«Les mouvements sociaux qui ont affecté, ces derniers mois, les pays, dans de nouvelles formes de radicalité, ne sont pas le fruit du hasard. Ils s’inscrivent dans des processus qui trouvent leur fondement dans les désenchantements qui ont suivi l’échec des nationalismes à la fin des années 1970, le reflux du tiers-mondisme et la montée de mouvements identitaires sous l’effet de l’emprise d’une mondialisation inégale.» C’est là l’analyse produite par le sociologue et professeur à l’université Paris 8, Aïssa Kadri, au troisième jour du colloque international d’El Watan «Quel destin pour quelle Algérie ?», organisé du 5 au 7 juillet à la salle Cosmos de Riadh El Feth (Alger).
«Les contestations de pouvoirs politiques illégitimes et oppressifs (printemps berbère, émeutes d’Octobre 1988, mouvement des archs) ne sont pas apparues comme porteurs de modalités de transformation au fond des systèmes en place. Elles ont même permis la consolidation des régimes autoritaires», indique en introduction l’intervenant. Aïssa Kadri estime que «les contestations sociales qui affectent les pays arabes sont de nature différente». Cependant, poursuit-il, «on peut transposer et poser que la mort du Tunisien Mohamed Tarek Bouazizi, qui s’était immolé début décembre 2010 et est décédé deux semaines plus tard, en a été cet événement fondateur qui a traduit le refus et la rupture d’une jeunesse».
Algérie, la fausse exception
Beaucoup d’arguments ont été avancés quant au fait que l’Algérie n’est pas concernée par les révoltes enregistrées dans des pays arabes. Pour certains observateurs, indique M. Kadri, l’argument de l’effet des violences et du conflit qui ont marqué la décennie 1990 n’ont pas été sans marquer et traumatiser les esprits par leur cruauté. Pour d’autres, l’aisance financière du pays, concomitante de l’augmentation du prix du baril, a permis d’acheter la paix sociale par une politique d’augmentation salariale et de corruption de larges pans de la société.
Dans un contexte de crise économique généralisée, et après des négociations assez formalistes tentant de sauver les apparences d’un Etat affaibli et déconsidéré, contrevenant à toute règle économique, toute catégorie qui manifeste, voit ses doléances se concrétiser. En troisième lieu, le sociologue cite un autre profil d’observateurs, plutôt locaux (Algériens), qui se retrouvent parmi les intelligentsias qui ont accompagné le pouvoir. Ces élites avancent que le jeune nationalisme algérien est plus exacerbé que d’autres et que les Algériens, échaudés d’ingérences intolérables (Libye), sont tout à fait conscients des enjeux de redéploiement de l’empire et de ses affidés.
D’autres analystes soulèvent que l’Algérie a connu son printemps en Octobre 1988. Pour le professeur Kadri, «les plus intégrés au système restent convaincus que l’Algérie est sur la voie de la démocratisation comme l’attesteraient l’existence d’une presse iconoclaste et d’un espace politique avec plus d’une cinquantaine de partis». «Nul doute que tous ces arguments, poursuit le conférencier, sont explicatifs d’une certaine résilience algérienne. Ils peuvent éclairer en partie, mais seulement ce qui se manifeste comme une inertie inexplicable et comme blocages du changement nécessaire, dans une situation de dérèglements et d’anomie du système politique.»
Avant de s’attaquer au deuxième chapitre de son intervention, Aïssa Kadri pense que «le régime dirige le pays vers une situation proche de l’implosion généralisée». Il ajoute que la redistribution tous azimuts de la rente ne pourra rien dans une situation d’incendie globale.
M. Kadri explique que «l’appel d’air que permet la rente conjoncturellement ne saurait durer dans une situation de reflux économique et de récession mondiale, face à des contestations qui se nourrissent les unes des autres et se renforcent par le spectacle des passe-droits et de la corruption répandue».
Développant son analyse, l’universitaire note que «l’argument de la mise en œuvre de réformes de fond concertées ne tient pas non plus, délégitimant toute pratique politique organisée. Il ne convainc qu’une classe politique vieillissante. Ses clients et ses interlocuteurs étrangers, intéressés en ces temps de disette par la manne économique que le pays détient et effrayés par une déstabilisation de l’espace sahélo-nord-africain, ne sera pas sans effets sur les populations d’origine qui vivent sur la rive nord». Le sociologue est convaincu que «la situation algérienne est en effet semblable à celles des sociétés à régime autoritaire et sécuritaire, qui contestés, procèdent par retouches cosmétiques pour ne rien céder sur l’essentiel, entre autres la perpétuation de privilèges et de prébendes».
Les mouvements sociaux sont abandonnés par l’élite
«Le mouvement social algérien est en retard par rapport à certains pays arabes, où les révoltes ont opéré des sauts qualitatifs, sans que l’on puisse parler de révolutions», observe le professeur. Ce mouvement est immature, pour des raisons historiques, sociologiques et politiques. Si le mouvement social n’a pas atteint un degré qui permet la rupture avec un système délégitimé, la jeunesse algérienne est en décalage, voire déconnectée. Exception pour des minorités actives. La jeunesse algérienne, à l’opposé de celles de la Tunisie, de l’Egypte ou du Maroc, est plus divisée qu’ailleurs et moins conscientisée dans ses composantes universitaires.
«La part centrale des populations jeunes en Algérie est celle, à partir du milieu des années 1980, des exclus, des catégories des déscolarisés ou de jeunes formatés par un système scolaire massifié en voie de désinstitutionalisation et de retraditionalisation. Il ne s’agit plus des étudiants dont les manifestations se sont développées sur une base politique tout au long de la décennie 1970/80», étudie l’orateur.
Aïssa Kadri suppose que le manque d’impact des mouvements sociaux algériens trouve racine dans les méthodologies de l’enseignement universitaire. «Les mouvements sociaux au Maroc, en Tunisie et en Egypte ont connu assez tôt le développement d’un haut enseignement supérieur privé ou semi-public ouvert sur l’international, offrant pour les enfants des classes moyennes et des catégories supérieures des classes populaires, une alternative tout à la fois à l’enseignement public massifié et asphyxié et à la formation à l’étranger de plus en plus verrouillée. L’Algérie entrait tardivement, de manière timide et velléitaire, dans les contournements d’une université en voie de désinstitutionalisation», analyse-t-il.
Les étudiants algériens, d’après M. Kadri, sont soumis à des contrôles d’organisations syndicales étudiantes clientélistes inféodées aux partis du pouvoir Ils restent confrontés à des problèmes de vie universitaire difficile. Ils subissant des formations tronquées développées sur la base de pédagogies et de contenus obsolètes. L’affirmation des jeunes Algériens, produits d’une université massifiée anomique, apparaît plus débridée, plus hétérogène et coupée de toute autre forme de mobilisation.
En outre, les jeunes diplômés algériens ne sont pas organisés dans un mouvement de diplômés chômeurs actif et présent. Ils affrontent les obstacles de manière divisée.
Dans le même sillage, Aïssa Kadri souligne que «les manifestations sont locales et plus localisées». En fait, constate-t-il, «les contestations apparaissent sans objectifs». Les mécontentements relèvent plus du corporatisme et d’intérêts matériels, comme, à titre illustratif, les demandes de logement, d’emploi ou la hausse des salaires.
Les intelligentsias n’assument pas leur rôle
«Les intelligentsias et les intellectuels algériens, divisés, n’ont pu s’autonomiser dans leur rapport à l’Etat et aux pouvoirs. La période coloniale a structuré durablement ces rapports, où les intelligentsias et les intellectuels ont été, de manière générale, cooptés et instrumentalisés dans le processus de domination», juge l’invité du colloque. Il affirme que «dans le processus de contestation de l’ordre colonial, l’intelligentsia algérienne a été à la traîne du Mouvement national… L’idée indépendantiste est née, d’abord, au sein de l’immigration ouvrière algérienne».
Aïssa Kadri observe «une résurgence des engagements chez une grande partie de la génération des élites qui étaient au-devant de la scène dans les années 1970. Mais elles bénéficient des prébendes de l’Etat rentier. Au nom d’une prétendue consolidation de l’Etat, de la lutte anti-impérialiste et du danger d’implosion nationale, les luttes sociales, la contestation des pouvoirs autoritaires, l’exigence d’une vie plus démocratique sont perçues comme autant de complots». Une des raisons pour laquelle les élites n’ont pas noué de jonctions avec les mouvements sociaux.
Un mouvement associatif inactif
«Le piétinement du mouvement associatif a libéré des mouvements contestataires plus radicaux. Toutefois, ce mouvement a fait émerger les sociétés civiles. Nombre d’associations se sont construites au bout de la double décennie, comme espaces de légitimité pour des notabilités qui cherchaient l’intégration à l’Etat. Une fracture de plus en plus évidente a tendu à séparer élites associatives et catégories sociales jeunes. Ces dernières se sont inscrites dans la contestation et l’émeute, faute d’espaces et de réseaux d’expression», affirme Aïssa Kadri. Le conférencier cite «les associations restées proches des catégories démunies, articulées sur les réseaux islamiques, et aussi sur les associations identitaires berbéristes, devenues des lieux de gestion de conflits politiques». Mais ce que déplore l’hôte du colloque, c’est «la votation de la nouvelle loi, début 2012, sur la réforme des associations». Elle augure, selon lui, d’«un enfermement qui se transformerait en une forme violente».
Avant de conclure, le sociologue algérien tire la sonnette d’alarme car «il y aura un pourrissement de la situation». Tous les indicateurs le démontrent : émeutes récurrentes, absence d’alternative, opposition politique fragmentée et pouvoir séparé de la société. Pour lui, «si des réformes ne sont pas engagées dans l’urgence, les ruptures violentes sont inéluctables. Celles-ci se feront dans des processus plus débridés et plus incontrôlables que partout ailleurs dans le Monde arabe, compte tenu des blessures encore ouvertes».
Enfin, «le recul du mouvement associatif, l’absence des élites sur le terrain des luttes laissent la voie libre à un développement généralisé de la corruption qui devient consubstantielle au fonctionnement de l’Etat et de la société. Le clientélisme irrigue toute la société. Il participe à l’érosion et à l’usure des idéologies mobilisatrices, mettant au-devant de la scène des générations désidéologisées», tranche l’universitaire.
Bsikri Mehdi
In El Watan 2012-07-09
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