
(Nicolas Werth, 1999). Leur approche justifie ces remarques de Pierre Hassner :
«Pour parodier l’une des phrases de Kant le plus souvent citées : des concepts
philosophiques coupés de l’expérience historique sont vides, des analyses
historiques coupées de l’interrogation philosophique sont aveugles.» C’est une
raison suffisante pour que je m’abstienne d’entrer dans le débat sur la scientificité
du mot totalitarisme.
Itinéraire du concept de totalitarisme
Ses
premiers ingrédients apparaissent en Italie dans la pensée politique de
théoriciens antilibéraux, Alfredo Rocco (1871-1935) et Giovanni Gentile
(1875-1944) (Emilio Gentile, 2004). Tous deux prônent le culte de l’autorité et
défendent l’idée d’un Etat fort, «un Etat total». On ne trouve pas trace, chez
eux, d’une élaboration systématique. Rocco préconise le retour aux formes
autoritaires dans le cadre d’une révolution. Gentile affirme que l’individu n’a
pas de sens en dehors de l’Etat, seul détenteur d’une autorité imposable à
tous. On a là un rejet absolu des libertés démocratiques et de l’idéologie qui
les fonde, c’est-à-dire la philosophie des Lumières. J’ai retrouvé le point de
vue de Gentile chez les activistes du FLN qui ne le connaissaient pas. Leurs
chefs de file ont une conception militaire de l’organisation politique et
prêchent à la fois, la prééminence absolue des dirigeants sur les dirigés et
une vision unitariste de la société pour «restaurer» l’Etat-nation. Citons à ce
propos Lakhdar Bentobbal, ministre de l’Intérieur du Gouvernement provisoire de
la République
algérienne(G.P.R.A) qui, dans une conférence aux cadres du FLN, le 5 février
1960, exalte en ces termes le primat de l’autorité irrécusable du pouvoir :
«Votre gouvernement et vos responsables vous servent de guides et veillent à ce
que vous ne soyez pas dans l’erreur. Vous leur devez à votre tour l’obéissance,
vous devez donner l’exemple dans toutes les tâches qui vous sont confiées»
(Harbi, 1981). Le langage de Bentobbal s’inscrit dans une continuité
historique, celle du respect de l’ordre établi.
Comme
chez d’autres dirigeants qui restent comme les notables, des gardiens de
représentations et de pratiques du passé, la rupture inauguratrice du monde
moderne est loin d’être consommée. Leur conception de la société et de ses
rapports au pouvoir demeure fondamentalement coercitive et polémique. Cela
explique en partie leur dédain à l’égard de l’institutionnalisation. Toutefois,
une direction prônant le culte de l’autorité ne peut être légitimement
qualifiée de totalitaire . La notion de totalitarisme est apparue en Italie, au
lendemain de la marche, en 1922, de Mussolini sur Rome (Emilio Gentile, 2004)
en symbiose avec le fascisme et en référence à lui, quand les antifascistes
inventèrent les mots «totalitaire» et «totalitarisme» afin de définir la
vocation dictatoriale et absolutiste du parti fasciste, ainsi que le système de
domination terroriste qu’il avait mis au point. Expression à l’origine d’une
réaction contre le libéralisme dans ses
différentes dimensions (pluralisme politique, compétition électorale, libre
concurrence économique), elle s’impose au fil du temps comme catégorie
d’analyse des régimes politiques et d’instrument de comparaison des systèmes.
Ce sont d’abord des réfugiés politiques allemands, fuyant le nazisme, et des
politologues américains qui s’en emparent et en donnent diverses
interprétations.
De
1930 à 1950, période marquée par la réflexion sur les mouvements de masse en
Europe, sur les effets de la modernité, sur la rationalité et les projets issus
des «Lumières», la construction d’un modèle des régimes non démocratiques
polarise l’attention des chercheurs et des acteurs politiques aux Etats-Unis.
Des politologues vont alors échafauder, sur le modèle du nazisme et du Stalinisme,
des théories successives. L’un d’eux, Hans Kohn (Ayçoberry, 1979), publie un
essai sur le modèle dictatorial et y compare le système nazi et le système
soviétique. A la question de savoir s’ils ont des caractéristiques communes,
Hans Kohn répond qu’ils n’ont pas beaucoup de points communs. La situation
internationale n’incite pas à leur trouver des ressemblances. L’URSS est
engagée depuis 1934 aux côtés des Républicains espagnols, contre l’Allemagne
nazie et l’Italie fasciste venues prêter main-forte à Franco. Mais l’idée d’une
parenté entre les deux systèmes est tentante.
L’occasion
de la faire valoir se présente lors de la signature du pacte germano-soviétique
en 1939. Franz Borkenau, dissident communiste allemand et soutien des Brigades
internationales, scandalisé par la mise hors la loi du Parti ouvrier
d’unification marxiste (POUM), interdit en 1937 à la demande des Staliniens,
qui assassinèrent son leader, Andres Nin, publie un ouvrage intitulé L’ennemi
totalitaire. Il y définit le fascisme italien comme «un totalitarisme
embryonnaire», le nazisme «un bolchevisme brun» et le bolchevisme, «un fascisme
rouge». Sa problématique fait école. Mise en veilleuse au cours de la Seconde Guerre
mondiale, elle ressurgit dans le contexte de la guerre froide, dès 1946.
Désormais le débat se focalise sur l’URSS et les pays de l’Est et mobilise un
large éventail d’intellectuels, les uns au nom du capitalisme et du monde
libre, les autres au nom du bolchevisme
et de la lutte contre la bureaucratie considérée comme une nouvelle classe (Guy
Hermet, 1984 ; Marc Ferro, 1999 ; Claude Lefort, 2007). Le questionnement sur
la nature des régimes différents du modèle occidental souvent mêlé à des causes
partisanes comporte parfois des pistes hasardeuses et justifie les critiques
qui affirment que le mot totalitarisme désigne surtout ceux qui l’emploient.
Venant
après deux décennies de travaux d’une grande richesse, l’ouvrage d’Hannah
Arendt sur les origines du totalitarisme tranche sur la production de ses
prédécesseurs. Résumons sa thèse en fonction de ce que les militaires en France
comme ailleurs en ont retenu. Selon Arendt, le totalitarisme caractérise une
nouvelle forme de pouvoir fondée sur l’idéologie et la terreur et institue une
organisation de la société dans toutes ses dimensions. Il procède également à
un encadrement de la vie dans ce qu’elle a de plus intime. Atomisée et
transformée en une masse d’individus séparés les uns des autres, la population
ne trouve le substitut d’un sentiment d’existence qu’en s’agglomérant aux
autres, soit sous l’impulsion d’un chef, soit sous l’effet de la terreur. Ces
traits distinguent le totalitarisme des pouvoirs autoritaires qui, à l’image du
franquisme en Espagne, tolèrent la dépolitisation et manquent d’une idéologie
forte. Après Arendt, le débat continue pour aboutir avec Fredrich et Zbigniew
Brzezinski, futur secrétaire d’Etat du président Carter, à l’identification
entre nazisme et communisme.
La
vision que les idéologues et les acteurs politiques ont du totalitarisme a
influé sur l’élaboration des doctrines militaires. Pour nombre de stratèges, et
d’abord ceux de l’OTAN, la rivalité entre les USA et l’URSS prend la forme
d’une lutte idéologique entre «le monde libre» et «le camp socialiste».
L’expérience du FLN
C’est
ainsi que l’élite de l’armée française, sortie vaincue et désorientée par sa
déroute au Vietnam, découvre la place centrale de la population dans les
guerres coloniales. Baptisées guerres révolutionnaires, même quand il s’agit de
guerre de libération, elles sont jugées indissociables de la stratégie
militaire communiste contre l’Occident, même quand leur direction est
nationaliste, ce qui est le cas de l’Algérie.
Cette
élite militaire voit dans le conflit franco-algérien la main de Moscou et du
Caire, estime que le FLN assure son pouvoir par la terreur et la guerre
psychologique et conçoit la population comme un enjeu entre elle et les
nationalistes. Partant de ces faux postulats, elle croit qu’elle ne peut
vaincre le FLN selon les normes classiques seulement, mais en menant aussi une
bataille pour la recherche de renseignements et en réprimant en France les
opposants à la guerre. Cela revenait à faire la guerre au peuple algérien,
civils et combattants confondus. Telles sont les conséquences de l’hypothèse
d’un FLN totalitaire.
Les
écrits de Mao Tsé Toung sur la guerre de guérilla, de Lénine sur le rôle des
minorités actives, de Serge Tchakhotine sur Le viol des foules par la
propagande politique (Seuil, 1952) sont invoqués à l’appui de ce bricolage.
L’identification du FLN au Vietminh, couronnant le tout. Est-il cependant
légitime d’établir une similitude entre l’expérience du Vietminh et celle du
FLN ? A cette question, les travaux de Charles-Robert Ageron, historien dont le
souci constant fut la production scientifiquement vérifiée des faits, nous
donnent une réponse. La démonstration des différences entre le FLN et le
Vietminh mérite d’être revisitée. Non, car il a dit que les dirigeants du FLN
ne s’inspirent pas du modèle communiste. Par ailleurs, Les propos d’Abane
Ramdane rapportés par Francis Jeanson (21 septembre 1955) définissent le
conflit franco-algérien comme une guerre patriotique et Benyoucef Benkhedda ne
dit rien d’autre dans ses écrits (1989). Soucieux de légitimer leur guerre et
leurs méthodes, les militaires français travestissent l’idéologie réelle du
FLN, un cocktail de nationalisme, d’Islam et de références empruntées à
d’autres expériences. Le langage de ses dirigeants et de ses militants, loin
d’être uniforme, reflète plusieurs sensibilités. On peut retrouver dans leurs
écrits des notions en vogue chez les communistes, mais les convergences
occasionnelles de vocabulaire masquent des divergences de fond. Il n’est pas
question pour le FLN de remodeler les individus ou de les standardiser. Le lien
religieux demeure l’élément constitutif central de l’idéologie.
L’aspiration
au renouveau fait passer la politique par la religion et du coup, réduit la
première au bénéfice de la seconde. Autre différence entre le Vietnam et
l’Algérie, soulignée par Charles-Robert Ageron, le type de guerre. Le FLN a
pratiqué comme le Vietminh le terrorisme et la guérilla. La ressemblance
s’arrête là. «On eut au Vietnam une guerre totale, mobilisant 350 000 hommes au
nom d’une idéologie nationalise et révolutionnaire. En Algérie, la guerre resta
sur le plan militaire proche des insurrections du passé, mais elle s’étendit
cette fois à l’ensemble du territoire et fut dirigée depuis l’étranger, faute
de moyens.» Le passage à la guerre de mouvement n’a pas eu lieu. Accrochages et
embuscades sont restés jusqu’à la fin du conflit la caractéristique de la
guerre. Quant à l’organisation du FLN, le schéma produit par le colonel
Lacheroy ne correspond ni à celui attribué au Vietminh ni à celui mis en place
par le FLN. Selon celui-ci, «L’organisation politico-administrative au Vietnam
comportait dans chaque village trois hiérarchies parallèles placées sous les
ordres d’un triumvirat de direction : un comité de résistance et
d’administration, un regroupement dans des associations et des sociétés de tous
les éléments de la population selon leur sexe, leur âge et leur religion au
sein du Front national (en l’occurrence,
le Lien Viet). Vient enfin la troisième hiérarchie, le Parti communiste.» Cet
agencement permettait le cloisonnement et le contrôle de la population. Ageron
le conteste en s’appuyant sur les travaux des sociologues vietnamiens qui
mettent l’accent sur la structure villageoise et la hiérarchisation de la
société. Il note également l’écart entre le FLN et le Vietminh dans le rapport
au politique.
Car
si en août 1956 le FLN adopte une plateforme qui consacre la primauté du
politique, il la révise une année plus tard sous la pression des «militaires».
Dans le fonctionnement du Vietminh, le politique est au premier plan. «La formation
politique de la troupe occupe plus de la moitié du temps de l’instruction
militaire et les commissaires politiques ont le pas sur les officiers pour tout
ce qui n’est pas militaire. Ils ont en charge, entre autres, de la lutte pour
la modernisation des mœurs, désignent et préparent les actions individuelles,
etc.» La faille majeure de l’hypothèse totalitaire conçue par les spécialistes
de la guerre psychologique réside dans le postulat selon lequel le peuple
algérien constitue une masse manipulable que les techniques de conditionnement
et l’endoctrinement parviendront à détacher de la résistance. Cette illusion
fait abstraction de l’appartenance des patriotes algériens au corps de la
nation et prouve que ces spécialistes ont mal lu Mao Tsé Toung, qui souligne
dans ses écrits qu’ «une guerre de guérilla dont les objectifs politiques ne
sont pas compatibles avec ceux du peuple ne pourra bénéficier de son soutien,
de son assistance, sa coopération et elle échouera…» (Planchais, 1967). Les
doctrinaires militaires, recherchant l’efficacité et non la vérité, se sont
donné un masque pour mener une guerre totale. Dans leur absolutisme et leur
prosélytisme, on retrouve la marque d’une tradition, celle des armées
coloniales razziant en toute impunité des pays pour les annexer.
L’aventure
guerrière des futurs prétoriens, a, pour la seconde fois dans l’histoire de
l’Algérie, déchiré en profondeur le tissu social et rouvert des plaies qui
n’avaient pas encore été cicatrisées : enfermement des populations rurales dans
des «camps de regroupement» (Cornaton, 1998,
Ageron, 2001), les élites sociales et politiques dans les prisons et
«les camps d’internement, des centres de torture (Vidal-Naquet, 1971 et 1975,
Branche, 2005). Une justice aux ordres (Thénault, 2001) pour avilir et briser
les résistants couronne le tout. Les instincts primaires se donnent libre cours
: exposition de cadavres pour terroriser les populations (Viansson-Ponté,
1974), recours à la métaphore animalière pour désigner les combattants :
chacals, scorpions, sauterelles, etc. (Gabriel Périès, 1992). Ce n’est pas
céder à la victimisation que de rappeler des horreurs quand les acteurs du
drame n’assument pas les aspects sombres du passé et qu’ils se font gloire
d’être officiellement déresponsabilisés. L’hypothèse totalitaire vaut moins
pour le FLN que pour ses détracteurs. Commentateur avisé de la guerre
d’indépendance, le philosophe Jean-François Lyotard ne s’est pas privé d’en
dresser un constat après le putsch des généraux Challe, Zeller, Salan, Jouhaud,
en avril 1961. Selon lui, «Le coup d’Alger révèle un fait nouveau, la présence
d’une organisation totalitaire dans l’armée», il ajoute : «Le processus qui l’a
portée au pouvoir échappe dans une large mesure au contrôle de la bourgeoisie
française mais même à celui des Ultras qui n’ont pas été peu surpris par la
grande exhibition mise en scène au forum d’Alger le 16 mai 1958 (Lyotard,
1989). Fort heureusement pour la suite des événements, l’esprit totalitaire ne
touchait que le corps d’élite formé de soldats de carrière. Le contingent ne le
suit pas et reste fidèle au pouvoir civil.
En
définitive, ce serait galvauder la notion de totalitarisme que de la réduire au
culte de la force et à la violence. Pour Jean Leca (1984), le totalitarisme «ne
peut être pensé que dans une perspective de dissociation et de différenciation
des sphères d’activités, du public et du privé, de l’individu et du groupe (et
du pouvoir), de la religion et du politique, de la séparation des opinions
comme des classes, le totalitarisme étant conçu alors comme réunissant dans
l’Un ce qui était dispersé… ».Or les dirigeants du FLN se conformaient
davantage aux us et coutumes de la société qu’ils ne s’imposaient, à elle, par
la seule violence. Ils furent dans leurs pratiques, des agents de l’esprit de
surveillance et de l’unanimisme de la communauté. C’est dire qu’on ne saurait
concevoir le politique sans connaître les relations que les hommes nouent entre
eux, leurs croyances et les rapports qui les lient à l’autorité. Ces dirigeants
ont hérité de leurs devanciers, un discours historique nationaliste qui fermait
la voie à la possibilité de constructions plurielles et opposées de l’avenir.
L’option d’une vision unitaire et unanimiste annonçait un néo-autoritarisme,
mélange d’archaïsme et de modernité et forcément répressif.
Note :
J’ai
moi-même usé du vocable totalitaire pour qualifier le FLN Je l’ai utilisé dans
le sens que lui donne l’école italienne de Rocco et Gentile et non dans le sens
que lui donne Hannah Arendt. Ce manque de rigueur dans l’usage du vocabulaire,
aujourd’hui courant dans la classe politique algérienne, a été retourné contre
le F.L.N et en faveur de la police française dans l’ouvrage de Paul Brunet,
Police contre FLN, le drame d’octobre 1961, Paris, Flammarion, 1999.
El Watan 29 mars 2012
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