jeudi 1 novembre 2012

Le Malaise arabe : L'État contre la nation



Le sociologue syrien Burhan Ghalioun analyse ici l'échec de l'Etat arabe moderne.



 Par Burhan Ghalioun
Il est à notre avis difficile de comprendre la crise actuelle de l’État arabe sans sortir du cadre strict et étroit de l’État et sans reprendre l’analyse des transformations du mouvement socio-politique qui a été à l’origine de la légitimation de cet État moderne, et qui en a constitué, pendant plus d’un siècle, l’âme, l’animateur et la force directrice. Il s’agit bien sûr du mouvement national arabe dans ses différents particularismes, formes et manifestations. Dans ce cas la vraie question qui se pose est la suivante : quelle est la cause de la dégénérescence de ce mouvement et son pouvoir national ?

En y regardant de près, nous constatons qu’il n’y pas eu, en ce qui concerne la structure interne de l’État, c’est-à-dire l’institution, de véritables transformations depuis son installation. Ce sont les pouvoirs et les régimes politiques qui ont changé. Mais, même dans ce domaine, le changement concerne moins la structure que les politiques et les attitudes des équipes dirigeantes à l’égard de la société. C’est cela qui explique l’aporie et la susceptibilité observées. Il s’agit en effet de la mise en place de nouvelles politiques sociales, économiques et policières, et non pas la transformation de la structure bureaucratique rationnelle de l’appareil étatique. Ce changement d’attitude de la part de l’État n’est d’ailleurs pas séparable d’un autre changement, non moins fondamental, celui de l’attitude de la société à son égard.
C’est l’adhésion au pouvoir et au programme nationalistes qui a été le plus profondément atteinte. Ainsi, l’idéologie nationaliste, le mythe du pouvoir centralisé, fort et puissant, les mots d’ordre de l’indépendance, qui faisaient sans doute sa popularité, deviennent, en quelques décennies, la cause de son impopularité. Il a suffi que le programme national, arabiste ou simplement territorialiste, se montre inopérant ou défaillant, pour que l’État perde son équilibre, son identité et les valeurs qui faisaient de lui un objet d’adhésion et de consensus. Privé d’âme, d’un projet national, c’est-à-dire global et pertinent, et n’ayant plus rien à proposer à la société, aucune idée convaincante, aucun principe moral ou politique, l’État redevient une simple machine, une mécanique monstrueuse, inhumaine et insupportable. Il ne parvient à s’imposer et se maintenir que par la force : celle de la répression et, aussi, de l’inertie historique. C’est pourquoi l’échec de ce programme laisse l’État national moderne à nu, allant jusqu’à provoquer la mise en cause de sa légitimité historique et non seulement politique.
La désertion de l’État national par les masses commence dès les années soixante-dix, avec pour corrélation, l’effondrement des idéologies nationalistes et socialistes, la démoralisation des élites sociales agissante au sein du gouvernement ou dans l’opposition. Tout un processus qui conduira à la corruption et à la dégénérescence des groupes dirigeants. En fait, la structure absolutiste du pouvoir n’a pas changé, c’est l’échec historique du nationalisme, la seule source de valeurs où l’État moderne installé dans les pays du Tiers monde, peut encore puiser des principes d’organisation et de structuration, qui la rend plus évidente. Car cet échec l’a finalement vidée de sa substance politique, dans la mesure où il a fait dépendre la reproduction du pouvoir quasi entièrement de l’accroissement de la répression. Dans le cas des sociétés arabes, ce processus a dû apparaître encore plus accentué à cause de la faiblesse congénitale d’un État territorial qui a toujours été considéré comme un État provisoire sur le chemin de la réalisation du véritable État-nation, l’État arabe unifié. En effet, l’État territorial (qutriyya) apparaît dans cette perspective comme un État purement administratif ou fonctionnel. Il n’est pas ou il ne peut pas constituer en lui-même un principe moral, car il ne couvre point une communauté clairement et historiquement distincte. Dans ce cas, il ne peut bénéficier que d’une marge étroite de manœuvre : les succès et les réalisations économiques. Sur le plan de la souveraineté et de l’identité, il n’est légitime que dans la mesure où il cherche à s’effacer. Ainsi, ayant été accepté plus par intérêt et commodité que par conviction et adhésion morales ou idéologiques, il perd sa valeur et parait nécessairement peu rentable du moment où il n’arrive plus à avancer sur ce chemin des acquisitions ; alors qu’une telle avancée reste elle-même irréalisable sans le soutien populaire et le consensus national. C’est ainsi que la rupture entre État et société se met en évidence et que, le même État qui semblait, naguère, représenter en soi un succès formidable sur l’histoire et refléter la volonté profonde et apparente de la nation, est perçu aujourd’hui comme le plus grand obstacle au progrès, le monstre qui étouffe les libertés comme la vie individuelle et collective. La crise de l’État se traduit par le rejet d’un pouvoir identifié, de plus en plus, comme étranger.
Il faut dire aussi, que durant des années, l’État national, c’est-à-dire aussi cette machine moderne ainsi que les idées qui la commandent face à la société, fonctionnait comme un instrument, exécutant des politiques imposées, dans une large mesure, par la pression des mouvements ou des forces exerçant leurs pouvoirs ailleurs que dans ses instances. Son instrumentalisation s’est vue même aggravée sous le nouvel ordre politique national. On peut même dire que ses structures organisationnelles à forte coloration libérale, héritées de la période coloniale, ont fortement régressé avec la mise en place du programme national. La signification de cette instrumentalisation est que les appareils n’ont pas pu développer, en eux-mêmes, de principes directeurs, c’est-à-dire une propre conscience, une morale et une finalité. Ils continuent de dépendre totalement, dans leurs orientations, des facteurs extérieurs ainsi que de la volonté des groupes sociaux qui en occupent les postes. Il suffit donc que les aspirations et les politiques de ces groupes au pouvoir changent dans un sens moins national pour que l’État se trouve coupé de la société. Et puisque l’État n’existe pas par lui-même, il subit automatiquement et sans résistance les transformations opérées au sein des forces sociales et des élites dirigeantes.
La dégradation du pouvoir national, de la qualité de ses rapports comme de ceux des élites avec la société, sont ainsi le résultat de l’effondrement du projet nationaliste lui-même, sur ses différents plans et à travers les trois étapes de la renaissance culturelle, de l’indépendance politique et du développement économique. Deux ensembles de facteurs, l’un d’origine externe, l’autre d’origine interne en sont responsables.
Il y a tout d’abord les impacts directs du processus de trans-nationalisation, agissant comme un processus de sape et de démantèlement de toute autonomie possible des pouvoirs en place dans le Monde arabe, comme partout ailleurs dans le Tiers monde. Cette trans-nationalisation qui doit être entendue autant comme un processus politique et culturel qu’économique, a pour conséquence de priver les États de leur capacité de maîtriser leur devenir, l’environnement dans lequel ils évoluent et de l’empêcher de constituer leur historicité propre. Elle les laisse, matériellement et moralement, à découvert, comme une monnaie de singe. Dans ces conditions, ces États n’ont plus aucune pesanteur ou impact dans le tissu social.
Cependant, la crise de l’État national n’a pas son origine seulement ni même essentiellement, dans les contradictions objectives du marché international. La ferme volonté des pays industrialisés de préserver leur supériorité absolue dans tous les domaines et de s’opposer à toute modification du schéma de la division international du travail, apparaît clairement aujourd’hui comme la source principale de l’enlisement, voire de l’asphyxie générale des économies comme des États des pays pauvres.
Au-delà de l’économie, les politiques de corruption systématique par les entreprises des pays industrialisés des élites et classes dirigeantes du Tiers monde, sont l’une des causes principales de la faillite du développement à l’heure actuelle. Se rendant compte de leur incapacité matérielle et objective de sortir de l’impasse dans laquelle elles sont mises par les puissances industrielles, ces élites se laissent rapidement désarmer politiquement et moralement, abandonnant la partie du développement, au profit de la quête des seuls intérêts privés. Elles vont bientôt rivaliser dans la défense des politiques d’abandon et des compromissions, espérant pouvoir se réserver individuellement ou collectivement, une place, ou un rôle dans le marché international.
Ainsi, jamais un aussi grand mouvement de transfert de capitaux des pays du Tiers monde vers les pays industrialisés n’a été organisé dans l’histoire moderne. En l’espace de deux décennies seulement, des centaines de milliards de dollars ont quitté, et continuent de quitter tranquillement, les pays pauvres. Une véritable hémorragie qui a mis à genoux toutes les économies en voie de développement et cause l’arrêt net de toute croissance. Il y a ensuite les facteurs liés aux contradictions propres aux formations socio-économiques arabes, aux caractéristiques de leur constitution historique, politique, culturelle, aux incohérences de leurs idéologies. Ainsi, la crise politique, idéologique et identitaire engendrée par l’échec se trouve accentuée par l’émergence dans son sillage des formes de solidarités traditionnelles : partielles, régionales ou claniques, comme sources de pouvoir et d’identification en concurrence directe avec celles de l’État. C’est d’ailleurs pour contourner cette dévaluation du pouvoir et de l’ordre nationalistes, que les différents groupes sociaux cherchent à organiser, en dehors de l’État ou au-delà de ses frontières et parallèlement à lui, des réseaux d’échanges culturels et matériels propres, dont dépend leur reproduction. D’où aussi la tendance à la décomposition du tissu national.
S’articulant avec les facteurs externes qui privent l’État de sa centralité par rapport à l’étranger, et l’ouvrent aux jeux directs des forces extérieures, ces solidarités particulières parviennent parfois à noyauter totalement le pouvoir. L’État ressemble alors de plus en plus à un domaine privé, ou devient effectivement un secteur lucratif parmi tant d’autres, c’est-à-dire le siège d’un groupement d’intérêts particuliers. Il se trouve privé de toute autonomie réelle à l’égard des équipes dirigeantes dont il constitue désormais l’otage. Nous avons vu des pouvoirs qui utilisent l’État pour développer les entreprises privées de la culture des stupéfiants ou de la vente des armes. L’État n’est plus, dans ce cas, cet étalon-or, c’est-à-dire cet espace commun, universel, en fonction duquel sont évalués les rapports de pouvoir, à savoir le politique. La source du totalitarisme se trouve ainsi liée à la conception même du rôle historique de l’État et du politique. Placé par le projet de construction nationale, au cœur-même du processus de croissance économique, de modernisation, et de formation de la nation, l’État ne pouvait que se raffermir et accroître démesurément ses pouvoirs pour renforcer son emprise sur la société et assurer son monopole sur ses ressources aussi bien matérielles que morales. Et si, durant la première période de l’essor national, et malgré sa position de monopole complet du pouvoir, l’État était accepté, c’est parce qu’il exerçait ce monopole, ou semblait le faire, dans l’intérêt de nombreux groupes sociaux, voire de la nation entière, alors qu’avec le changement de conjoncture internationale et l’effritement des positions et des organisations sociales et populaires, l’État, c’est-à-dire, cette fois, le groupe qui le contrôle, et par conséquent le pouvoir, commence à utiliser, ou semble utiliser, la puissance démesurée de l’État, justifiée jadis par son rôle national, pour son propre compte. Et dans ces conditions, l’excroissance de l’État se traduit directement par l’asservissement de l’ensemble de la société au groupe du pouvoir, agissant en fonction de ses intérêts sans aucune idéologie, sociale ou nationale.


Burhan Ghalioun, sociologue, est l'auteur de nombreux ouvrages qui abordent le Monde arabe et les multiples crises qui le traversent, en arabe et en français, dont notamment Le Malaise Arabe : L’État contre la Nation, La découverte, Paris, 1991 (dont nous avons lus des extraits), et Islam et Politique : la Modernité trahie, La découverte, Paris, 1997.

Pour lire d'autres études de Burahan Ghalioun, voir cette page. 

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