Par
Ammar Belhimer
La Banque mondiale vient de rendre un hommage mérité à la Géorgie pour ses efforts,
aboutis, de lutte contre la corruption dans les services publics. Dans un
rapport rendu public le 31 janvier dernier, elle étudie «les rouages de ce succès»
et la stratégie «particulièrement efficace» qui l’a rendu possible, stratégie
qui «pourrait être adaptée et appliquée dans des pays qui, devant aussi faire
face à une corruption généralisée, rencontrent des problèmes comparables ».
En
effet, «même si les conditions initiales, la nature du problème de corruption
et l’économie politique sont propres à chaque pays, bien des aspects de la
stratégie géorgienne peuvent être reproduits dans d’autres pays». Au moment de la Révolution libérale, la Géorgie avait la triste
réputation d’être l'une des nations de l’ex-empire soviétique les plus
corrompues et les plus exposées à la grande criminalité. Les policiers étaient
– Dieu nous en préserve — des voyous qui harcelaient les citoyens pour leur
extorquer des pots-de-vin au lieu de les protéger ; les gangs mafieux régnaient
en maîtres sur la ville de Tbilissi avec des valises pleines d'argent liquide
destiné à l’acquisition à bas prix des entreprises d’Etat, des appartements de
luxe et des Mercedes noires. Ainsi, en 2002, avant la révolution, la Géorgie occupait la 83e
place dans le classement de Transparency International. En 2011, elle est
désormais au deuxième rang parmi les pays d'Europe orientale et d’Asie
centrale. Jusqu’en 2003, une corruption généralisée régulait tous les aspects
de la vie quotidienne en Géorgie. Il fallait verser un pot-de-vin pour accéder
à la plupart des services publics, qu’il s’agisse d’obtenir un permis de
conduire ou un passeport, de faire enregistrer un bien, de créer une
entreprise, de construire une maison ou encore d’être admis dans une université
d’État. À partir de cette année charnière, les mesures engagées au titre de la
politique de «tolérance zéro» du gouvernement ont spectaculairement réduit le
nombre des paiements non officiels dans de multiples services administratifs.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, la plupart des indicateurs se rapprochent de ceux
des pays de l’Union européenne plus avancés. Comment de tels progrès ont-ils
été possibles en si peu de temps ? Le rapport de la Banque mondiale s’est
attaché à répondre à cette question en procédant à des études de cas réalisées
à partir des données concernant huit services publics spécifiques : police de
patrouille, administration fiscale, douanes, secteur de l’électricité,
réglementation des entreprises, registres civils et publics, examens d’entrée à
l’université et services municipaux. Une série d’entretiens a également été
menée auprès de fonctionnaires encore en exercice ou à la retraite. Les études
de cas en question font apparaître dix conditions qui ont présidé aux réussites
de la Géorgie
de 2003 à ce jour :
-
exprimer une forte volonté politique ;
-
asseoir tôt la crédibilité ;
-
lancer un assaut frontal ;
-
attirer de nouveaux agents ;
-
limiter le rôle de l’État ;
-
adopter des méthodes non conventionnelles ;
-
veiller à une coordination étroite ;
-
adapter l’expérience internationale aux conditions locales ;
-
tirer parti de la technologie ;
- faire un usage stratégique des
communications.
Si
nombre de ces facteurs semblent évidents, ce sont l’ampleur, l’audace, le
rythme et le séquençage des réformes qui font la spécificité de la stratégie
géorgienne. Une expérience géorgienne est étudiée, à titre d’illustration, dans
ses moindres détails : la police de patrouille. «Nulle part ailleurs le
gouvernement n’a agi avec autant d'audace que dans ses efforts visant à
transformer la police de la circulation, le symbole même de la corruption en
Géorgie.» Ici, la réforme a commencé par la rupture brutale des liens entre les
sphères officielles et les milieux criminels organisés. Elle a consisté à créer
carrément un nouveau corps de police de manière «terriblement rapide» pour que
les hors-la-loi puissent être mis en déroute avant qu'ils ne puissent organiser
de résistance. Le système était tellement gangrené, de haut en bas, que toute
nouvelle recrue était absorbée et entraînée par l'atmosphère corrosive de la
corruption. L'idée, insensée, de licencier tous les policiers de la circulation
(16 000) du jour au lendemain a été abordée et débattue. Pour amortir le choc,
le gouvernement leur a assuré deux mois de salaire et l'amnistie pour leurs
crimes passés. Pas de demi-mesures aussi contre les gangs : «Si une personne
résiste à son arrestation, elle est liquidée.» Résultat : 21 suspects et 16
policiers ont été tués dans des opérations de police en 2005. Le nouveau régime
juridique qui encadre la lutte contre la délinquance économique est emprunté au
dispositif italien antimafia et au Racketeer Influenced and Corrupt
Organizations (RICO) Act des États-Unis. La nouvelle législation a permis aux
autorités de confisquer l'argent et les biens mal acquis, d'origine illicite,
et introduit le concept de «la négociation de plaidoyer» pour faire parler les
plus récalcitrants des criminels. L'État a ainsi confisqué environ 1 milliard
de dollars de biens aux chefs mafieux et fonctionnaires de l'Etat corrompus.
Certaines des maisons confisquées ont été transformées en bureaux
gouvernementaux, d'autres en postes de police. L’effet psychologique ne s’est pas
fait attendre : «Avant la révolution, une enquête auprès des écoliers a révélé
que la majorité d’entre eux voulaient être des voleurs à leur majorité. Le
changement d'attitude consistait à détruire le symbole du voleur respectable
parce qu’il possède la meilleure propriété. Nous avons démontré qu'il n'est pas
un homme respecté, que ses paroles n'ont pas d'importance, qu’il ne possède pas
de biens et que sa place était en prison», commente un acteur de la réforme. Le
gouvernement estimait donc qu’il était essentiel d’intervenir avec force et
détermination pour que l’opinion publique réagisse différemment, détruisant le
vieux respect «dû» à la pègre. La tolérance zéro ne s'arrête pas là. Des agents
d'infiltration ont été assignés pour contraindre la police à suivre les
nouvelles règles. Un officier ordinaire pouvait être associé à un agent secret
sans le savoir et des contrôles inopinés étaient effectués pour s’assurer que
les protocoles, le code de conduite et les pratiques éthiques de la police
étaient bien respectés. Les salaires de la nouvelle patrouille ont été
également relevés à 400-500 dollars/mois, soit dix fois les anciens salaires de
la police de la circulation qu'elle a remplacée. Afin de mieux protéger les
citoyens contre les abus, le gouvernement a introduit un service d'assistance H
24 qui leur permet de se plaindre de la police en cas de tentative d’extorsion
de pots-de-vin. Des caméras vidéo étaient placées en grand nombre aussi bien à
Tbilissi que dans d'autres grandes villes et le long des routes. Les amendes ne
sont plus recueillies sur place, mais payées auprès des guichets des banques
commerciales. Pour rendre encore plus efficace la rupture, la nouvelle force de
police change d’habits et d’apparat. Aux anciennes uniformes de l'ère soviétique
succède un nouveau look. Des tenues jeunes, conçues par Armani, habillent des
agents en meilleure forme et vigueur, y compris les femmes (15 % de la
patrouille de police), et dotés de voitures équipées des derniers ordinateurs
de bord. Pour faire aboutir cette idée de «nettoyer l'image du ministère et de la Police, même les bâtiments
ont été repensés dans un style plus professionnel. Environ 60 postes de police
de Tbilissi et des régions ont été construits ou rénovés, pour les rendre plus
ouverts et mieux accueillants, avec des extérieurs en verre, ce qui suggère une
ère plus transparente», ajoute le rapport. Une campagne de relations publiques
affichant une «police sympa et abordable» a, enfin, complété le dispositif de
réforme. Les résultats ne se sont pas fait attendre : le taux de criminalité a
chuté, la corruption dans la police de patrouille a diminué, une culture du
service public a pu être développée et la confiance a été restaurée. L'un des
signes les plus visibles de la corruption en Géorgie venait d’être supprimé.
Une enquête de 2010 témoignait que 1% seulement de la population de ce pays
déclara avoir versé un pot-de-vin à la police de la route. A titre de
comparaison, la même année, cette proportion était de 30% dans les pays de
l’ex- Union soviétique, 7% dans les nouveaux Etats membres de l'Union
européenne (UE) et zéro dans certains membres de l'UE (France, Allemagne, Italie,
Suède, Royaume-Uni).
A. B.
In
Le Soir d’Algérie, 21 février 2012
International Bank for
Reconstruction and Development / International Development Association:
Fighting Corruption in Public Services, Chronicling Georgia’s Reforms, 2012.
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