Par
Mohammed Harbi
Je
me propose dans cette intervention d’aborder quelques points : tout d’abord, un
bref bilan de la colonisation, les pesanteurs du passé sur le développement
politique et une brève esquisse sur les luttes de classes.
Bilan
de la colonisation
Il
est difficile de contraindre les réponses sur la colonisation dans un jugement
univoque. Comme tout fait social et historique, le phénomène colonial est une
réalité complexe. Les grandes figures du nationalisme qui l’ont combattu,
l’Emir Khaled, Cheikh Abdelhamid Ben Badis, Messali Hadj et Ferhat Abbas l’ont
compris et réservé la flèche aux colons et au parti colonial en France.
S’il
est vrai que le développement du pays a répondu aux intérêts de la
colonisation, il est également vrai que tous les segments de la société
algérienne n’ont pas également souffert de sa domination. Une sociologie des
élites politiques et sociales de l’Algérie indépendante révélerait sans
ambiguïté que ce sont les enfants des familles qui ont fait leur ascension dans
le sillage de la colonisation qui ont été les principaux bénéficiaires de
l’indépendance. La promotion d’élites plébéiennes, que ce soit par l’armée de
libération nationale, par l’école ou par l’usine ne peut dissimuler ce fait.
Le
retour sur la colonisation ne nous est utile que s’il nous permet dans notre
pratique politique de rejeter tout ce qui touche à notre dignité et nous
rappelle le passé colonial. Ses justifications par le développement des
infrastructures (transport, santé, enseignement...) trouvent de moins en moins
d’audience dans les jeunes générations en France. Cette argumentation est
«analogue à la justification du fascisme par les autoroutes du nazisme par la
résorption du chômage et du stalinisme par l’industrialisation...», écrit Jean
Frédéric Schaube, exprimant, par-là, le sentiment des adversaires de la loi du
23 février 2003 sur les bienfaits de la colonisation dont le legs ne peut se
réduire ni à des infrastructures ni à ce capital culturel qui a marqué les
élites nouvelles.
En
détruisant les institutions et en accentuant les contrastes entre le littoral
et l’intérieur du pays, la colonisation a sa part dans la division nationale.
Elle a été un obstacle à la communication entre les Algériens et a constitué un
obstacle à l’émergence d’une société civile. Les spécialistes de la guerre
définissent le conflit franco-algérien qui s’est déroulé entre 1830 et 1962
comme un conflit de «basse intensité». Cette définition omet la lourdeur des
pertes humaines, car la guerre avec la France s’est doublée de luttes civiles. En
aménageant par les armes l’établissement de la population hors de la portée de
l’ALN et en engageant à cet effet des milliers de supplétifs algériens, la France a bouleversé les
termes du conflit en lui donnant une forme plus violente.
Cette
violence s’est exprimée en-dehors de tout respect des normes convenues et a
alimenté le désir de vengeance des Algériens qui n’ont prêté attention aux
formes qu’il a prises que dans les années 1990 quand les islamistes l’ont
utilisé contre la population. Un tableau des héritages sociaux est
indispensable pour mieux situer au niveau anthropologique le phénomène de la
violence. Celle-ci nous paraît aussi liée à des facteurs contingents :
l’urgence ressentie pour répondre aux menaces, le défaut de direction, la
multiplicité des acteurs en lice à un moment où les chefs de la résistance ne
disposaient pas du pouvoir qu’on leur prêtait et essayaient de l’obtenir en
négociant avec des forces incontrôlées.
Des
recherches approfondies sur cette situation contribueraient sans nul doute à
une avancée de procès de civilisation et inciterait les acteurs de la guerre de
libération à faire face à leurs responsabilités. La question soulevée par
l’engagement des Algériens aux côtés de la France se rattache au problème de la violence.
L’assimilation de cet engagement à la collaboration française avec l’Allemagne
nazie fausse la démarche. Cent trente deux années de colonisation ne peuvent
être comparées en termes d’expérience historique à cinq années d’occupation allemande.
Si on veut la restituer, on doit s’abstenir de ruser avec les faits et
reconnaître, comme l’a fait Mostefa Lacheraf, que la collaboration n’a pas été
un phénomène marginal.
Au-delà
de l’utilisation qu’en font des idéologues qui ignorent ce qu’est une situation
coloniale, il reste que l’attitude des Algériens fut surtout caractérisée par
le refus de l’humiliation, de la servitude et l’invention d’une multitude de
tactiques pour empêcher l’Etat colonial de parfaire sa domination. Il ne faut
pas oublier que c’est le refus du peuple algérien d’accepter les solutions
françaises qui ont fatigué l’adversaire et, l’action armée aidant, l’ont
contraint à négocier l’indépendance. Il faut donc se pencher autrement sur
cette zone grise des accommodements quotidiens et des stratégies sociales où
eurent à s’opposer la conscience nationale et les nécessités de la survie.
A
l’aube du cinquantenaire, le patriotisme algérien n’en sortira que grandi. Quoi
qu’il en soit, les troubles qui suivirent la libération, dans une période de
transition mouvementée (crise du FLN, action de l’OAS ont rendu la maîtrise des
représailles difficiles à assurer. Le nombre des victimes a été gonflé non sans
cynisme par ceux-là mêmes qui ont entraîné des Algériens contre d’autres. Certes,
les vertus civiques n’étaient pas au rendez-vous. Sur ce point, la
responsabilité de la résistance ne peut être éludée.
Les
pesanteurs du passé
Il
me semble évident, chacun le sait aujourd’hui, que la conquête coloniale n’a
pas été ce bouleversement qui aurait fait table rase de toute l’expérience
acquise avant 1830. Le développement économique, social et culturel qu’a généré
le capitalisme n’a pas connu suffisamment d’extension et d’intensité pour
transformer la société dans son ensemble. Entre la frange urbanisée et la
société rurale, massive et hétérogène, formée de corps, de fidélités et
d’acteurs collectifs presque totalement étrangère à la modernité, il existe un
écart énorme. Il y a bien entendu des liens étroits entre les deux mondes, mais
leur regard sur la nouvelle société diverge. Les uns la voient comme une pâle
imitation de l’Occident, les autres, plus ouverts au monde extérieur, la vivent
comme une manière proprement algérienne d’aborder le monde moderne.
Bien
sûr, les regards ne sont pas aussi tranchés que je l’exprime, car l’afflux
incessant des migrants tend à ruraliser en renforçant à l’ombre des coutumes et
de la religion le rôle des solidarités traditionnelles. Les couches cultivées
et les possédants, quant à eux, cherchent à s’aligner sur le modèle urbain
cosmopolite. Ces couches faibles et peu nombreuses avant novembre 54 témoignent
du caractère embryonnaire du système bourgeois. Le caractère double des
structures sociales a déterminé la nature de la révolution, une révolution
plébéienne à l’instar des révolutions d’Amérique latine au XIXe siècle, surgie
du sol national.
Tout
dans le processus révolutionnaire en Algérie incite à la comparaison avec le
Mexique, la participation du peuple, l’origine sociale des chefs et leur
fonction, la revanche sociale des éléments les moins favorisés contre les
éléments les plus favorisés, le décalage enfin entre la vision des activistes
et celle des secteurs politisés de l’intelligentsia. Particularité algérienne :
avec l’engagement dans la lutte armée, les organisations et les institutions
des couches cultivées et des possédants furent éliminés d’un seul coup. L’Etat
algérien en marche, c’est-à-dire les forces armées, se constitua sur une base
purement plébéienne. La structure de la société plébéienne devint à travers les
guérillas le noyau et la structure du nouveau système du pouvoir.
Les
intellectuels n’existaient que comme alliés ou subordonnés des activistes.
Aucun d’eux n’a joui de leur pleine confiance ni réussi à se forger une force
politique propre. Ceux qui s’y sont essayés, comme Abane Ramdane, l’ont payé de
leur vie. Avec lui, la prépondérance civile mais à Alger seulement a duré moins
de deux ans. Après la sortie du CCE à l’étranger, l’examen des mécanismes du
pouvoir permet de repérer les caractéristiques valables pour tous les appareils
: l’importance des relations personnelles, la prééminence des processus
informels sur le fonctionnement officiel. La structure politique centrale ne
contrôle pas l’ensemble. Chacun de ses membres contrôle un segment. Ils rendent
la prise de décision rarement lisible. Les rapports horizontaux de classes en
gestation cèdent le pas à des rapports sociaux verticaux où prédominent
patronage et clientélisme.
Les
tentatives d’accaparement du centre politique, c’était l’intention de Krim
Belkacem, sont vouées à l’échec. Une coopération minimale s’impose, mais la
patrimonialisation du système est différée. Il faudra attendre l’indépendance
et l’unification totale des guérillas pour la voir se dessiner. La tendance à
renouer avec le passé et à enjamber le moment colonial comme en rêvaient les
oulémas se profile, mais elle ne trouve pas un interprète légitime pour la
prendre en charge. Quant au style de commandement et d’autorité, c’est celui du
caïd et du notable. Il n’exclut ni la réprimande publique ni la brutalité, ni
la morgue et la suffisance.
Les
luttes de classes
Un
mot sur les classes. Depuis les événements d’octobre 1988, les élites
politiques qui gouvernent le pays ont perdu leur légitimité. Les mythes de la
résistance n’opèrent plus. Les héros sont fatigués. Après l’autogestion et le
socialisme étatiste, l’Etat algérien n’a rien à proposer sauf la réforme du
système. Les factions qui s’approprient l’Etat n’y sont pas toutes prêtes.
Leurs conflits vont mener l’Algérie à l’aventure. La crise de représentation a
pour théâtre la ville. La distance sociale entre ses différentes composantes
montre que la structuration en classes commence à atteindre un seuil critique.
Nous ne sommes plus dans les années 1960 où, sous couvert d’un socialisme
fictif s’affirmait l’espérance d’une vie meilleure. Le développement de la
bureaucratie a progressivement favorisé une classe dirigeante formée d’un
segment politico-bureaucratique et d’un segment économique lié entre eux.
Larbi
Belkheir a incarné leur interpénétration. Désormais, hommes d’affaires et
hommes politiques maîtrisant des réseaux de patronage se forment à l’ombre de
la lutte contre l’islamisme. Ces nouveaux acteurs maîtrisent des réseaux de
patronage et disposent de moyens suffisants pour se faire des clients et
élargir leur influence en se dotant d’une presse à leur dévotion. Mais, si à
l’intérieur du pays le clientélisme reste une ressource, dans les villes il
atteint ses limites. Sa force vient de ce que la classe ouvrière à la recherche
de dirigeants capables de lui ouvrir des perspectives n’arrive pas encore à
atteindre ses buts.
Il
est clair que la société urbaine, les élections l’ont prouvé, ne se reconnaît
pas dans les représentants qu’on lui propose. Si le conflit de classes ne
s’exprime pas institutionnellement, c’est parce que le pouvoir parvient encore,
malgré des émeutes à répétition, à contrôler les canaux d’expression de la
contestation. On en mesure le potentiel à Alger par exemple, et dans les stades
d’ailleurs lors de manifestations sportives. Il y a une autre raison à cette
panne du conflit entre classes. Les exclus et les marginaux de la société
urbaine ne forment pas une classe en soi et sont inaptes à s’ériger en classe
pour soi.
Leur
inaptitude à devenir des acteurs conscients de leur histoire constitue un
facteur favorable au maintien du système politique, et ce, d’autant plus que
les classes moyennes traumatisées par la violence des islamistes et des
militaires vivent dans la hantise d’une explosion populaire et craignent une
aventure. Parallèlement, ce monde d’exclus, faute de pouvoir proposer une
alternative, se réfugie dans des modes d’expressions détournés tels la
criminalité, le pillage, l’engagement dans des opérations aventureuses, que ce
soit au profit de l’opposition ou du pouvoir. Ce sont là des mouvements
apolitiques dans leur forme mais politiques dans leur signification.
Difficulté
de la classe dirigeante travaillée par le jeu des factions et l’incapacité
d’une société urbaine fragmentée se conjuguent pour fermer la voie à toute
solution démocratique fondée sur un compromis social.
Dans
ces conditions, la classe dirigeante continue à fonctionner sur le mode de la
coercition tout en se préparant à une épreuve de force (recrutement massif de
policiers, achat de matériels modernes, etc.). Son Etat n’est que l’incarnation
de l’impuissance de la société à se comprendre et à s’orienter. Cette question
mérite un examen particulier dénué de tout dogmatisme. Pour finir, j’attire
l’attention sur les pièges que recèle l’idée d’une opposition entre l’Etat et
la société civile. Dans bien des analyses, la société civile est définie comme
ce qui n’est pas l’Etat. La seule qualité qui lui est reconnue serait l’inertie
qu’elle oppose aux interventions du pouvoir. Dans le contexte algérien, la
pertinence de cette opposition est à rejeter. Elle suppose que les sphères
économique, sociale et politique sont distinctes. C’est loin d’être le cas.
L’Etat
est le lieu principal de l’accumulation et de l’enrichissement. Sa capacité de
nuisance pour quiconque cherche à s’élever dans l’échelle sociale est réelle.
Il est donc illusoire de poser en principe l’autonomie de la société civile.
Des liens continuent à l’attacher à l’Etat. La vigueur des rapports de parenté,
de clientèle interdit à ses administrations de se constituer en acteurs
autonomes comme dans les pays occidentaux. Dans ces conditions, l’Etat n’est un
démiurge qu’en apparence. Il emprisonne la société et il en est aussi
prisonnier. Un dernier mot en conclusion. La révolution algérienne a accompli
sa mission, celle de débarrasser le pays d’une domination étrangère, mais ce
que le peuple juge aujourd’hui, ce n’est pas seulement cette domination mais la
domination dans le temps et les constructions intellectuelles qui ont favorisé
le retour de représentations et de pratiques du passé.
A
bien des égards, la
Révolution a été un banc d’essai pour la pratique de
l’avenir, mais ce qui frappe l’observateur, c’est sa stérilité intellectuelle.
Elle n’a pas augmenté le patrimoine d’idées que lui a légué le nationalisme
populiste. Tout se passe comme si le principe de ses dirigeants était de donner
l’espérance au peuple pour la lui ôter aussitôt. C’est bien la preuve que le
despotisme plébéien produit les mêmes effets que celui des familles «de grande
tentes» et des notables qui dans leur morgue et leur arrogance ne toléraient
que les âmes serviles.
Mohamed
Harbi : historien
In
El Watan 2012-07-11
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