lundi 9 avril 2012

Algérie : Chroniques d’une expérience postcoloniale de modernisation

Introduction 
Les textes présentés dans ce recueil ont été publiés dans la presse nationale entre 1999 et 2011 à différentes périodes. Ils relèvent de ce qui peut être appelé le «journalisme universitaire», c’est-à-dire de réflexions plus ou moins élaborées à destination du grand public. Le journalisme universitaire allie la rigueur académique à l’exigence pédagogique et a pour ambition de s’adresser à un large public ; l’objectif étant de mettre à sa disposition des analyses reposant sur les acquis théoriques des sciences sociales et portant sur l’expérience algérienne dans ses différents aspects, notamment politique et idéologique. Pour un chercheur en sciences sociales, la société algérienne est un laboratoire où il apprend à articuler, ou plutôt à valider, des approches théoriques par l’observation empirique. En Algérie, tout est projet : la société, l’Etat, l’économie, la modernité…

Le pays a beaucoup d’atouts, dont le principal est la puissance vitale de sa jeunesse. Si cette puissance vitale était mobilisée dans le cadre d’un projet de modernité, et encadrée par des élites qui ont le sens des perspectives historiques, le pays réaliserait des pas de géant vers le progrès social. Malgré des apparences d’immobilisme, la société est travaillée par une profonde dynamique et par des contradictions qui prennent leur origine dans l’histoire et qui se révèlent dans les pratiques des individus, surtout dans les représentations et les aspirations. Même s’ils ont été écrits à chaud dans des conjonctures particulières, ces textes gardent un intérêt analytique parce qu’ils traitent de tendances lourdes, relatives aux dynamiques sociales et aux contradictions politiques qui marquent l’émergence d’une société nouvelle et la construction d’un Etat moderne. Ils sont écrits dans un langage accessible au grand public avec l’espoir de contribuer à raffermir la culture générale indispensable à l’esprit civique et à la formation d’un espace public où le citoyen prend conscience qu’il est un sujet de droit. En tant que sociologue, j’aime rappeler que l’Algérie est une société nouvelle, issue de communautés traditionnelles détruites par la colonisation. La société est un concept sociologique qui désigne, pour l’analyser, le lien social dans la modernité. En réalité, la société algérienne est en formation et l’individu est en train d’émerger. Ceci explique les contradictions dans les pratiques quotidiennes, le malaise des générations précédentes, les frustrations des générations nouvelles, la violence dans l’espace public et le degré de conflictualité trop élevé dans les rapports familiaux. Dans cette introduction, je souhaite insister sur deux choses. La première est que les sciences sociales sont liées à la modernité et à son projet cherchant à permettre à l’individu de devenir un acteur de l’histoire. Elles créent les conditions intellectuelles d’une prise de conscience individuelle et collective pour agir sur la société en vue de la rendre vivante, créative et humaine. Les différentes disciplines des sciences sociales ont un objectif intellectuel déclaré en rapport avec le processus de subjectivation, qui permet à l’individu de réaliser qu’il est une conscience et non une création ossifiée du monde organique. La société n’est pas un groupement naturel ; elle est une création culturelle. C’est pourquoi ces sciences sont phénoménologiques et non positivistes. La sociologie fait de l’individu un acteur capable de modifier les conditions de la reproduction sociale au-delà des habitus hérités du passé. L’histoire apprend aux hommes qu’ils ne sont pas les prisonniers d’un enchaînement fatal qui transforme le passé en présent. L’économie politique indique que la richesse n’est pas un don de la nature mais le résultat de l’activité humaine. La sociologie politique montre que le pouvoir est un phénomène social qui obéit aux lois de l’anthropologie humaine, etc. Issues de la rupture philosophique opérée par Descartes et Kant, ces sciences ont pour vocation d’accroître les capacités des individus à agir sur les structures sociales qui ont tendance à se cristalliser, à devenir rigides. En s’opposant à la réification, les sciences sociales libèrent des énergies qui renouvellent l’humanité de l’individu. Dans cette perspective, le passé et la culture héritée des générations précédentes cessent d’être des contraintes pour devenir des sources d’inspiration. Si aujourd’hui, l’Algérie est matériellement sous-développée, c’est parce qu’elle est intellectuellement pauvre. Elle n’arrive pas à faire renaître l’humanisme de sa culture et à réinventer la tradition en conciliant l’éthos et les aspirations nouvelles. Je fais référence à Descartes et Kant parce que ces deux philosophes ont opéré une rupture intellectuelle qui a préparé les conditions épistémologiques des sciences sociales. Cette rupture aurait pu être réalisée par les héritiers de Ibn Sina et Ibn Roshd si le Kalam n’avait pas étouffé la philosophie musulmane. Se réapproprier aujourd’hui la philosophie occidentale – comme les mu’tazilas s’étaient appropriés la philosophie grecque –, ce n’est pas reproduire la dépendance intellectuelle ou la déculturation. L’objet de la philosophie étant l’Homme dans ses dimensions anthropologiques, le défi aujourd’hui n’est pas de rejeter Descartes ou Kant sous prétexte qu’ils sont européens. Le défi est de renouer le fil rompu entre eux et la philosophie musulmane de laquelle ils ont appris la pensée de Platon et d’Aristote. Il s’agit surtout de lire Descartes, Hobbes, Machiavel, Rousseau, Kant, Marx, Durkheim, Weber… avec la sensibilité de notre culture arabo-islamique. La philosophie musulmane a été universelle avec Ibn Roshd lorsqu’elle s’était appropriée la philosophie grecque, qui était au Moyen-Age la pensée intellectuelle la plus élaborée et la plus cohérente de l’humanité méditerranéenne. Aujourd’hui, il faut s’imprégner de la philosophie occidentale pour donner naissance à des Kant, des Husserl et des Ricoeur musulmans. La deuxième observation que je voudrais faire, c’est que la modernité à laquelle aspire le pays exige une réflexion audacieuse et profonde sur le phénomène du pouvoir et requiert une culture politique alimentée par la connaissance scientifique. Je me suis spécialisé dans la sociologie politique, au début des années 1980, quand j’ai acquis la conviction qu’aucun pays ne peut se moderniser si le pouvoir politique ne devient pas public. L’Algérie est riche de l’échec de son expérience politique, qui commence avec Boumediène qui a cherché généreusement à distribuer les richesses au peuple et qui a mis en œuvre un développement économique prometteur. Il a échoué parce qu’il refusait de partager le pouvoir, c’est-à-dire qu’il refusait de rendre public le pouvoir. Il s’était approprié le pouvoir, tout le pouvoir, pour faire le bonheur du peuple. Il ne savait pas que le bonheur d’un peuple ne dépend pas du prince, fût-il le plus généreux. Boumédiène s’était enfermé dans une contradiction qui allait être fatale pour l’Algérie : il a privatisé ce qui est public (le pouvoir) et il a rendu public ce qui est privé (l’activité marchande). Or, il n’existe pas d’économie créative si le pouvoir n’est pas public. La Chine est une exception qui confirme peut-être la règle, mais la Chine est grosse d’une révolution démocratique qui, tôt ou tard, mettra en adéquation les capacités productives de la société avec le caractère public du pouvoir. Les pays de l’Europe de l’Ouest n’ont commencé à se développer que lorsqu’ils ont mis fin aux monarchies patrimoniales. En Algérie, l’élite issue de la guerre d’indépendance ne s’est pas appropriée le pays, mais elle a privatisé l’Etat, ce qui a bloqué les dynamiques du progrès. Il y a deux choses qui fascinent et attirent l’être humain : le pouvoir et la richesse. Dans le passé, avoir du pouvoir donnait accès à la richesse. La modernité en Europe a rompu ce lien en mettant en place une administration de type wéberien, où le revenu du fonctionnaire est financé par les impôts des usagers du service public et non par la prédation. Il y a une crainte cependant que la richesse donne accès au pouvoir, voire le contrôle. La société moderne s’est dotée de mécanismes (élections, alternance, séparation des pouvoirs, liberté d’expression…) pour atténuer ce risque. La révolution institutionnelle qui donne au pouvoir son caractère public est un préalable au développement. C’est avec ma sensibilité et la culture théorique que j’ai acquise à l’université que j’aborde l’expérience algérienne pour en faire un objet de recherche et d’analyse. Le travail du sociologue n’est cependant pas individuel ; il est collectif. J’espère que ce recueil suscitera des vocations parmi les étudiants en sciences sociales et qu’il les convaincra que la sociologie n’est pas un discours sur des discours, mais une pratique réflexive qui rend possible la construction sociale de soi et la déconstruction des représentations figées. A l’exception du texte mis en guise de conclusion, ce recueil ne traite pas des révolutions démocratiques dans le monde arabe qui ont commencé en Tunisie le 17 décembre 2010. Cependant il montre à l’évidence que, concernant l’Algérie, l’Etat de droit et la démocratie appartiennent à ces perspectives historiques.

Publié in LeSoir d’Algérie, 26 mars 2012 

Informations et Réflexions reviendra sur le contenu de ce livre dans les prochains jours.

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