(El Watan) L’arrêt
du processus électoral en 1992 est un coup d’Etat. Et tous les arguments
avancés pour justifier cette décision sont nuls sur le plan juridique. C’est la
conviction du professeur Madjid Benchikh, qui présente ici sa vision.
- Vingt ans après l’arrêt du processus électoral en Algérie, le 12
janvier 1992, la question suscite toujours la polémique. «L’illégalité» ou la
«légalité» de la décision du pouvoir à l’époque a toujours été au cœur du
débat, sans que l’on parvienne à trancher. Sur le plan juridique comment
qualifier, aujourd’hui, la suspension de ce processus ?
Après
la nette victoire du FIS aux élections législatives de décembre 1991, le
commandement militaire a décidé d’annuler les élections et de stopper le
processus électoral. Il demande au président de la République d’endosser
cette décision, tout comme il lui avait demandé de se séparer de Mouloud
Hamrouche quelques mois auparavant. Mais cette fois, le président Chadli
Bendjedid refuse d’accepter leur décision et choisit de démissionner. Tels sont
les faits très résumés. Le commandement militaire, par la voix du général
Nezzar, alors ministre de la
Défense, et Chadli Bendjedid lui-même refusent la
qualification de coup d’Etat et parlent de démission. La démission signifie que
Chadli a décidé librement et sans contrainte. Tout le personnel civil,
qui était favorable à l’annulation des élections, comme la direction de l’UGTA
ou celle du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), ou encore
l’association des responsables des entreprises publiques nommés par le
gouvernement, plusieurs organes de presse soutiennent qu’il n’y a pas de coup
d’Etat. L’armée intervient, au contraire, d’après eux, pour sauver l’Algérie et
la démocratie. En réalité, il s’agit là d’une lecture politique qui n’a aucune
portée juridique et qui a été contestée par d’autres, comme le FFS de Hocine
Aït Ahmed ou le FLN de Abdelhamid Mehri, qui dénonçaient au contraire une
atteinte à la démocratie et une violation de la Constitution. On
peut discuter à l’infini sur le risque encouru de voir le FIS imposer une
dictature théocratique si les élections n’avaient pas été annulées. Ce qui est
sûr, c’est que le commandement militaire n’a ni établi ni rétabli la
démocratie. Sur le plan juridique, il est par contre très facile de répondre
aux questions de légalité ou d’illégalité de l’annulation des élections.
Personnellement, j’y ai répondu de manière claire au lendemain de l’annulation
des élections, dans les colonnes mêmes d’El Watan, en expliquant qu’il s’agit
d’un coup d’Etat contre la
Constitution.
- Parmi les arguments avancés par les auteurs et les partisans de
cette action, il y a «la sauvegarde de la République et de la démocratie de la menace
intégriste». Cet argument tient-il la route ? A-t-on sauvé «la
démocratie» ?
Sur
le plan politique, il est très difficile de soutenir que l’armée allait sauver
la démocratie en Algérie. Non seulement parce que dans notre monde, ce n’est
pas le rôle des armées de sauver la démocratie, mais aussi et surtout parce
qu’en Algérie, il faut tenir compte de la place du commandement militaire dans
la direction et le contrôle du système politique. Jamais un chef d’Etat n’a été
intronisé ou écarté sans une action ouverte ou cachée du commandement
militaire. L’armée a annulé les élections lorsqu’elle a considéré qu’elle ne
pouvait pas gouverner avec «une façade islamiste de type FIS», surtout que
celui-ci était fort de sa victoire électorale et n’était pas vraiment apte à la
recherche de compromis politiques. L’une des graves insuffisances politiques du
FIS était précisément son incapacité à comprendre le rôle et la place du
commandement militaire dans le système politique algérien. Il avait cru qu’il
allait pouvoir soumettre l’armée par une simple victoire aux élections. L’armée
est donc intervenue pour sauver son emprise sur le pouvoir qu’elle n’avait
cessé de fortifier depuis l’indépendance du pays, et non pour sauver la
démocratie. Si le commandement militaire était politisé, il aurait pu penser
autrement. En effet, la victoire du FIS ne signifiait pas que le commandement
militaire perdait toute capacité de contrôle de la vie et des institutions
politiques. Il avait le Président avec ses pouvoirs énormes, la sécurité
militaire et son maillage de tous les secteurs. Le Président pouvait dissoudre
l’Assemblée nationale en cas d’abus ou d’atteinte aux règles constitutionnelles
par le FIS. Mais tout cela n’était pas à l’ordre du jour en 1992. Il faut se
souvenir que dans le système politique algérien, les «gouvernants décideurs» ne
sont pas habitués aux débats et aux compromis politiques avec des forces qui
leur sont extérieures. Il ne faut pas prendre de risques avec la détention du
pouvoir…
- L’intervention de l’armée pour mettre un terme au processus électoral, à l’insu de la présidence de la République de l’époque, était aussi considérée comme un coup de force, et c’est votre point de vue aussi. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Les
faits que nous avons relatés à propos de l’annulation des élections indiquent
clairement que le commandement militaire a pris la décision d’annuler les
élections et l’a imposée au chef de l’Etat. Ces faits s’analysent comme un coup
de force ou un coup d’Etat, en 1992 comme en toute autre période. La démission
de Chadli doit être analysée comme le résultat d’un coup d’Etat, même lorsque
Chadli lui-même parle de démission. Il convient d’expliquer pourquoi. Il faut
évidemment commencer par définir la notion de coup d’Etat, sans quoi on
parlerait sans savoir. Il y a coup d’Etat lorsqu’une institution ou une force politique
ou militaire s’empare de pouvoirs politiques décisifs qui ne lui appartiennent
pas aux termes de la
Constitution. Or, aux termes de la Constitution de 1989
qui était alors applicable, il n’appartient pas au commandement militaire de
décider de l’annulation des élections. Il ne lui appartient pas d’imposer une
politique au président de la République. Dans la Constitution de 1989,
seul le Conseil constitutionnel pouvait annuler les élections, sans pression du
pouvoir civil ou militaire. Pour qualifier juridiquement la décision d’annuler
les élections législatives, le juriste ne doit pas se fonder sur la position ou
le discours des hommes politiques concernés, comme le chef de l’Etat ou son
ministre de la Défense. Il
doit analyser les faits tels qu’ils se sont déroulés et les confronter au droit
en vigueur, principalement la Constitution. Sinon, on se fourvoie parce
qu’aucun auteur de coup d’Etat n’avouera jamais qu’il est l’auteur d’un tel
coup. Souvenons-nous du coup d’Etat de juin 1965 où le colonel Boumediene
parlait de redressement révolutionnaire… De surcroît, que connaissent MM.
Chadli et Nezzar aux qualifications en droit ou en sciences politiques ?
Lorsque Chadli a déclaré à la télévision qu’il donnait sa démission parce que,
disait-il en substance, «des décisions ont été prises que je ne peux pas
approuver», j’ai immédiatement compris et écrit dans le journal El Watan qu’il
s’agissait d’un coup d’Etat parce qu’aux termes de la Constitution, aucune
autorité militaire n’avait le droit de prendre de telles décisions et de les
imposer au président de la
République. Les appréciations et les analyses de Chadli
sont celles d’un colonel qui a lui-même été appelé au pouvoir par ses pairs. Il
croit que puisqu’il quitte le pouvoir pour ne pas se soumettre à la décision
prise sans son accord, il met en œuvre son droit de démissionner. Sa lecture
n’est ni celle d’un juriste ni surtout celle d’un homme d’Etat parce qu’un
président de la République
doit mettre en œuvre la
Constitution et s’opposer à sa violation. En démissionnant
sans bruit et finalement sans résistance politique, le Président s’était soumis
au coup d’Etat perpétré par ceux qui l’avaient choisi comme chef de l’Etat. A
sa décharge on peut dire, évidemment, qu’aucun homme politique avisé n’ignore qu’en
Algérie, on ne peut gouverner sans le soutien du commandement militaire. En
perdant ce soutien, Chadli ne pouvait plus gouverner : il en a tiré les
conséquences en démissionnant. L’analyse juridique est ainsi en cohérence avec
l’analyse politique du système. Dans une situation différente, l’ancien
président Zeroual a eu à tirer les mêmes conséquences. Il convient toujours de
prendre garde à ce que l’analyse juridique rende compte de la réalité, sans
quoi elle est anecdotique ou peut-être même nuisible.
- Les arguments avancés à l’époque ne tiennent donc pas la route…
Tous
les arguments relatifs aux différences certaines entre décès, empêchement,
démission invoqués à l’époque, notamment par le président du Conseil
constitutionnel, s’effondrent devant l’acte anticonstitutionnel majeur qu’est
l’annulation des élections par le commandement militaire. Les autres actes,
comme par exemple la dissolution de l’APN que l’on aurait, dit-on, oublié de
déclarer et de publier, l’attribution incroyable d’un pouvoir de décision à un
organe constitutionnel consultatif, la création d’un Haut-Comité d’Etat (HCE)
et la création d’un Conseil législatif sont des actes «consécutifs» au coup
d’Etat pour le renforcer et lui donner du corps. Encore un mot pour en finir
avec les arguments techniques spécieux qui prétendent écarter la qualification
de coup d’Etat. Toutes les dispositions constitutionnelles relatives à
l’empêchement, au décès ou à la démission du président de la République ou à la
dissolution de l’Assemblée nationale exigent que les élections soient
organisées soit dans un délai de 45 jours soit dans un délai de 3 mois. A
défaut d’une disposition précise pour régler un problème, l’esprit de la Constitution devait
conduire, même en cas d’imbroglio juridique par lequel on veut couvrir en
réalité le coup d’Etat, à organiser des élections. Les élections libres et
honnêtes ne sont qu’un élément du processus démocratique, mais elles sont un
élément indispensable.
- Récemment, le général à la retraite Khaled Nezzar a été arrêté en Suisse où il est poursuivi en justice pour des faits liés à l’arrêt du processus électoral. Cela fait déjà peur aux responsables qui ont partagé avec lui cette décision. Ces derniers risquent-ils d’être poursuivis à leur tour ?
L’arrestation
du général Nezzar à Genève, il y a quelques semaines, et sa mise en examen par
la justice suisse font suite à une plainte supportée par l’ONG Trial pour des
faits qualifiés par elle de «crimes contre l’humanité» commis pendant les
années 1990, durant la période où Nezzar était ministre de la Défense. Il ne s’agit
donc pas directement de juger la décision d’annulation des élections. Mais
celle-ci sera nécessairement évoquée. Il s’agit là de l’application des règles et
principes de ce que l’on appelle la «compétence universelle» qui permet aux
juges d’un pays de juger les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre
l’humanité. La convention contre la torture de 1984, d’ailleurs ratifiée par
l’Algérie, donne compétence à un juge étranger de juger les auteurs de tels
crimes. L’utilisation systématique ou généralisée de la torture ou des
disparitions forcées constitue, en droit international, un crime contre
l’humanité. En outre, ces crimes sont imprescriptibles. De sorte que la menace
pèsera pour toujours sur les auteurs présumés de tels crimes. Lorsqu’elle est
bien utilisée, la compétence universelle est une des plus belles conquêtes des
militants des droits humains dans un monde où règnent encore trop d’arbitraire
et d’impunité. Mais on le sait bien, à la suite notamment des expériences
connues des affaires Pinochet ou autres, la preuve des actes de torture, des
disparitions forcées et autres crimes contre l’humanité et surtout leur
imputabilité à une personne est difficile. C’est pourquoi personne ne peut dire
à l’avance le sort qui sera réservé par le juge suisse aux accusations portées
contre le général Nezzar. Mais l’agitation algéroise sur cette question montre
assez que de nombreux responsables sont préoccupés par cette affaire et par
l’exemple qu’elle pourrait constituer. C’est l’occasion de dire que l’image de
l’Algérie serait mieux préservée si le pacte fondamental que doit être la Constitution et les
droits humains étaient respectés et si, particulièrement, la justice était
indépendante.
Madjid
Makedhi
In
El Watan, le 11 janvier 2011
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