Par
Samir Amin
1.
Le terme de spiritualité appartient à la langue religieuse. Il implique
l’adhésion à la croyance dans l’existence d’une force extérieure à l’être
humain qui lui insuffle la vie, la conscience et la distinction morale du bien
et du mal.
Ce
terme est, de ce fait, inacceptable pour les athées et les agnostiques. La
réalité de la spiritualité ne peut être «prouvée», ni son contraire, comme
l’existence ou la non existence de Dieu (dont le terme est synonyme) ne peut
l’être. Cette preuve est impossible par définition : le supra-naturel (au
dessus de la nature, méta-physique), s’il «existe», ne peut être conçu par les
moyens dont la nature a pourvu l’humain.
La
théo-logie (science de Dieu) est un oxymore. Dieu ne peut être l’objet d’une
connaissance, terme qui doit être réservé à la science, c'est-à-dire à la
connaissance de la nature, dont les résultats sont toujours limités et relatifs
et acceptent de l’être. La science ne cherche pas à connaître la vérité
absolue.
Le
refus de se poser la question de l’existence du supra-naturel n’implique en
aucune manière celui d’ignorer celle de l’éthique. Car celle-ci peut être
conçue comme un produit naturel, sans origine externe, «insufflée» par la
spiritualité. L’éthique et la morale athées ou agnostiques existent et ne sont
en rien «inférieures» aux morales d’essence religieuse.
2.
L’âge européen des Lumières (de la Renaissance
à la Révolution
française, en particulier le XVIIIe siècle) s’est construit dans et
par la critique de la religion, en l’occurrence du christianisme. Refuser le
principe de l’affirmation dogmatique antérieure et indépendante de la pensée
scientifique critique s’attaquait en première ligne à l’affirmation de la
spiritualité (de Dieu). La religion devenait de ce fait synonyme
d’obscurantisme, un terme d’ailleurs inventé par les Lumières dans sa critique
de la religion.
Les
deux discours – celui de la religion (le terme de spiritualité se substituant
progressivement au premier) et celui des Lumières (le terme de science –
discours de la science – se substituant lui également au premier) – se sont
développés en parallèle. Ils ne se sont jamais ignoré, puisqu’ils se sont
développés dans et par leur conflit même.
Mon
sentiment (je ne puis le qualifier d’une manière plus précise) est que ces deux
discours continueront, longtemps (ou pour toujours ? je l’ignore) à coexister.
Car l’être humain est probablement (c’est là mon «sentiment») un être
métaphysique au sens qu’il se pose des questions relatives au sens de la vie et
de la mort, propres à la «nature du supra-naturel» (un bel oxymore !),
auxquelles il ne trouve pas de réponse dans ce que la science peut lui
proposer. Il peut donc inventer sa propre réponse, «sa» religion, ou – c’est
moins difficile – adhérer à l’une des réponses que la religion, ou une lecture
théologique particulière de celle-ci, lui offre, ou encore (et c’est encore
plus difficile) renoncer à se poser la question.
Les
deux discours ne doivent pas être l’objet d’un jugement de valeur. Ils sont
tout également respectables et doivent être respectés pour ce qu’ils sont,
indépendants l’un de l’autre.
3.
Les discours des religions ont été contraints d’intégrer dans leur formulation
la prise en considération des transformations dans la société réelle, nouvelle
et «moderne» (en fait capitaliste). Ces ajustements sont importants, mais
néanmoins seconds, sinon secondaires.
Prenons
l’exemple de la «création». La spiritualité immanente à la conviction
religieuse est toujours accompagnée, dans les religions historiques, de dogmes
imagés concrets, comme précisément celui de la «création» (chez les Chrétiens
l’image biblique de celle-ci). Il n’est plus possible aujourd’hui à un esprit
«non obscurantiste» de soutenir la réalité du mythe de la création formulé de
cette manière. Beaucoup de Chrétiens modernes l’acceptent sans que cela ne leur
paraisse gênant. D’autres (aux Etats Unis en particulier) maintiennent leurs
positions dogmatiques et rejettent Darwin qu’ils invectivent même comme le
Diable. D’autres enfin réinventent un nouveau dogme créationniste qui donne
l’apparence d’intégrer les découvertes scientifiques. Le «bigbang» en est
l’exemple. Il s’agit là non de science mais de para-science c'est-à-dire d’un
corollaire inspiré par l’acquis scientifique – possible, mais sans plus – non
établi avec le même degré de «certitude» (toujours relative) que celui qui
permet de qualifier une proposition de scientifiquement établie.
Prenons
l’exemple complémentaire de l’ajustement des dogmes religieux des Juifs et des
Musulmans concernant l’organisation sociale – le droit pénal, le mariage et
l’héritage entre autres. Les termes précis à l’extrême dans lesquels sont
formulées les règles de cette organisation chez les Juifs et les Musulmans (ils
sont largement identiques) ont été parfois abandonnés au bénéfice
d’assouplissement jugés nécessaires, en réponse entre autre aux droits des
femmes. Mais jusqu’à présent, dans l’ensemble, la résistance victorieuse à ces
ajustements l’emporte encore. Il reste que les «réformateurs» qui en défendent
la nécessité ne se considèrent pas nécessairement comme des «hérétiques», comme
les qualifient leurs adversaires.
4.
Le triomphe apparent de l’adhésion à la croyance à la «spiritualité» ne
garantit pas celui de règles éthiques autres que celles que «l’ordre moral»
(hypocrite et mensonger) impose.
Le
cas des Etats-Unis est, sur ce plan, exemplaire. La presque totalité des
habitants de ce pays adhèrent à la croyance religieuse. Cela n’empêche pas la
société d’être simultanément dominée par la pratique de la compétition sauvage
(et immorale) entre des individus qui se croient de ce fait «libres», même
s’ils sont, en réalité, intégralement soumis aux exigences de cette
compétition. La schizophrénie qui les caractérise s’explique sans grande
difficulté : l’insupportable (la compétition sauvage) est compensé par une
évasion complémentaire dans l’imaginaire religieux. Le moneytheism et le
monothéisme vont de pair.
Le
cas des sociétés musulmanes, d’aujourd’hui est voisin, bien que distinct. En
apparence l’adhésion à la croyance religieuse est générale. Mais celle-ci est,
ici, imposée par la force de l’ordre politique/policier, et non «spontané»
(«libre») comme elle paraît aux Etats Unis. Et de ce fait également l’adhésion
requise est simplement rituelle et formelle ; le pouvoir n’est pas intéressé
par le contenu théologique et éthique de la croyance. Et c’est la raison pour
laquelle je parle ici d’Islam politique et non d’Islam tout court. Le
wahhabisme de l’Arabie saoudite, dont l’expansion en sa prétention de
dogmatique musulmane exclusive bénéficie des pétrodollars et de l’amitié
politique de Washington, en constitue la forme la plus archaïque et la plus
réactionnaire.
Toutes
ces situations sont par bien des aspects l’analogue de «l’ordre moral» officiel
qui avait dominé dans l’Europe pré-moderne.
Il
n’est donc pas faux de qualifier le recours à la «spiritualité» dans ces
situations de synonyme d’obscurantisme. De surcroit un obscurantisme
archi-réactionnaire, utile et efficace pour assurer le pouvoir des classes
dominantes, exploiteuses et oppressives, d’hier («les féodalités») et
d’aujourd’hui (le capitalisme des monopoles aux Etats Unis, le capitalisme
compradore dans les périphéries).
5.
Le capitalisme des monopoles contemporain, en crise, dans le désarroi,
développe une offensive idéologique massive et systématique assise sur le
recours au discours de la «spiritualité».
La
«défense» du Dalai Lama en constitue le plus bel exemple. Le Bouddhisme des
moines était assis sur la réduction au servage de la majorité des Tibétains,
contraints d’assurer la vie opulente des moines et de leurs prélats. Le
fonctionnement de ce système d’exploitation et d’oppression était renforcé par
la violence extrême : mettre en doute le pouvoir surnaturel du Dalai Lama était
puni de mort (après sept jours de torture). La Révolution chinoise, en
abolissant le servage et la loi sur le blasphème, a fait ses «victimes» : les
moines et le Dalai Lama (mais elle n’a pas intégralement aboli leur pouvoir,
ayant substitué à la ponction sur les serfs une subvention budgétaire, trop
modeste au goût de ses bénéficiaires). Le Dalai Lama n’est pas un «chef
spirituel», mais simplement un despote obscurantiste. Pas étonnant qu’il soit
devenu simultanément l’instrument de Washington contre la Chine. Les ripostes de
Pékin peuvent paraître – et même être – critiquables, voire condamnables. Mais c’est là une toute autre question.
Washington
et ses alliés s’emploient à contribuer à la constitution d’une «internationale
de l’obscurantisme (archi réactionnaire)» à son service. Et le processus est
bien en cours. Les recours au discours de la «spiritualité», complétés par le
discours de la «tolérance» sont les éléments constitutifs de cette stratégie.
Les partenaires de cette internationale sont faciles à identifier. Parmi eux,
bien sûr, l’Eglise Catholique dans son courant «officiel» (la Papauté et les Conciles,
renforcés par l’Opus Dei), toujours dominante (en Amérique latine entre autre).
Les extrémistes dits «intégristes» ou «fondamentalistes» rallient ce camp
obscurantiste et réactionnaire qui ne se réduit pas à eux. Les Eglises
protestantes, les «sectes» – les unes
chrétiennes ou para-chrétiennes, les autres «païennes» – ne se distinguent pas sur ce plan de
l’Eglise Catholique du Pape, tout comme dans leur ensemble les Eglises
orthodoxes «nationales». L’Islam politique, sa version wahabite archaïque en
tête, le Bouddhisme, également politique, du Dalai Lama, la rhétorique de
l’hindouisme participent à cette Internationale de l’obscurantisme.
L’obstacle
majeur à la constitution effective de ce front obscurantiste est constitué par
la tendance naturelle des uns et des autres au fanatisme. L’adhésion sans
réserve à la religion sociale qu’ils exigent de leurs «peuples» mobilise à cet
effet le mépris et la haine de l’autre, qui ne partage pas la seule vraie
religion à leurs yeux. Le discours de la tolérance vise à réduire ces conflits
et fortifier l’alliance de tous les obscurantistes archi-réactionnaires.
6.
La question de la laïcité doit être discutée en conservant présent à l’esprit
l’avancée de l’obscurantisme.
La
laïcité est, comme on le voit, l’objet d’attaques systématiques à la fois du
camp des obscurantistes et des puissances dominantes du capitalisme des
monopoles et de ses serviteurs compradore.
L’attaque
est construite sur une définition de la laïcité comme synonyme de négation de
la «spiritualité». Ce qu’elle n’est pas. La laïcité est simplement le rappel
que le déploiement du potentiel progressiste de la modernité (à ne pas
confondre avec le modernisme, je reviendrai sur ce point) exige la séparation
rigoureuse, radicale, de l’exercice du pouvoir (de l’Etat en premier lieu, mais
également de pouvoirs sociaux plus diffus, raison pour laquelle l’école doit
être laïque) et de la religion.
Cette
laïcité radicale est restée l’exception dans l’histoire moderne, celle du
capitalisme réellement existant. Il en est ainsi parce que le pouvoir de la
bourgeoisie se trouve consolidé par l’adhésion sociale à la religion – ici «opium
du peuple» au sens strict de l’expression.
La
laïcité radicale a été conçue pour la première fois dans la France montagnarde et
jacobine, elle-même produit d’une révolution populaire (paysanne et plébéienne)
qui dépassait les objectifs de la bourgeoisie, encore naissante et faible. Elle
a été alors contrainte de s’affirmer contre la religion catholique, celle du
camp des Rois et de l’Empereur, ennemis en guerre contre le peuple français.
Elle a été remise au placard jusqu’à 1905, sa renaissance étant alors le
produit combiné de la Commune
de Paris (1871) et de la volonté d’une fraction de la bourgeoisie de mettre un
terme au compromis avec les aristocraties encore en place, et l’Eglise toujours
à leur service.
Ailleurs
en Europe les « révolutions » bourgeoises, ou ce qui en a rempli les fonctions,
précoces (associés aux protestantismes anglais et écossais), ou tardives (les «unités
nationales» d’Allemagne et d’Italie, par faute de radicalité), ont accepté le
compromis avec les aristocraties des Anciens régimes et parfois même, comme l’illustrent
les luthérianismes, «nationalisé» l’Eglise à leur profit. Aux Etats-Unis la
laïcité n’a jamais existé, mais seulement la tolérance des versions diverses du
christianisme (en particulier protestant), étendu par la suite aux autres
religions. Les pèlerins du Mayflower fuyaient l’intolérance, ils n’imaginaient
pas la laïcité. Or ce sont précisément ces modèles de «laïcité tronquée» qu’on
présente aujourd’hui comme exemplaires, la dénonciation de la laïcité radicale
étant devenue un thème obligatoire de la nouvelle pensée dite « postmoderne ».
7.
L’imbrication du débat sur la spiritualité, la religion, la laïcité d’une part
et celui qui concerne la « modernité » d’autre part, aggrave la confusion.
J’ai
défini la «modernité» comme l’invention de l’idée – nouvelle – que les êtres
humains font leur histoire. C'est-à-dire que celle-ci n’est pas
l’accomplissement d’une volonté qui leur est extérieure, celle de Dieu ou des
Ancêtres. Que cette modernité – amorcée en Chine cinq siècles avant l’Europe –
ait trouvé sa forme accomplie en Europe en concomitance avec la naissance du
capitalisme ne devrait pas surprendre. Mais celle-ci, de ce fait, été façonnée
par les exigences du déploiement capitaliste et ses limites et contradictions
déterminées par elles.
Je
distingue donc la «modernité», qui n’est pas achevée, potentiellement capable
de se poursuivre à travers le dépassement du capitalisme par le socialisme, du
«modernisme» qui admet la modernité dans sa forme et ses limites capitalistes
pour en faire la «fin de l’histoire». Les partisans de ce modernisme se rangent
dans leur grande majorité dans le camp du capitalisme, pour eux parfaitement
légitime, même quand ils déplorent certains de ses débordements. Leur adhésion,
assez générale, à la relance de la «spiritualité» vient en complément à cette
défense du capitalisme. Mais ils se retrouvent également dans les rangs du socialisme,
conçu alors comme un «capitalisme sans capitalistes» plus juste et plus
efficace, et non comme un stade plus avancé de la civilisation humaine.
L’adhésion à une perspective radicale (définie précisément comme la conception
du socialisme comme avancée dans la civilisation) implique la défense de la
modernité inachevée, mais, d’évidence, pas celle du modernisme. Le combat pour
la modernité toujours inachevée est alors indissociable du combat pour la
démocratisation, elle aussi toujours inachevée, à la fois condition et produit
d’avancées socialistes. Et cette démocratisation en marche continue implique à
son tour la pratique radicale de la laïcité.
Je
ne m’étendrai pas ici sur ces questions pour lesquelles le lecteur trouvera des
développements soutenus dans d’autres de mes écrits, en particulier dans la réédition
augmentée de l’Eurocentrisme (sous le titre de «Modernité, Démocratie, Religion»).
Mais l’imbrication de tous ces débats impose, à mon avis, ce rappel.
8.
L’offensive de l’obscurantisme, nécessaire pour la survie du capitalisme sénile
des monopoles généralisés, avait été précédée du déploiement d’un premier
moment de la stratégie de recomposition du camp du capitalisme, au lendemain de
la seconde guerre mondiale.
Des
segments dominants des classes bourgeoises européennes avaient collaboré avec
l’occupant nazi, lorsqu’elles n’avaient pas déjà sympathisé avant-guerre avec
le fascisme. La résistance donnait aux classes ouvrières et aux partis
communistes une légitimité dont elles n’avaient jamais bénéficié jusqu’alors.
Il fallait à tout prix réhabiliter la bourgeoisie et le capital. Washington a alors
conçu le projet «européen» et apporté son appui à la création systématique de «nouveaux
partis chrétiens-démocrates» chargés de briser l’unité issue de la résistance,
un peu comme il l’a fait plus tard avec les «partis islamistes» pour briser les
fronts nationaux populaires anti-impérialistes. L’anticommunisme – qui
constitue le dénominateur commun de ces partis – trouvait un argument majeur
dans le recours à la religion. Le MRP français (acteur majeur dans l’exclusion
des communistes du pouvoir, avec le soutien des socialistes), la démocratie
chrétienne en Italie avec de Gasperi, celle d’Adenauer en Allemagne ont rempli
des fonctions analogues. Les partis démo-chrétiens constituent aujourd’hui la
colonne vertébrale de la droite européenne.
Le
succès de ce premier temps de déploiement du projet réactionnaire du nouvel
impérialisme collectif en construction préparait celui des avancées ultérieures
du front de l’obscurantisme. Le mouvement à droite qui allait finir par
réhabiliter le fascisme, avait été amorcé avec celui du franquisme, béni par
l’Eglise. Et dans le débat sur le projet de constitution européenne la mention
du «christianisme» comme l’une des sources de la «civilisation européenne» a
été avancée (heureusement sans succès, du moins immédiat), tout comme l’est
celle de l’Islam, de l’hindhouisme ou du Bouddhisme ailleurs. Adieu la laïcité
! L’offensive contre les Lumières était déclenchée.
9.
Mais si les religions établies ont toujours – ou presque – été associées au
pouvoir des exploiteurs (d’hier et aujourd’hui du capital des monopoles), ou
commettrait une erreur fatale en passant sous silence le fait que des
mouvements importants de lutte des opprimés contre leurs oppresseurs ont été
inspirées par la religion.
Le
Christianisme des origines en a fourni un très bel exemple, dont François
Houtart a donné une analyse d’une
puissance inégalée. Il y avait un précurseur illustre… Engels, qui était allé
jusqu’à comparer le Christianisme des origines et le mouvement communiste, sans
cacher sa sympathie pour le premier. Et cela ne lui paraissait pas gênant, en
dépit de sa position matérialiste et antispiritualiste dont il ne s’est jamais
séparé.
Et
à travers l’histoire ultérieure des peuples européens chrétiens, de ceux de
l’Orient musulman et de la Chine,
des mouvements «millénaristes» de révoltes contre l’oppression associés à des
renouveaux religieux n’ont pas manqué de se reproduire.
Mais,
dira-t-on, tous ces mouvements ont échoué et l’interprétation religieuse
conservatrice et respectueuse du pouvoir l’a finalement toujours emporté. Je
n’en déduirai pas trop rapidement la conclusion que leur échec tenait
précisément à leur recours à la religion. Je suis davantage convaincu par la
thèse («marxiste») qui attribue ces échecs aux conditions objectives de
l’époque qui ne permettaient pas d’imaginer possible l’émancipation des
travailleurs et des peuples. Mais à leur tour ces conditions objectives ne
sont-elles pas à l’origine de l’option religieuse des acteurs concernés ? S’il en
était ainsi on pourrait penser que les mouvements de luttes modernes contre le
capitalisme ne peuvent aboutir (cette fois au socialisme, rendu possible par la
maturité des conditions objectives) que s’ils parviennent à se libérer des «illusions
religieuses». J’ai tendance – personnellement – à le penser. Mais je me garde
d’en déduire que les mouvements de lutte inspirés par la religion sont
désormais «impossibles», ni même condamnés à l’échec fatal.
La
preuve du contraire – que de tels mouvements sont possibles – est donnée par
les mouvements inspirés par la théologie de la libération contemporaine. Il est
difficile d’imaginer les avancées de l’Amérique latine contemporaine sans
donner toute sa place à la préparation de leur terrain par l’écho de la théologie
de la libération dans les classes populaires du continent.
Mais
il n’est pas non plus possible d’ignorer que le reflux de ce mouvement est
amorcé et que le vent souffle aujourd’hui dans l’autre direction, avec la
reprise en main de la direction des Eglises par les prélats conservateurs d’une
part, la floraison des «sectes» dont le succès ne peut être rapporté
exclusivement à leur soutien par la
CIA (qui est un fait) d’autre part. Ce reflux est-il
l’indicateur des limites de ce modèle de légitimation des luttes ? Le recours
au religieux implique-t-il nécessairement le rétablissement de la religion dans
sa fonction «d’opium du peuple» ? Cette question fort complexe mériterait
davantage de débats.
La
théologie de la libération paraît strictement limitée au monde catholique des
périphéries (Amérique latine et Philippines).
Dans
le monde musulman son équivalent (Mahmoud Taha) a été assassiné dans l’œuf avec
la complicité de tous les pouvoirs. Dans certains pays de la région un
renouveau des luttes populaires est déjà visible. On constate que ces
mouvements s’écartent de l’Islam politique – qui les dénonce – et, sans adhérer
à une «weltanschaung» laïque, voire marxiste, ne font pas référence à
l’argument religieux. Les pouvoirs en place, avec le soutien actif de
Washington, s’emploient à dresser en contrepoint d’autres «mouvements», dévoyés
sur des cibles faciles (les minorités chrétiennes), fanatisés par l’Islam
politique.
En
Chine les mouvements d’apparence inspirés par la religion (le bouddhisme du
Dalai Lama, les «sectes» qui font une
réapparition remarquée) se situent tous sur les terrains d’une critique de
droite du régime, «pro-capitaliste». Ils sont en cela semblables à ceux des «dissidents»
dont on met en exergue la répression par le pouvoir. Par contre d’autres
mouvements de lutte, de bien plus grande ampleur, se déploient en Chine sur les
terrains des défis sociaux concrets réels (emplois, salaires, logement, écoles,
santé, prix de vente des productions agricoles etc.) Ces mouvements se situent
dans la tradition politique du communisme et vont même jusqu’à se qualifier de
«maoïstes».
Les
théologies de la libération, chrétiennes ou autres possibles, font donc appel à
un concept de spiritualité qui n’est pas celui qui fait ici l’objet de notre
critique. Pour moi les choses sont claires sur ce sujet. Houtart et Dierckssens
par exemple emploient ce terme dans un sens qui intègre celui d’émancipation,
auquel je me limite, parce que je suis agnostique. Mais un croyant ne se heurte
à aucune difficulté pour intégrer les deux concepts. Il faut le dire. Mais il
faut dire aussi que le même mot de spiritualité est utilisé par d’autres pour
évacuer la question de l’émancipation. Et ils sont nombreux, ces parfaits
réactionnaires qui, croyants sincères ou manipulateurs (il y a les deux),
entendent ne rien remettre en question de l’exploitation du travail et de
l’oppression des peuples en cours. Le Pape des Catholiques, les
fondamentalistes des Tea parties, Cheikh el Azhar, le Dalai Lama, les défenseurs
de la légitimité des castes au nom de l’hindouisme sacré, ne sont pas des
«spiritualistes» comme il leur plait de se présenter, mais des propagandistes
au service des exploiteurs.
10.
Il est temps de conclure par une réflexion centrée sur l’action politique.
Le
partage des camps ne se fait pas sur la base du critère philosophique opposant
pro-«spiritualité» / pro-«matérialisme historique». Il se fait sur le terrain
des défis concrets où s’opposent les défenseurs du système capitaliste dans ce
qu’il implique d’essentiel (la propriété privée sacrée etc.) et leurs victimes.
Il
y a dans chacun des deux camps des croyants et des athées. Et les athées
pro-capitalistes ne sont pas moins virulents dans leurs positions
réactionnaires que leurs amis croyants.
«Celui
qui croyait au Ciel et celui qui n’y croyait pas» ont mené avec succès un
combat solidaire jusqu’à la mort contre les nazis. Leur succès impliquait que
le débat concernant leurs options philosophiques n’a pas été retenu dans
l’agenda de leurs programmes, dans lesquels ne figurait aucune exigence
d’adhésion à la spiritualité ou au marxisme par exemple.
Le
débat philosophique s’impose néanmoins, dans le respect mutuel et même au-delà
par ce qu’il peut apporter aux uns et aux autres, leur permettant non seulement
de construire ensemble des fronts de lutte efficaces, mais encore d’apporter de
meilleures contributions à la définition des stratégies et des perspectives
politiques des peuples en mouvement vers le socialisme.
Ce
débat philosophique s’impose dés lors qu’on conçoit la marche de la
civilisation humaine comme toujours inachevée et le communisme (à venir) comme
une étape supérieure de celle-ci. Supérieure en quoi donc ? Le capitalisme et
la modernité capitaliste (il n’en a pas d’autre jusqu’ici) tirent leur
puissance de l’émancipation de l’individu qu’ils promeuvent, bien que cette
émancipation reste inachevée et dévoyée par l’inégalité fondamentale qui oppose
les propriétaires du capital aux vendeurs de leur force de travail.
L’aliénation marchande, inhérente au système, annihile alors la portée
transformatrice de l’émancipation des individus. En contrepoint le socialisme
réellement existant produit par la première vague des luttes contre le
capitalisme (le 20ième siècle) a nié le pas en avant en direction de
l’émancipation de l’individu produit par le capitalisme pour lui substituer
l’affirmation exclusive de la collectivité. Les vagues à venir dans ces luttes
devront associer l’émancipation de l’individu et l’affirmation de la
collectivité, renforcée par la disparition progressive de l’exploitation
capitaliste, dans une dialectique positive comme Tony Andreani et Frédéric
Lordon l’ont formulée. Ce vrai débat concernant la culture et l’idéologie donne
toute sa place à l’éthique, sans réduire celle-ci à la spiritualité religieuse,
mais en y intégrant l’éthique matérialiste. Le faux débat qui semble opposer «l’individu»
(dévoyé par le capitalisme) et les «communautarismes» (religieux ou autres),
mais qui en fait les associe sans problème en les soumettant aux exigences du
déploiement du capital, et qui occupe le devant de la scène, s’inscrit dans la
reproduction de l’obscurantisme.
Samir AMIN
Références :
Tony
Andreani, Dix essais sur le socialisme du 21ième siècle, Le Temps des Cerises,
2011
Frédéric
Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010
Samir
Amin, Démocratie, religion et modernité, Critique de l’eurocentrisme et des
culturalismes, Parangon, 2008.
Samir
Amin, Délégitimer le capitalisme ; Contradictions, Bruxelles, 2011
Mahmoud
Mohammed Taha, Un Islam à vocation libératrice, Harmattan 2002
François
Houtart, Religion et modes de production précapitalistes, Ed. Université de
Bruxelles, 1980.
tu n'est qu'un homme que dieu a maudit le tombeau t'attend que tu y croit ou pas j'ai au moins l'audace de te prevenir qu'un chatiment terrible t'attends au jugement dernier
RépondreSupprimerPetit coco larbin des occidentalo-sionistes !!!
RépondreSupprimer