Par Burhan Ghalioun
Il est à notre
avis difficile de comprendre la crise actuelle de l’État arabe sans sortir du
cadre strict et étroit de l’État et sans reprendre l’analyse des
transformations du mouvement socio-politique qui a été à l’origine de la
légitimation de cet État moderne, et qui en a constitué, pendant plus d’un
siècle, l’âme, l’animateur et la force directrice. Il s’agit bien sûr du
mouvement national arabe dans ses différents particularismes, formes et
manifestations. Dans ce cas la vraie question qui se pose est la suivante :
quelle est la cause de la dégénérescence de ce mouvement et son pouvoir
national ?
En y regardant
de près, nous constatons qu’il n’y pas eu, en ce qui concerne la structure
interne de l’État, c’est-à-dire l’institution, de véritables transformations
depuis son installation. Ce sont les pouvoirs et les régimes politiques qui ont
changé. Mais, même dans ce domaine, le changement concerne moins la structure
que les politiques et les attitudes des équipes dirigeantes à l’égard de la
société. C’est cela qui explique l’aporie et la susceptibilité observées. Il
s’agit en effet de la mise en place de nouvelles politiques sociales,
économiques et policières, et non pas la transformation de la structure
bureaucratique rationnelle de l’appareil étatique. Ce changement d’attitude de
la part de l’État n’est d’ailleurs pas séparable d’un autre changement, non
moins fondamental, celui de l’attitude de la société à son égard.
C’est l’adhésion
au pouvoir et au programme nationalistes qui a été le plus profondément
atteinte. Ainsi, l’idéologie nationaliste, le mythe du pouvoir centralisé, fort
et puissant, les mots d’ordre de l’indépendance, qui faisaient sans doute sa
popularité, deviennent, en quelques décennies, la cause de son impopularité. Il
a suffi que le programme national, arabiste ou simplement territorialiste, se
montre inopérant ou défaillant, pour que l’État perde son équilibre, son
identité et les valeurs qui faisaient de lui un objet d’adhésion et de
consensus. Privé d’âme, d’un projet national, c’est-à-dire global et pertinent,
et n’ayant plus rien à proposer à la société, aucune idée convaincante, aucun
principe moral ou politique, l’État redevient une simple machine, une mécanique
monstrueuse, inhumaine et insupportable. Il ne parvient à s’imposer et se
maintenir que par la force : celle de la répression et, aussi, de l’inertie
historique. C’est pourquoi l’échec de ce programme laisse l’État national
moderne à nu, allant jusqu’à provoquer la mise en cause de sa légitimité
historique et non seulement politique.
La désertion de l’État national par les masses commence dès les années soixante-dix, avec pour
corrélation, l’effondrement des idéologies nationalistes et socialistes, la
démoralisation des élites sociales agissante au sein du gouvernement ou dans
l’opposition. Tout un processus qui conduira à la corruption et à la
dégénérescence des groupes dirigeants. En fait, la structure absolutiste du
pouvoir n’a pas changé, c’est l’échec historique du nationalisme, la seule
source de valeurs où l’État moderne installé dans les pays du Tiers monde, peut
encore puiser des principes d’organisation et de structuration, qui la rend
plus évidente. Car cet échec l’a finalement vidée de sa substance politique,
dans la mesure où il a fait dépendre la reproduction du pouvoir quasi
entièrement de l’accroissement de la répression. Dans le cas des sociétés
arabes, ce processus a dû apparaître encore plus accentué à cause de la
faiblesse congénitale d’un État territorial qui a toujours été considéré comme
un État provisoire sur le chemin de la réalisation du véritable État-nation, l’État arabe unifié. En effet, l’État territorial (qutriyya) apparaît dans
cette perspective comme un État purement administratif ou fonctionnel. Il n’est
pas ou il ne peut pas constituer en lui-même un principe moral, car il ne
couvre point une communauté clairement et historiquement distincte. Dans ce
cas, il ne peut bénéficier que d’une marge étroite de manœuvre : les succès et
les réalisations économiques. Sur le plan de la souveraineté et de l’identité,
il n’est légitime que dans la mesure où il cherche à s’effacer. Ainsi, ayant
été accepté plus par intérêt et commodité que par conviction et adhésion
morales ou idéologiques, il perd sa valeur et parait nécessairement peu
rentable du moment où il n’arrive plus à avancer sur ce chemin des acquisitions
; alors qu’une telle avancée reste elle-même irréalisable sans le soutien
populaire et le consensus national. C’est ainsi que la rupture entre État et
société se met en évidence et que, le même État qui semblait, naguère,
représenter en soi un succès formidable sur l’histoire et refléter la volonté
profonde et apparente de la nation, est perçu aujourd’hui comme le plus grand
obstacle au progrès, le monstre qui étouffe les libertés comme la vie individuelle
et collective. La crise de l’État se traduit par le rejet d’un pouvoir
identifié, de plus en plus, comme étranger.
Il faut dire
aussi, que durant des années, l’État national, c’est-à-dire aussi cette machine
moderne ainsi que les idées qui la commandent face à la société, fonctionnait
comme un instrument, exécutant des politiques imposées, dans une large mesure,
par la pression des mouvements ou des forces exerçant leurs pouvoirs ailleurs
que dans ses instances. Son instrumentalisation s’est vue même aggravée sous le
nouvel ordre politique national. On peut même dire que ses structures
organisationnelles à forte coloration libérale, héritées de la période
coloniale, ont fortement régressé avec la mise en place du programme national.
La signification de cette instrumentalisation est que les appareils n’ont pas
pu développer, en eux-mêmes, de principes directeurs, c’est-à-dire une propre
conscience, une morale et une finalité. Ils continuent de dépendre totalement,
dans leurs orientations, des facteurs extérieurs ainsi que de la volonté des
groupes sociaux qui en occupent les postes. Il suffit donc que les aspirations
et les politiques de ces groupes au pouvoir changent dans un sens moins
national pour que l’État se trouve coupé de la société. Et puisque l’État
n’existe pas par lui-même, il subit automatiquement et sans résistance les
transformations opérées au sein des forces sociales et des élites dirigeantes.
La dégradation
du pouvoir national, de la qualité de ses rapports comme de ceux des élites
avec la société, sont ainsi le résultat de l’effondrement du projet
nationaliste lui-même, sur ses différents plans et à travers les trois étapes
de la renaissance culturelle, de l’indépendance politique et du développement
économique. Deux ensembles de facteurs, l’un d’origine externe, l’autre
d’origine interne en sont responsables.
Il y a tout
d’abord les impacts directs du processus de trans-nationalisation, agissant
comme un processus de sape et de démantèlement de toute autonomie possible des
pouvoirs en place dans le Monde arabe, comme partout ailleurs dans le Tiers
monde. Cette trans-nationalisation qui doit être entendue autant comme un
processus politique et culturel qu’économique, a pour conséquence de priver les États de leur capacité de maîtriser leur devenir, l’environnement dans lequel
ils évoluent et de l’empêcher de constituer leur historicité propre. Elle les
laisse, matériellement et moralement, à découvert, comme une monnaie de singe.
Dans ces conditions, ces États n’ont plus aucune pesanteur ou impact dans le
tissu social.
Cependant, la
crise de l’État national n’a pas son origine seulement ni même essentiellement,
dans les contradictions objectives du marché international. La ferme volonté
des pays industrialisés de préserver leur supériorité absolue dans tous les
domaines et de s’opposer à toute modification du schéma de la division
international du travail, apparaît clairement aujourd’hui comme la source
principale de l’enlisement, voire de l’asphyxie générale des économies comme des États des pays pauvres.
Au-delà de
l’économie, les politiques de corruption systématique par les entreprises des
pays industrialisés des élites et classes dirigeantes du Tiers monde, sont
l’une des causes principales de la faillite du développement à l’heure
actuelle. Se rendant compte de leur incapacité matérielle et objective de
sortir de l’impasse dans laquelle elles sont mises par les puissances
industrielles, ces élites se laissent rapidement désarmer politiquement et
moralement, abandonnant la partie du développement, au profit de la quête des
seuls intérêts privés. Elles vont bientôt rivaliser dans la défense des
politiques d’abandon et des compromissions, espérant pouvoir se réserver
individuellement ou collectivement, une place, ou un rôle dans le marché
international.
Ainsi, jamais un
aussi grand mouvement de transfert de capitaux des pays du Tiers monde vers les
pays industrialisés n’a été organisé dans l’histoire moderne. En l’espace de
deux décennies seulement, des centaines de milliards de dollars ont quitté, et
continuent de quitter tranquillement, les pays pauvres. Une véritable
hémorragie qui a mis à genoux toutes les économies en voie de développement et
cause l’arrêt net de toute croissance. Il y a ensuite les facteurs liés aux
contradictions propres aux formations socio-économiques arabes, aux
caractéristiques de leur constitution historique, politique, culturelle, aux
incohérences de leurs idéologies. Ainsi, la crise politique, idéologique et
identitaire engendrée par l’échec se trouve accentuée par l’émergence dans son
sillage des formes de solidarités traditionnelles : partielles, régionales ou
claniques, comme sources de pouvoir et d’identification en concurrence directe
avec celles de l’État. C’est d’ailleurs pour contourner cette dévaluation du
pouvoir et de l’ordre nationalistes, que les différents groupes sociaux
cherchent à organiser, en dehors de l’État ou au-delà de ses frontières et
parallèlement à lui, des réseaux d’échanges culturels et matériels propres,
dont dépend leur reproduction. D’où aussi la tendance à la décomposition du
tissu national.
S’articulant
avec les facteurs externes qui privent l’État de sa centralité par rapport à
l’étranger, et l’ouvrent aux jeux directs des forces extérieures, ces
solidarités particulières parviennent parfois à noyauter totalement le pouvoir. L’État ressemble alors de plus en plus à un domaine privé, ou devient
effectivement un secteur lucratif parmi tant d’autres, c’est-à-dire le siège
d’un groupement d’intérêts particuliers. Il se trouve privé de toute autonomie
réelle à l’égard des équipes dirigeantes dont il constitue désormais l’otage.
Nous avons vu des pouvoirs qui utilisent l’État pour développer les entreprises
privées de la culture des stupéfiants ou de la vente des armes. L’État n’est
plus, dans ce cas, cet étalon-or, c’est-à-dire cet espace commun, universel, en
fonction duquel sont évalués les rapports de pouvoir, à savoir le politique. La
source du totalitarisme se trouve ainsi liée à la conception même du rôle
historique de l’État et du politique. Placé par le projet de construction
nationale, au cœur-même du processus de croissance économique, de
modernisation, et de formation de la nation, l’État ne pouvait que se raffermir
et accroître démesurément ses pouvoirs pour renforcer son emprise sur la
société et assurer son monopole sur ses ressources aussi bien matérielles que
morales. Et si, durant la première période de l’essor national, et malgré sa
position de monopole complet du pouvoir, l’État était accepté, c’est parce
qu’il exerçait ce monopole, ou semblait le faire, dans l’intérêt de nombreux
groupes sociaux, voire de la nation entière, alors qu’avec le changement de
conjoncture internationale et l’effritement des positions et des organisations
sociales et populaires, l’État, c’est-à-dire, cette fois, le groupe qui le
contrôle, et par conséquent le pouvoir, commence à utiliser, ou semble
utiliser, la puissance démesurée de l’État, justifiée jadis par son rôle
national, pour son propre compte. Et dans ces conditions, l’excroissance de l’État se traduit directement par l’asservissement de l’ensemble de la société
au groupe du pouvoir, agissant en fonction de ses intérêts sans aucune
idéologie, sociale ou nationale.
Burhan Ghalioun,
sociologue, est l'auteur de nombreux ouvrages qui abordent le
Monde arabe et les multiples crises qui le traversent, en arabe et en français,
dont notamment Le Malaise Arabe : L’État contre la Nation, La découverte,
Paris, 1991 (dont nous avons lus des extraits), et Islam et Politique : la Modernité trahie, La découverte, Paris,
1997.
Pour lire d'autres
études de Burahan Ghalioun, voir cette page.
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire