Par Lahouari Addi
Depuis 1962, l’Algérie est en chantier, subissant des bouleversements morphologiques
d’une grande ampleur, à tel point qu’elle est une expérience sociologique
grandeur nature.
La
société est en pleine restructuration, soumise au processus de formation de
classes sociales, formation devenue manifeste depuis que le régime a abandonné
l’utopie de l’économie administrée. Pour un sociologue, un économiste, un
politologue, l’Algérie est un terrain de recherche idéal qui attend les
paradigmes d’analyse pour cerner conceptuellement cette expérience très riche.
Les sciences sociales, comme nous le savons, n’émettent pas de jugements,
positifs ou négatifs ; elles essaient cependant de reconstituer les logiques
des processus, leurs contradictions par rapport aux représentations des
acteurs. J’utiliserais toutefois le mot «échec» pour le régime qui avait
promis, dès les années 1960, de développer l’économie et de moderniser la
culture. L’Algérie n’est pas, en 2012, un pays développé, et sa culture est
encore déchirée entre des aspirations modernistes utopiques et une apologie du
passé sans aucune conscience historique.
Ma communication sera globale, forcément schématique puisqu’elle touche à la sphère marchande, aux transformations sociologiques et aux rapports d’autorité depuis l’accession à l’indépendance. L’hypothèse principale est que le régime algérien, issu du mouvement national, est l’expression d’une aspiration contradictoire qui le mine et qui l’a mené à se couper de la population. Pour les élites dirigeantes, la modernité, saisie principalement à travers son aspect matériel, est un moyen pour restaurer la tradition passée. Cette contradiction s’exprime clairement dans la pratique de l’administration qui s’oppose à la formation d’un marché national intégré, à l’émergence d’une société composée d’individus sujets de droit et à la construction d’un Etat dont la légitimité provient de la volonté des électeurs.
Ma communication sera globale, forcément schématique puisqu’elle touche à la sphère marchande, aux transformations sociologiques et aux rapports d’autorité depuis l’accession à l’indépendance. L’hypothèse principale est que le régime algérien, issu du mouvement national, est l’expression d’une aspiration contradictoire qui le mine et qui l’a mené à se couper de la population. Pour les élites dirigeantes, la modernité, saisie principalement à travers son aspect matériel, est un moyen pour restaurer la tradition passée. Cette contradiction s’exprime clairement dans la pratique de l’administration qui s’oppose à la formation d’un marché national intégré, à l’émergence d’une société composée d’individus sujets de droit et à la construction d’un Etat dont la légitimité provient de la volonté des électeurs.
Le populisme contre l’économie politique
Lorsque le nouvel Etat fut créé en 1962, le régime avait promis le développement
économique et la justice sociale, promesse servant aussi de source de
légitimité aux dirigeants qui se réclamaient de l’héritage du mouvement
national. Même si le développement économique n’a pas été réalisé, nous devons
convenir que l’engagement avait été pris et que des politiques publiques en
faveur de la population avaient été mises en œuvre pour moderniser le pays. Un
seul chiffre suffira à attester de cette farouche volonté de se moderniser :
depuis 1967, l’Algérie a un des taux d’investissement les plus élevés au monde
par rapport au PIB. Pourtant, il y a un échec patent dans la construction d’une
économie productive satisfaisant les besoins du marché national. Les
exportations sont assurées aujourd’hui à 97% par les hydrocarbures ! L’Algérie
n’exporte pas de produits manufacturés parce que les politiques économiques
suivies à ce jour n’ont jamais eu pour objectif stratégique de construire un
marché national régulé par les lois de l’économie politique pour affronter la
concurrence internationale. Il y a comme une confusion dans l’esprit des
dirigeants entre indépendance politique et indépendance économique, comprenant
celle-ci comme une sorte de système autosuffisant économiquement. Or,
l’indépendance économique ne signifie ni autarcie ni retrait de l’économie
internationale, elle signifie plutôt un flux d’échanges avec une balance
commerciale extérieure équilibrée ou positive sur la base d’exportations de
biens manufacturés. Il n’est pas possible de se retirer du marché mondial ; il
faudrait soit exporter du travail pour financer les importations, soit être
dépendant et vivre de l’aide internationale. Je n’ai pas une foi aveugle dans
le marché comme les néolibéraux du Consensus de Washington, mais il faut
cependant admettre que le marché est une construction historique qui favorise
la création des richesses si, par ailleurs, il y a un cadre juridique où la
répartition obéit à la rationalité contenue dans les concepts de salaire,
profit, taux d’intérêt, productivité marginale du capital, etc. Ces concepts de
la science économique sont inopérants en Algérie alors qu’il y a des biens qui
sont produits, il y a des prix, il y a une monnaie, il y a une accumulation de
richesses. Cette activité marchande relève cependant de l’anthropologie
économique et non de la science économique enseignée dans les universités. Ou
pour le dire autrement, la logique dominant la sphère des biens et services en
Algérie renvoie à une problématique physiocratique pré-ricardienne. Il ne faut
pas confondre l’économie politique du capitalisme fondé sur la création de la
valeur par la force de travail avec la science des richesses provenant de
l’agriculture et matières premières et réparties par le mécanisme de la rente.
L’objet de l’économie politique porte sur la valeur produite dans le cadre du
marché qui soumet la production à la concurrence par le biais d’un système de
prix allocataire de ressources rares. Porté par la dynamique de la concurrence,
le système de prix Walrasien ajuste l’offre à la demande en s’inscrivant dans
la tendance de la baisse de la productivité marginale des facteurs de production.
Or, en Algérie, non seulement il n’y a pas de concurrence en raison d’un
important secteur économique d’Etat, mais l’Etat est le principal entrepreneur
avec cette particularité qu’il n’est pas soumis à la contrainte financière. Il
se soustrait à celle-ci grâce aux revenus tirés de l’exportation des
hydrocarbures, mais aussi grâce à la manipulation de la parité de la monnaie
qui lui permet de combler le déficit de son budget et le déficit chronique des
ses entreprises, en écumant le pouvoir d’achat des revenus fixes. En injectant
des sommes monétaires importantes sans contrepartie de production physique,
l’Etat perturbe le système des prix, c’est-à- dire le rapport entre le salaire
et le coût de la vie. Le salaire n’assure pas la reproduction de la force de
travail, ce qui détourne les jeunes des emplois à revenus fixes. Sans
contrainte financière, sans rareté des capitaux monétaires, il n’y a pas de
nécessité de rationaliser le procès de travail sur les critères de la
concurrence internationale. Les hydrocarbures et la manipulation de la parité
du dinar ont permis à l’Etat-entrepreneur de se dispenser de la rationalité
économique et de se soustraire aux pressions du marché. Par ailleurs, depuis le
début des années 2000, le gouvernement a lancé une politique ambitieuse
d’investissements dans la construction de milliers de logements, d’autoroutes,
de barrages et différentes infrastructures… Ce programme étalé sur plus de dix
ans a coûté des centaines de milliards de dollars et a été réalisé en majorité
par des entreprises étrangères. En négligeant les entreprises nationales ou en
ne les associant pas à ces investissements, l’Etat a raté une occasion d’aider
à la formation d’une offre nationale qui aurait eu une opportunité de
s’agrandir en affrontant la concurrence internationale. De ce point de vue, non
seulement l’Etat n’a pas de politique pour la formation d’un marché national
avec une offre locale, mais il s’érige en obstacle à la naissance d’activités
productives étouffées par les biens importés. Il y a là toute une économie de
marchés publics contractés avec des entreprises étrangères prêtes à verser des
commissions occultes à des personnages importants de l’Etat. La compétition
pour la captation de la rente énergétique trouve parfois des échos dans la
presse nationale qui fait état de détournement de fonds. Les scandales de la
réalisation de l’autoroute Est- Ouest, de la construction d’infrastructures
hydrauliques ou ceux liés à l’importation des céréales, des médicaments…
portent sur des dizaines de milliards de dollars. Cela participe à la
constitution de fortunes colossales en rapport aussi avec la spéculation
favorisée par les réseaux clientélistes qui ont conquis l’Etat. Cette situation
renvoie à la phase de l’accumulation primitive du capital, alimentée par des
pratiques commerciales à la limite de la légalité. La corruption, qui handicape
le pouvoir d’achat des revenus fixes, se généralise dans toutes les couches de
la population qui cherche à échapper à la paupérisation. Elle est ainsi un moyen
d’ascension sociale dans un pays où le régime, pour acheter la paix sociale, a
satisfait à des augmentations de salaires importantes, avec effets rétroactifs,
dans la Fonction publique. Il a aussi mis en place une politique de crédit à la
consommation très volontariste au-delà de ce que peut absorber le marché
national. Le résultat est la formation d’une masse monétaire en circulation
sans proportion aucune avec les capacités de la production nationale. Une
grande partie de la demande monétaire est satisfaite par le secteur de
l’importation, chasse gardée de privilégiés qui se sont appropriés les
mécanisme du commerce extérieur qui est désormais le canal de l’accumulation
par excellence. Cette structure de répartition de richesses explique que les
concepts de la science économique ne sont pas opératoires dans la sphère
marchande en Algérie régulée par la rationalité politique et par le rapport de
force au sommet de l’Etat. En effet, la source principale des richesses n’est
pas le travail, mais les relations avec le personnel de l’Etat qui est aux
commandes de la répartition de la rente pétrolière à travers les autorisations
d’importations de biens, l’accès aux devises et la distribution de terres
foncières urbaines et périurbaines. Si la science économique est inopérante en
Algérie, c’est parce que la sphère marchande est désarticulée et n’obéit pas à
ses règles propres. L’économie politique a pour objet la production de la
valeur, accumulée et répartie à travers un système de prix au cœur du marché.
Celui-ci est un ensemble de techniques de production se déroulant dans un cadre
juridique qui protège la concurrence et la propriété privée. Les techniques de
production perdraient de leur efficacité si elles étaient séparées de leur
cadre juridique. Ce qui signifie qu’on ne peut pas importer des éléments du
marché — une machine par exemple – ou s’attendre qu’ils soient rationnels par
eux-mêmes. Une machine en France ou au Japon n’a pas la même efficacité
marginale qu’en Algérie pour la simple raison qu’elle n’est que l’aspect
technique d’un rapport social de production qui structure l’ensemble du système
social dans ses aspects économiques bien sûr, mais aussi politiques et
juridiques. Il n’est pas paradoxal de dire que sans syndicalisme libre, il n’y
a pas de système de machine efficace. L’efficacité de la machine est liée au
taux d’intensité du travail négocié entre les ouvriers et les entrepreneurs. Ce
qui est dit de la machine peut l’être aussi de l’argent. Dix millions de
dollars est une somme d’argent en Algérie alors qu’en Grande- Bretagne ou en
Suède c’est un capital susceptible de créer de la valeur marchande. Cette
prémisse trouve sa confirmation dans la gestion quotidienne des entreprises
d’Etat caractérisées par l’inefficacité et le gaspillage. La bureaucratie fait
porter la responsabilité aux travailleurs qu’elle accuse de ne pas être
productifs, alors que ces derniers ne font que s’adapter à un système
politiquement rentable à la bureaucratie d’Etat et aux couches rentières. S’il
est un exemple que le régime algérien est incompatible avec les lois du marché,
c’est l’affaire Khalifa qui a fait perdre à l’économie nationale des milliards
de dollars sans que les responsabilités aient été établies par la justice. Pour
fonctionner, le marché a besoin d’un environnement juridique qui protège de la
prédation le surproduit. L’économisme consiste à croire que le marché est un
phénomène a-historique et atemporel, alors qu’il est une construction
historique à travers laquelle des groupes sociaux sont entrés en conflit pour
défendre leurs intérêts. Il est surtout un rapport social de production qui ne
s’importe pas mais qui se construit. Il faut rappeler que l’économie politique
est une science sociale et, en tant que telle, elle a un objet historique. Ses
concepts renvoient à un processus empirico-historique de formation de la valeur
créée par le travail. C’est de là que sont apparus les concepts de salaire,
profit, taux d’intérêt, productivité marginale des facteurs de production (nom
que donne la théorie néo-classique à la rente), etc., ils renvoient à une
problématique de mesure de la valeur créée par des mécanismes sociaux qui
avaient favorisé l’émergence de la bourgeoisie européenne au XVIIIe siècle. Les
concepts de l’économie politique ont été conçus pour appréhender la répartition
des richesses sur la base du rapport de force de l’ordre marchand. La critique
de Marx a montré que cette répartition était injuste pour les créateurs de la
valeur, rétribués par le salaire, mais la réaction néo-classique a repensé
l’héritage de Smith et Ricardo pour faire du travail non pas la source de la
valeur mais un simple facteur de production parmi d’autres, soumis à la loi de
la productivité marginale. L’hypothèse constitutive de la théorie néoclassique
— la concurrence pure et parfaite – libère une dynamique tendancielle à la
baisse des salaires et des profits. Dans le monde irréel néoclassique, en cas
de concurrence pure et parfaite, le salaire et le profit pourraient être nuls.
Dominante entre 1870 et 1930, cette approche a contribué à la crise de 1929, ce
qui l’a délégitimé et pavé la voie au keynésianisme qui a accompagné
l’Etatprovidence en Europe jusqu’aux années 1970. La crise de l’Etat-providence
et la mondialisation ont cependant redonné de la vigueur à la théorie néo-classique
qui sert de fondement à la vague néolibérale dont la doctrine est contenue dans
le Consensus de Washington. Le FMI, la Banque mondiale et l’OMC, ainsi que les
think tanks qui leur servent de laboratoires d’idées prônent le démantèlement
tarifaire et la libre concurrence afin de prendre avantage du bas niveau des
salaires dans les pays du tiers monde. L’hypothèse est que, après le
déploiement total du capital à l’échelle internationale, le travail se
raréfiera et les salaires augmenteront dans les pays du Sud pour atteindre le
niveau des pays du Nord. La théorie néolibérale du Consensus de Washington a
«corrigé » la théorie néoclassique comme celle-ci avait «corrigé» la pensée de
Smith et Ricardo. Son erreur est de réifier les concepts et de les isoler de
leur environnement sociologique et historique. L’erreur est aussi conceptuelle
en généralisant les lois du marché aux biens non marchands comme la santé, la
sécurité, l’éducation, les communications, etc., qui sont indispensables au
développement économique. Ils constituent ce que Alfred Marshall, économiste
anglais du début du XXe siècle, appelle «les économies externes». La
réification des lois du marché consiste à mesurer celles-ci par la productivité
marginale, y compris les services de sécurité et de santé. L’utopie néolibérale
a pour objectif de soumettre tous les aspects de la vie sociale aux lois du
marché, y compris dans l’espace domestique où le père, la mère et les enfants
obéiraient dans leurs rapports à la rationalité économique. Cette déshumanisation,
comme dirait Karl Polanyi, exprime une méconnaissance du marché qui est une
organisation rationnelle de production et d’échange de biens marchands répartis
à travers un système de prix régulé par le profit et le salaire. Si l’utopie
néolibérale méconnaît le caractère historique du marché, à l’autre extrémité,
l’utopie étatiste nie les lois du marché, y compris dans la sphère marchande.
L’exemple illustratif est l’expérience de l’Union soviétique qui a tenté de
bâtir une économie moderne et productive en dehors des lois du marché. Les
populismes du tiers monde, dont le populisme algérien, ont aussi été hostiles
au marché à qui il était reproché de fonctionner en favorisant les riches.
Le peuple imaginaire contre la société réelle
L’Algérie essaye depuis 1962 de se développer en dehors du marché et, ce qui est
intéressant, c’est de se demander pourquoi l’Etat refuse les lois du marché ?
Si nous examinons les caractéristiques du mouvement national et la structure
idéologico- politique du régime qui en est issu, nous trouverons deux raisons
principales à ce refus :
-1. L’idéologie du mouvement national est populiste et n’admet pas les inégalités
du marché ;
-2. le marché suppose des pouvoirs autonomes du pouvoir exécutif, notamment
celui des syndicats et du patronat, ce qui conduirait à institutionnaliser les
libertés publiques auxquelles le régime algérien est hostile. Il y a donc là
des raisons idéologiques et politiques qu’il s’agit de prendre en compte pour
comprendre les motivations des politiques économiques menées en Algérie et pour
discerner leurs contradictions.
Le populisme algérien est une utopie qui cherche à «encastrer» la dynamique
économique dans un cadre politico-administratif qui assure la répartition
équitable des richesses. Cette utopie s’oppose par conséquent à la
différenciation sociale par laquelle les activités sociales s’autonomisent dans
des champs distincts (l’économique, le politique, le religieux, etc.), refusant
ainsi la formation d’une société au sens où donne la sociologie à ce concept.
Nous comprenons alors pourquoi le régime algérien s’oppose simultanément à la
société et au marché. Le rejet de celui-ci trouve son prolongement dans
l’hostilité à celle-là, perçue comme le lieu des conflits pour les richesses et
les honneurs, comme l’espace où s’expriment des demandes sociales
contradictoires et où naissent les revendications des libertés syndicales et du
pouvoir d’achat. Elle est le foyer des inégalités sociales et de l’appât du
gain qui assouvit l’égoïsme des puissants. Le désordre qu’il y a dans la
société pousse au tumulte politique dont a horreur le populisme qui préfère la
sérénité du peuple uni derrière le chef. Il n’y a pas d’individus dans le
peuple, corps homogène et compact qui n’a pas besoin du droit pour se reproduire.
Le peuple se satisfait de peu, ce qui fait sa force ; il n’est pas porté à
l’intérêt égoïste et montre des capacités de sacrifice pour défendre son unité
et son identité. Il est silencieux, même quand il souffre, tandis que la
société est vindicative même quand elle ne manque de rien. Depuis
l’indépendance, l’Etat algérien a eu pour base sociale ce peuple imaginaire et
non la société abandonnée à elle-même. Le projet populiste de Boumédiène
consistait à construire un Etat du peuple pour effacer le caractère belliqueux
de la société matérialiste attirée par le bien-être. Boumédiène reprochait à la
société de vouloir consommer avec ostentation et d’être acculturée et ne lui
pardonnait pas de ne pas se débarrasser des traces de la présence française qui
aurait souillé l’identité originelle du peuple arabo-musulman. Le fondateur du
régime algérien confondait modernité et Occident, s’inscrivant dans un
syncrétisme de modernité matérielle et de culture médiévale. Boumédiène, en
effet, aimait importer d’Occident la technologie industrielle de pointe, mais
était hostile aux libertés publiques et au droit par lesquels la société civile
assure l’indépendance de ses membres. C’est parce qu’en Algérie la société
n’existe pas, ou elle est embryonnaire, que le peuple ne s’est pas retiré dans
le discours. Le sens des perspectives historiques aurait voulu que les
politiques publiques aident au retrait du peuple dans l’imaginaire des
dirigeants pour catalyser le processus de construction de la société. Or le
projet du régime algérien, de 1962 à nos jours, a consisté à s’opposer à la
société.
Si l’Algérie a échoué dans sa farouche volonté de se moderniser, c’est parce que
toutes les politiques de développement ont été conçues pour satisfaire les
aspirations du peuple imaginé et non pour répondre aux demandes de la société
réelle jugée trop matérialiste par le mysticisme du pouvoir.
Il faut insister sur ces notions de peuple et de société pour les analyser par les
approches de la sociologie politique et de la philosophie politique. Comment
peut-on définir le peuple ? C’est un ensemble d’individus unis face à des
adversaires potentiels et partageant une histoire commune. Les individus se
forment en peuple quand un danger extérieur les menace, quand une force
étrangère les agresse. Le peuple est un état d’esprit qui s’empare des
individus lorsqu’ils perçoivent que la communauté qu’ils forment est opprimée
ou menacée dans son existence. Dans cette situation, les individus se détournent
de leurs intérêts personnels pour se consacrer à la défense de la communauté.
Il y a alors une mobilisation autour de symboles qui alimentent l’extase
collective et l’esprit de sacrifice. C’est de là que proviennent les héros qui
redeviennent des individus ordinaires lorsque l’ennemi est vaincu. Dès lors que
la menace extérieure disparaît, le peuple se dissout pour devenir un ensemble
d’individus aux intérêts divergents et contradictoires. Combien d’anciens
combattants de l’ALN, qui avaient risqué leur vie dans les maquis, sont devenus
des privilégiés du système vivant de la prédation ? Ils n’ont pas changé ; ce
sont les circonstances historiques qui ont changé. En temps de guerre, la
notion de peuple est révolutionnaire, mais en temps de paix, elle est utilisée
par des régimes autoritaires pour justifier la répression et l’arbitraire. En
Occident, elle est utilisée par des courants de pensée de droite pour définir
les critères d’appartenance à la communauté nationale. Pour résumer, le peuple
est un sentiment qui apparaît en temps de crise profonde ou de guerre et le
populisme est une idéologie qui permet aux dirigeants de se réclamer du peuple
tout en niant les différences et les inégalités sociales. Peuple et société
sont des catégories qui ont des contenus idéologiques et historiques
différents. Le premier est guerrier et pratique l’affectif, l’extase et
l’esprit de sacrifice. La seconde, mondaine et peuplée de marchands égoïstes,
est marquée par «les eaux glacées du paiement au comptant» (Marx). Ses membres
sont associables et leur vie en commun n’est possible que par le droit. C’est
cette différence radicale entre les deux catégories qui explique que
l’idéologie populiste n’aime ni les sujets de droit ni le droit. C’est ce qui
explique aussi que le système politique algérien tourne le dos au droit
constitutionnel du fait même que la notion de peuple n’est pas opératoire en
droit public. Ainsi, le système politique algérien, et la culture politique qui
lui a donné naissance, reposent sur une notion qui n’a aucune pertinence en
sociologie politique en dehors du cas de figure de l’occupation étrangère. Le
seul droit que peut conquérir le peuple, sous occupation étrangère, c’est celui
de l’auto-détermination. Certes, les Constitutions des Etats de droit proclament
que la souveraineté appartient au peuple, mais c’est un effet de style. En
réalité, la souveraineté aura appartenu à la majorité électorale après les
élections. Cette fiction selon laquelle le peuple est souverain n’est
acceptable que parce que la minorité, qui ne s’identifie pas aux élus, peut
devenir la majorité quelques années plus tard. Dans la démocratie, la notion de
peuple a été sauvée par l’alternance qui permet à la minorité d’aujourd’hui de
devenir la majorité de demain. Le peuple n’est pas une réalité sociologique, ni
une catégorie juridique du droit public ; c’est une représentation idéologique
qui apparaît à certains moments de l’histoire d’une société laquelle se définit
comme un ensemble d’individus se réclamant d’une identité commune porteurs
d’aspirations particulières. Les antagonismes entre eux sont si profonds que
leur coexistence n’est possible que s’ils sont protégés par l’Etat de droit
dans l’espace public marqué par la compétition pour les biens matériels et
symboliques. La vie quotidienne serait infernale en société si les individus ne
sont pas des sujets de droit protégés par la puissance publique. Ceci n’est pas
seulement une prémisse théorique ; c’est un constat fait par les Algériens
eux-mêmes vivant dans les villes, subissant un désordre marchand qui libère une
violence sociale permanente. Le caractère rentier de l’économie exacerbe la
conflictualité dans une sphère marchande dominée par la logique de la
répartition. La masse monétaire issue de l’exportation des hydrocarbures est au
centre d’un jeu à somme nulle où les spéculateurs et les prédateurs cherchent à
prélever le maximum. La violence des rapports marchands, qui exclut les faibles
revenus de la consommation (les dépenses durant le mois de Ramadhan, les fêtes
de l’Aïd, les cérémonies familiales comme le mariage, le pèlerinage…) se
prolonge en violence sociale qui reproduit un désordre urbain que les autorités
s’avèrent impuissantes à contenir. A l’exception des petites villes et des
villages, la vie sociale en Algérie rend indispensable l’instinct de survie
alors qu’ailleurs elle repose sur le droit. La violence sociale dans l’espace
urbain, dont sont victimes surtout les femmes et les vieilles personnes, n’est
pas le propre des Algériens ; elle est l’expression de profondes tendances
anthropologiques de l’homme égoïste dans une situation historique où la
tradition et la religion ont perdu de leurs capacités de freiner les appétits
des uns et des autres. Il manque à l’Algérie les mécanismes économiques,
politiques et juridiques de régulation qui assurent la sociabilité de la
société moderne. Pour acquérir ces mécanismes, il lui faut accepter la
différenciation sociale dans le respect de la liberté et la dignité des
individus. La différenciation sociale est un thème constitutif de la sociologie
classique (Tönnies, Durkheim, Weber…) qui a insisté sur l’autonomie des champs
obéissant à leurs propres logiques. Lorsque le champ politique se libère du
religieux et du militaire, lorsque le champ économique se libère du politique,
etc., ils obéissent à une tendance sociologique qui fait émerger l’individu
comme sujet. La modernité est le processus de subjectivation et de séparation
des différentes logiques sociales, à laquelle, de manière contradictoire, le
régime algérien s’est opposé tout au long de ces cinquante dernières années. La
différenciation des pratiques sociales dans la modernité a eu pour
conséquences, entre autres, le découpage des différentes disciplines dans le
champ académique en Occident, chacune avec son objet comme l’économie, la
sociologie, la science politique, etc. Ceci ne doit pas faire oublier que
l’objet empirique des sciences sociales est une réalité sociologique totale que
nous, universitaires, découpons en sociologie, économie, psychologie… pour des
besoins méthodologiques. Dans les expériences historiques comme l’Algérie, où
la différenciation sociale est en cours, l’économie, la sociologie, la science
politique… n’ont pas d’objets qui leur sont propres. Il faut mettre en œuvre
l’approche du «phénomène social total» (Marcel Mauss) pour appréhender la
société comme une structuration sociale du marché et l’Etat comme un cadre
politico- juridique qui articule la société au marché. A cet effet,
l’anthropologie économique (pour la sphère des biens et services) et
l’anthropologie politique (pour les rapports d’autorité) sont mieux outillées
méthodologiquement pour rendre compte de la vie sociale en Algérie. Les
sociétés européennes des XVIIIe et XIXe siècles étaient confrontées à ces
crises de construction de la société, du marché et de l’Etat qui rappellent,
dans une certaine mesure, les difficultés de l’Algérie. Il y a une dialectique
entre ces trois catégories, parfaitement analysée par Karl Polanyi dans son
ouvrage majeur La Grande Transformationqui fait référence à l’Angleterre de la
fin du XVIIIe siècle, où la terre et la force de travail étaient devenues des
marchandises du capitalisme naissant, soumises à un système de prix implacable.
Sur la base de données historiques, Polanyi explique que, si le marché est
désormais inéluctable et qu’aucune collectivité humaine ne peut y échapper, il
a aussi la capacité de détruire la substance humaine de la vie sociale s’il n’y
a pas un Etat de droit pour limiter ses forces destructrices aveugles. Les
premiers à avoir perçu ce danger, ce sont évidemment les marxistes, mais ils
n’ont pas compris, à la différence de certains d’entre eux, notamment le Russe
Préobrajensky, qu’il fallait le dépasser et non s’y opposer. C’est Léon Walras
qui disait, s’inspirant de David Hume : «On commande au système de prix en lui
obéissant.» Il faut insister sur la notion de société qui est une articulation
d’intérêts contradictoires rendus compatibles uniquement par le droit et par la
capacité légale de chacun à défendre ses droits. La philosophie politique, de
Adam Smith à Karl Polanyi en passant par Ferdinand Tönnies, considère que la
société est la création du marché et qu’elle est consubstantielle à l’idée
kantienne de droit. Kant parle de l’associable sociabilité, c’est-à-dire que, pris
individuellement, les individus sont asociaux. Ils ne forment une société, pour
devenir sociables, que par le droit et par l’institutionnalisation des rapports
d’autorité. Ceci signifie que la société n’est pas un groupement naturel ; elle
est une construction où concourent les facteurs politiques, idéologiques et
économiques. Sur le plan économique, une société dépend des richesses qu’elle
crée par le travail ; sur le plan politique, elle prend conscience qu’elle est
source de droit et de pouvoir. De ce point de vue, l’Algérie n’est pas une
société au sens que donne la sociologie à ce concept : économiquement, elle
dépend des richesses fournies par la nature (les hydrocarbures) et
politiquement elle a institué les martyrs, représentés sur terre par la hiérarchie
militaire, comme source de pouvoir. Une société est une entité autonome
économiquement de l’ordre naturel et politiquement des considérations
métaphysiques.
Défendre la société composée d’individus sujets de droit
Nous touchons là une des principales contradictions du nationalisme algérien qui est
une synthèse d’aspirations modernistes et d’idéologie conservatrice, cherchant
à construire une nation moderne organisée sociologiquement et politiquement
pour ne pas être dominée et pour relever le défi économique que lance
l’Occident aux peuples du Sud. Il y a de l’audace, ou de l’impensé, à vouloir
construire la modernité sans commencer à éveiller la conscience historique et à
critiquer les pratiques sociales héritées du passé. La modernité suppose l’affirmation
de l’individu comme acteur prenant conscience de ses droits naturels, formant
avec les autres individus une société qui enrichit son héritage culturel sans
se satisfaire de le reproduire en l’état. Ces tendances qui font naître la
société sont balbutiantes en Algérie et elles ont besoin d’être défendues par
des élites qui ont le sens des perspectives historiques. De ce point de vue,
les élites dirigeantes sont en retrait et soucieuses seulement de ne pas être
contestées par la majorité. Elles n’ont pas une vision stratégique de long
terme, obéissante à des intérêts immédiats de pouvoir. C’est ainsi que la
démocratie n’a jamais été un élément important de la pensée politique des
dirigeants qui proclament détenir leur légitimité du groupe national et non des
individus qui composent ce groupe. Dans leur imaginaire, la nation n’est pas un
ensemble d’individus libres exerçant leur citoyenneté ; c’est plutôt un corps
supra-organique où les individus ont des devoirs et non des droits, comme si la
conscience n’était pas née au caractère public de l’autorité. Le pouvoir n’est,
certes, pas privé, détenu par une dynastie, mais il n’appartient à personne,
exercé par des «opportunistes de l’histoire» qui s’en servent pour reproduire
le système social au lieu de le moderniser. Le pouvoir d’Etat en Algérie est
vacant parce qu’il n’y a pas de mécanismes idéologiques qui le restituent à son
propriétaire : la société. C’est là que réside la cause de l’échec du régime,
et il ne s’agit pas d’erreur de modèle ou de mauvaise application d’une
politique économique plus ou moins cohérente, il s’agit de représentations
politiques où l’individu, en tant que sujet de droit, n’existe pas, et où le
groupe est sublimé dans le discours qui tient lieu de réalité à travers le chef
dont la source d’autorité est extérieure au groupe. Cela renvoie à l’ancien
ordre politique traditionnel où le politique est nié et où le chef a pour
mission de redresser les torts et non d’assurer la liberté des uns et des
autres. Il y a une culture à dépasser, celle centrée sur la justice, pour être
remplacée par celle centrée sur la liberté. La notion de justice est trop
élastique, mouvante, voire trop subjective pour servir de fondement à l’ordre
politique moderne. Celui-ci se construit sur la notion de liberté, mesurable,
justifiable et objectivable dans la matérialité de la règle juridique. La
société est l’articulation des libertés particulières qui s’exercent dans
l’espace public dans le respect de la conscience des uns et des autres. Le
populisme a combattu la société embryonnaire, rendant illégales les libertés
publiques par lesquelles les individus jouissent de leurs droits naturels, ceux
que Dieu ou la nature a donnés à chacun à sa naissance. Dans l’histoire
politique de l’Algérie, le populisme a été une ruse de l’histoire qu’ont
utilisée les dirigeants pour se parer du vernis moderniste. L’objectif a été de
doter le pays d’une industrie moderne fonctionnant avec des rapports d’autorité
de la société traditionnelle. Cependant, les échecs flagrants du régime ont
amené les dirigeants à douter de l’efficacité de l’idéologie populiste. Dès le
milieu des années 1980, les dirigeants y ont perdu foi, mais ils restent liés
par son héritage. De 1962 à 1988, le régime l’a défendu comme vision politique
et les élites y croyaient plus ou moins. De 1992 à nos jours, ils n’y croient
plus et le régime est devenu une fin en soi. Il n’a pas de projet autre que la
lutte contre le terrorisme et la construction d’infrastructures de
communications. Le régime algérien a perdu sa force idéologique, le populisme,
accaparé désormais par les islamistes qui, dans un langage religieux, accusent
les dirigeants d’avoir trahi le peuple musulman. Les islamistes reproduisent,
de manière anachronique, le populisme du FLN historique. C’est pour avoir
refusé de construire la société sur la base des libertés individuelles que le
régime a favorisé un néo-populisme religieux publiquement hostile à la
modernité. Il y a cependant une conséquence terrible de 50 ans de populisme
assumé ou non. Comme il n’y a pas d’espace protégé juridiquement pour
l’expression des divergences politiques, les dirigeants n’auront pas où aller
s’ils venaient à quitter le pouvoir. L’Etat est devenu leur refuge pour
échapper au sort de Kadhafi qui lui aussi avait cultivé le mythe des masses
populaires tout en empêchant la Libye de donner naissance à une société où il
aurait pu vivre en tant que citoyen et ancien dirigeant. L’expérience des 50
années de modernisation autoritaire peut être caractérisée par le refus — que l’Algérie
paie aujourd’hui au prix fort — de la formation d’une société composée de
sujets de droit. Cette trajectoire s’inscrit cependant dans l’histoire du pays
qui a eu à se libérer de la domination coloniale en créant une armée
révolutionnaire. L’Algérie a d’abord créé une armée et ensuite un pouvoir
central. Que veut l’armée ? Elle veut que l’administration se mette au service
de la population et que la paix civile soit garantie. Cependant, sans le
vouloir, elle s’oppose à ces deux objectifs parce qu’elle refuse l’autonomie
des corps intermédiaires qui seuls empêchent la délinquance financière de se
propager parmi le personnel du pouvoir réel et du pouvoir formel. Par corps
intermédiaires, il faut entendre les partis, les assemblées élues, les syndicats,
la presse, les organisations socioprofessionnelles, etc., qui sont l’expression
politique des intérêts contradictoires des membres de la société. L’Algérie
moderne est née avec une déformation historique qu’il lui appartient de
résorber. L’Etat doit s’émanciper de la tutelle de l’armée pour se consacrer à
la tâche de construction du cadre politique de la vie sociale et du cadre
juridique de l’activité marchande. Je conclurais en répondant à la question
d’une collègue qui, lors du débat, me reprochait d’être hégélien en réifiant
les catégories de marché, société et Etat. Ce n’est pas moi qui suis hégélien,
ce sont les nationalistes algériens qui l’étaient, en rêvant d’une Algérie
indépendante organisée politiquement en Etat et économiquement en marché. Messali
Hadj, Ferhat Abbas, Larbi Ben M’hidi, Amirouche, Hamou Boutlélis… étaient en
effet des révolutionnaires hégéliens parce qu’ils avaient perçu que la seule
alternative à la domination coloniale était de créer des figures algériennes de
l’historicisme hégélien. Comment exister, se demandaient-ils pertinemment, dans
la structure des relations internationales régulées par la force si une
collectivité humaine ne forme pas un Etat souverain ? Mais leurs héritiers à
l’indépendance auraient dû se poser les deux questions suivantes : comment cet
Etat peut-il garantir son indépendance si son marché ne produit pas pour les
besoins de sa population ? Comment cet Etat peut-il être stable si sa
population est privée du droit de choisir ses dirigeants ? Si les nationalistes
algériens étaient hégéliens par le passé, c’est parce qu’ils ont eu, sous la
domination coloniale, le sens des perspectives historiques. Ils avaient
instinctivement compris que l’histoire, depuis l’expansion européenne, était
quelque part hégélienne. Mais le penseur le plus représentatif de la modernité
philosophique, ce n’est pas Hegel, c’est Kant qui a donné au concept de sujet
de droit un fondement philosophique. Lorsque la philosophie de Kant influencera
la culture politique locale, l’Algérie sera préparée à s’organiser en société
moderne avec un marché exportateur de valeur produite localement et un Etat de
droit protecteur des libertés individuelles et publiques. Autrement dit, s’il
fallait être hégélien sous la domination coloniale, il faut être kantien après
l’indépendance.
L. A.
Lahouari Addi est professeur de sociologie à l’IEP de Lyon. Dernier ouvrage paru :
Algérie : chroniques d’une expérience postcoloniale de modernisation, Editions
Barzakh, 2012.
Cet article est publié par Le Soir d’Algérie en deux parties, dans les éditions du
28 janvier, et du 29 janvier 2013.
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