Introduction
Les
textes présentés dans ce recueil ont été publiés dans la presse nationale entre
1999 et 2011 à différentes périodes. Ils relèvent de ce qui peut être appelé le
«journalisme universitaire», c’est-à-dire de réflexions plus ou moins élaborées
à destination du grand public. Le journalisme universitaire allie la rigueur
académique à l’exigence pédagogique et a pour ambition de s’adresser à un large
public ; l’objectif étant de mettre à sa disposition des analyses reposant sur
les acquis théoriques des sciences sociales et portant sur l’expérience
algérienne dans ses différents aspects, notamment politique et idéologique.
Pour un chercheur en sciences sociales, la société algérienne est un
laboratoire où il apprend à articuler, ou plutôt à valider, des approches
théoriques par l’observation empirique. En
Algérie, tout est projet : la société, l’Etat, l’économie, la modernité…
Le
pays a beaucoup d’atouts, dont le principal est la puissance vitale de sa
jeunesse. Si cette puissance vitale était mobilisée dans le cadre d’un projet
de modernité, et encadrée par des élites qui ont le sens des perspectives
historiques, le pays réaliserait des pas de géant vers le progrès social.
Malgré des apparences d’immobilisme, la société est travaillée par une profonde
dynamique et par des contradictions qui prennent leur origine dans l’histoire
et qui se révèlent dans les pratiques des individus, surtout dans les représentations
et les aspirations. Même s’ils ont été écrits à chaud dans des conjonctures
particulières, ces textes gardent un intérêt analytique parce qu’ils traitent
de tendances lourdes, relatives aux dynamiques sociales et aux contradictions
politiques qui marquent l’émergence d’une société nouvelle et la construction
d’un Etat moderne. Ils sont écrits dans un langage accessible au grand public
avec l’espoir de contribuer à raffermir la culture générale indispensable à
l’esprit civique et à la formation d’un espace public où le citoyen prend
conscience qu’il est un sujet de droit. En tant que sociologue, j’aime rappeler
que l’Algérie est une société nouvelle, issue de communautés traditionnelles
détruites par la colonisation. La société est un concept sociologique qui
désigne, pour l’analyser, le lien social dans la modernité. En réalité, la
société algérienne est en formation et l’individu est en train d’émerger. Ceci
explique les contradictions dans les pratiques quotidiennes, le malaise des
générations précédentes, les frustrations des générations nouvelles, la
violence dans l’espace public et le degré de conflictualité trop élevé dans les
rapports familiaux. Dans cette introduction, je souhaite insister sur deux
choses. La première est que les sciences sociales sont liées à la modernité et
à son projet cherchant à permettre à l’individu de devenir un acteur de
l’histoire. Elles créent les conditions intellectuelles d’une prise de
conscience individuelle et collective pour agir sur la société en vue de la rendre
vivante, créative et humaine. Les différentes disciplines des sciences sociales
ont un objectif intellectuel déclaré en rapport avec le processus de
subjectivation, qui permet à l’individu de réaliser qu’il est une conscience et
non une création ossifiée du monde organique. La société n’est pas un
groupement naturel ; elle est une création culturelle. C’est pourquoi ces
sciences sont phénoménologiques et non positivistes. La sociologie fait de
l’individu un acteur capable de modifier les conditions de la reproduction
sociale au-delà des habitus hérités du passé. L’histoire apprend aux hommes
qu’ils ne sont pas les prisonniers d’un enchaînement fatal qui transforme le
passé en présent. L’économie politique indique que la richesse n’est pas un don
de la nature mais le résultat de l’activité humaine. La sociologie politique
montre que le pouvoir est un phénomène social qui obéit aux lois de
l’anthropologie humaine, etc. Issues de la rupture philosophique opérée par
Descartes et Kant, ces sciences ont pour vocation d’accroître les capacités des
individus à agir sur les structures sociales qui ont tendance à se
cristalliser, à devenir rigides. En s’opposant à la réification, les sciences
sociales libèrent des énergies qui renouvellent l’humanité de l’individu. Dans
cette perspective, le passé et la culture héritée des générations précédentes
cessent d’être des contraintes pour devenir des sources d’inspiration. Si
aujourd’hui, l’Algérie est matériellement sous-développée, c’est parce qu’elle
est intellectuellement pauvre. Elle n’arrive pas à faire renaître l’humanisme
de sa culture et à réinventer la tradition en conciliant l’éthos et les
aspirations nouvelles. Je fais référence à Descartes et Kant parce que ces deux
philosophes ont opéré une rupture intellectuelle qui a préparé les conditions
épistémologiques des sciences sociales. Cette rupture aurait pu être réalisée
par les héritiers de Ibn Sina et Ibn Roshd si le Kalam n’avait pas étouffé la
philosophie musulmane. Se réapproprier aujourd’hui la philosophie occidentale –
comme les mu’tazilas s’étaient appropriés la philosophie grecque –, ce n’est
pas reproduire la dépendance intellectuelle ou la déculturation. L’objet de la
philosophie étant l’Homme dans ses dimensions anthropologiques, le défi
aujourd’hui n’est pas de rejeter Descartes ou Kant sous prétexte qu’ils sont
européens. Le défi est de renouer le fil rompu entre eux et la philosophie
musulmane de laquelle ils ont appris la pensée de Platon et d’Aristote. Il
s’agit surtout de lire Descartes, Hobbes, Machiavel, Rousseau, Kant, Marx,
Durkheim, Weber… avec la sensibilité de notre culture arabo-islamique. La
philosophie musulmane a été universelle avec Ibn Roshd lorsqu’elle s’était
appropriée la philosophie grecque, qui était au Moyen-Age la pensée intellectuelle
la plus élaborée et la plus cohérente de l’humanité méditerranéenne.
Aujourd’hui, il faut s’imprégner de la philosophie occidentale pour donner
naissance à des Kant, des Husserl et des Ricoeur musulmans. La deuxième
observation que je voudrais faire, c’est que la modernité à laquelle aspire le
pays exige une réflexion audacieuse et profonde sur le phénomène du pouvoir et
requiert une culture politique alimentée par la connaissance scientifique. Je
me suis spécialisé dans la sociologie politique, au début des années 1980,
quand j’ai acquis la conviction qu’aucun pays ne peut se moderniser si le
pouvoir politique ne devient pas public. L’Algérie est riche de l’échec de son
expérience politique, qui commence avec Boumediène qui a cherché généreusement
à distribuer les richesses au peuple et qui a mis en œuvre un développement
économique prometteur. Il a échoué parce qu’il refusait de partager le pouvoir,
c’est-à-dire qu’il refusait de rendre public le pouvoir. Il s’était approprié
le pouvoir, tout le pouvoir, pour faire le bonheur du peuple. Il ne savait pas
que le bonheur d’un peuple ne dépend pas du prince, fût-il le plus généreux.
Boumédiène s’était enfermé dans une contradiction qui allait être fatale pour
l’Algérie : il a privatisé ce qui est public (le pouvoir) et il a rendu public
ce qui est privé (l’activité marchande). Or, il n’existe pas d’économie
créative si le pouvoir n’est pas public. La Chine est une exception qui confirme peut-être la
règle, mais la Chine
est grosse d’une révolution démocratique qui, tôt ou tard, mettra en adéquation
les capacités productives de la société avec le caractère public du pouvoir.
Les pays de l’Europe de l’Ouest n’ont commencé à se développer que lorsqu’ils
ont mis fin aux monarchies patrimoniales. En Algérie, l’élite issue de la
guerre d’indépendance ne s’est pas appropriée le pays, mais elle a privatisé
l’Etat, ce qui a bloqué les dynamiques du progrès. Il y a deux choses qui
fascinent et attirent l’être humain : le pouvoir et la richesse. Dans le passé,
avoir du pouvoir donnait accès à la richesse. La modernité en Europe a rompu ce
lien en mettant en place une administration de type wéberien, où le revenu du
fonctionnaire est financé par les impôts des usagers du service public et non
par la prédation. Il y a une crainte cependant que la richesse donne accès au
pouvoir, voire le contrôle. La société moderne s’est dotée de mécanismes
(élections, alternance, séparation des pouvoirs, liberté d’expression…) pour
atténuer ce risque. La révolution institutionnelle qui donne au pouvoir son
caractère public est un préalable au développement. C’est avec ma sensibilité
et la culture théorique que j’ai acquise à l’université que j’aborde
l’expérience algérienne pour en faire un objet de recherche et d’analyse. Le
travail du sociologue n’est cependant pas individuel ; il est collectif.
J’espère que ce recueil suscitera des vocations parmi les étudiants en sciences
sociales et qu’il les convaincra que la sociologie n’est pas un discours sur
des discours, mais une pratique réflexive qui rend possible la construction
sociale de soi et la déconstruction des représentations figées. A l’exception
du texte mis en guise de conclusion, ce recueil ne traite pas des révolutions
démocratiques dans le monde arabe qui ont commencé en Tunisie le 17 décembre
2010. Cependant il montre à l’évidence que, concernant l’Algérie, l’Etat de
droit et la démocratie appartiennent à ces perspectives historiques.
Publié in LeSoir d’Algérie, 26 mars 2012
Informations et Réflexions reviendra sur le contenu de ce livre dans les prochains jours.
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