Par Burhan Ghalioun
Démocratie locale et stratégie globale : de la découverte par l’Occident des besoins arabes en matière de démocratie
Si pendant longtemps personne ne
s’intéressait à la question de la démocratisation du monde arabe c’est d’une
part, parce qu’on avait, en Occident surtout, la conviction que la culture
arabe et musulmane ne correspondait pas aux valeurs de la
démocratie perçue comme un patrimoine intimement lié aux valeurs de la
civilisation occidentale. C’est d’autre part, parce que Washington et les
capitales européennes n’avaient aucune raison de se préoccuper sérieusement du
sort des sociétés arabes qui avaient choisi de se couper de l’Occident
lorsqu’elles ont opté pour l’indépendance. Le monde arabe n’intéressait
l’opinion publique occidentale qu’à travers la question du conflit
israélo-arabe qui continuait et prolongeait, d’une certaine manière, le conflit
colonial.
Au contraire, versé, après son indépendance, dans le nationalisme et la quête de puissance, le monde arabe a été souvent perçu comme une source de menaces imprévisibles que le déchaînement de la violence de l’extrémisme islamique récent ne pouvait que confirmer. Dans ce contexte, il était plutôt réconfortant pour les responsables politiques occidentaux ainsi que pour les intellectuels de penser que les Arabes font bien de continuer à vivre en conformité avec les institutions qui correspondent le mieux avec la culture de leurs ancêtres. Quand on évoque la question de la démocratie dans le monde arabe, ce n’est jamais pour en discuter sérieusement mais pour signaler son absence naturelle ou, mieux, pour opposer celle-ci à la démocratie de l’État hébreu.
Au contraire, versé, après son indépendance, dans le nationalisme et la quête de puissance, le monde arabe a été souvent perçu comme une source de menaces imprévisibles que le déchaînement de la violence de l’extrémisme islamique récent ne pouvait que confirmer. Dans ce contexte, il était plutôt réconfortant pour les responsables politiques occidentaux ainsi que pour les intellectuels de penser que les Arabes font bien de continuer à vivre en conformité avec les institutions qui correspondent le mieux avec la culture de leurs ancêtres. Quand on évoque la question de la démocratie dans le monde arabe, ce n’est jamais pour en discuter sérieusement mais pour signaler son absence naturelle ou, mieux, pour opposer celle-ci à la démocratie de l’État hébreu.
Mais, depuis que l’administration
américaine annonce par la voix de son président G.W. Bush sa volonté de changer
de politique et de ne plus fermer les yeux comme durant les 60 dernières années
sur les exactions des régimes autoritaires arabes, la démocratie ou plutôt la
démocratisation du monde arabe se trouve au premier plan de la politique
internationale. Car, comme le président des États-Unis l’a si bien dit dans son
allocution prononcée à la Bibliothèque du Congrès le 5 février 2004 : « Tant
que cette région sera en proie à la tyrannie, au désespoir et à la colère, elle
produira des hommes et des mouvements qui menaceront la sécurité du peuple
américain et celle de ses amis » [1]. Après avoir affirmé pendant des décennies
l’incompatibilité de la culture ou de la religion arabes avec la démocratie,
voilà que des intellectuels et hommes politiques américains se montrent
aujourd’hui convaincus plus que jamais que rien dans la culture arabe ne
s’oppose à l’instauration de celle-ci.
Le début du processus qui a amené
le gouvernement américain à se rendre compte de l’absence de libertés dans les
pays arabes coïncide en effet avec les préparations de l’intervention militaire
de la coalition en Irak en 1991. Face aux multiples critiques émises par
l’opinion publique internationale quant aux moyens utilisés et pour justifier
une prolongation sans fin d’un embargo jugé criminel par les organisations
humanitaires, surtout après l’élimination des armes de destruction massive, les
responsables politiques des pays coalisés n’avaient d’autre choix que de mettre
en avant une version humaniste de leur invasion. Ce n’est pas seulement pour
obliger l’Irak à se défaire de ses armes stratégiques, disent-ils, qu’ils sont
intervenus, mais également pour débarrasser les Irakiens du régime criminel qui
n’hésite pas à les utiliser contre ses propres populations.
C’est peut-être le choc des
événements tragiques du 11 septembre 2001 qui a fait avancer le mieux l’idée de
la démocratisation du Moyen-Orient. Le traumatisme causé par la destruction
apocalyptique des tours du World Trade Center n’a pas eu pour seul effet une
remise en cause générale au sein de l’administration, voire de l’ensemble de
l’élite américaine. Il a fait découvrir également aux Américains des peuples
arabes opprimés dont ils ignoraient jusqu’à l’existence. La première question
que l’opinion américaine s’est posée face à cette tragédie est de savoir
pourquoi les Arabes haïssent l’Amérique et comment une telle violence pouvait
leur parvenir d’une région considérée comme sous contrôle et où ils ont de
nombreux régimes amis sinon protégés.
Où se trouve l’erreur ? est le
titre d’un ouvrage très significatif et très instructif sur cette interrogation
de l’histoire par les Américains, écrit par le grand orientaliste américain B.
Lewis [2]. Mais cette question se pose également et en même temps aux régimes
et élites arabes. C’est dans la réponse à cette question majeure pour la
compréhension des événements du 11 Septembre comme pour l’élaboration des
politiques de l’après-septembre que se trouvent les causes de la rupture du
contrat, vieux de plus d’un demi-siècle, conclu entre les États-Unis et
l’autoritarisme arabe.
Aux critiques faites par les
gouvernements arabes à l’administration américaine pour son soutien
inconditionnel de la politique extrémiste israélienne, les Américains
répliquent en accusant les gouvernements arabes d’avoir encouragé le terrorisme
par leur tyrannie, la mauvaise gouvernance, la corruption, l’absence de sens
des responsabilités et de transparence. Mais la rupture avec les régimes
autoritaires n’est pas encore consommée. Les responsables américains continuent
de se poser beaucoup de questions sur l’opportunité d’une orientation sinon
démocratique du moins pluraliste de la région.
C’est surtout après la deuxième
intervention militaire américaine en Irak, en avril 2003, que le bras de fer
sera engagé. Essuyant les coups d’une résistance irakienne aussi tenace
qu’inattendue, perdant tout espoir de prouver l’existence des armes de
destruction massive sur le sol irakien, l’administration américaine attendait
un peu plus de soutien et de coopération de la part de ses amis arabes. Or
c’est l’inverse qui s’est produit. Alarmés par le discours agressif des
responsables américains sur la nécessité de la restructuration de la région du
Moyen-Orient, manifestement en faveur d’Israël, renforcés par les revers
militaires et politiques de l’administration américaine en Irak, les régimes
arabes manifestent de plus en plus de réticences à l’égard du diktat américain.
Même s’ils se montrent prêts à laisser leurs services de renseignement
collaborer pleinement avec les services américains dans la lutte contre le
terrorisme, ils refusent d’adopter l’agenda américano-israélien qui fait de la
sécurité d’Israël, en dépit de sa politique expansionniste, une priorité de la
politique moyen-orientale et qui demande aux Arabes de la soutenir par des
réformes qui devraient éradiquer le terrorisme ou du moins créer les conditions
favorables à son élimination. Ils insistent par contre sur la nécessité de
relancer le processus de paix qui reste à leurs yeux la clé de toute réforme
politique, économique ou culturelle.
C’est à ce moment que les
Américains franchissent le pas et parlent clairement des plans de réformes et
de démocratisation des régimes arabes. Au lieu de se laisser enfermer dans la
défense désespérée d’une campagne militaire irakienne relevant de la pure
tradition coloniale, le gouvernement américain passe à l’offensive en se posant
comme l’ennemi des régimes corrompus de la région. L’instauration de la
démocratie dans la région est brandie comme une épée de Damoclès contre des
régimes rendus coupables par leur refus d’obtempérer. Dans un schéma qui
reprend celui de l’appel au soulèvement des populations chiites et kurdes de
l’Irak après la guerre de 1991, les Américains comptent atteindre deux
objectifs : améliorer leur image aux yeux des peuples arabes sur le compte des
régimes, faute de pouvoir offrir autre chose dans le dossier du conflit
israélo-arabe, et brandir la menace d’une éventuelle destruction politique
massive des régimes arabes pour obliger leurs gouvernements à se soumettre.
Le projet de démocratisation du
Moyen-Orient proclamé par les Américains fait ainsi partie intégrante de la
stratégie américaine globale. C’est une arme de persuasion, c’est-à-dire un
moyen et non une fin. C’est pourquoi le projet annoncé par les Américains est
fondé sur une pure rhétorique. Il ne prévoit ni comment ni par quels moyens ni
sur quelles forces il va compter pour faire avancer le processus ou convaincre
les équipes arabes au pouvoir du bien-fondé de la démocratisation, excepté,
peut-être, l’emploi de la menace par des mesures de rétorsion qui risquent de
n’avoir que très peu d’effets sur des régimes inertes et figés.
La modernité politique arabe entre libéralisme et radicalisme
Contrairement à une idée largement
répandue aujourd’hui au sein de l’opinion publique occidentale, voire mondiale,
en accord avec un certain anti-arabisme primaire, appuyée sur les retombées de
la crise profonde qui frappe les sociétés arabes, la pensée et les pratiques
démocratiques ne sont nullement étrangères au monde arabe contemporain. Dès la
deuxième moitié du XIXè siècle, sous l’influence des idées de la révolution
française, les élites ottomanes, arabe et turque ont été gagnées aux idées de
la monarchie constitutionnelle, voire de la République et du gouvernement
démocratique. C’est dans ce sens que la Constitution a été imposée aux
souverains ottomans (23 décembre 1876) et que des élections générales ont été organisées
pour permettre aux populations de toutes les provinces de choisir leurs
représentants au premier parlement ottoman. C’est d’ailleurs l’échec de cette
toute première démocratisation de l’empire, à laquelle les représentants des
provinces arabes ont activement participé avec les Jeunes-Turcs, qui réoriente
les élites arabes vers la voie de la séparation puis de l’indépendance. La
volte-face du sultan Abdulhamid II (1842-1918) qui suspend la constitution,
s’oppose aux réformes et fait régner la terreur dans les provinces arabes,
pousse ses représentants, ainsi que les intellectuels arabes engagés dans le
combat pour la modernisation de l’ensemble de l’empire dans le cadre de
l’organisation des Jeunes-Turcs et de celle des Arabes autonomes, à rompre les
liens avec Istanbul pour préparer la sécession. C’est sur la base de ce divorce
entre Arabes et Turcs causé par la répression hamidite que se renoua la
nouvelle alliance arabo-occidentale dans la région du Moyen-Orient. La Révolte
arabe qui mettra fin à la domination d’Istanbul sur les provinces arabophones
asiatiques a été ainsi le fait conjoint des élites arabes et du gouvernement
britannique sur la base des accords MacMahon-Husayen ibn Ali qui prévoient la
création dans les zones libérées d’un royaume arabe réunissant l’ensemble du
Machrek arabe à l’exception de l’Egypte[3].
Cependant, la nouvelle alliance
arabo-occidentale n’a pas résisté aux appétits colonialistes de l’époque.
Britanniques et Français se sont accordés pour se partager les restes du royaume
avant même qu’il ne voie le jour, comme l’avaient prévu les accords Sykes-Picot
de 1916[4]. Mais cette trahison de l’Europe ne détourne pas les Arabes de leur
choix moderniste et libéral. En réalité la deuxième moitié du XIXè siècle a été
pour l’ensemble du monde arabe, mais particulièrement pour le Machrek, une
période de grande rénovation culturelle et politique. Les valeurs comme les
institutions de la modernité politique : nation, constitution, parlement,
patrie, citoyenneté, égalité ont été largement assimilées par les nouvelles
élites arabes. Les souverains éclairés comme les classes aristocratiques n’ont
cessé, pendant des décennies, de multiplier l’envoi de missions scientifiques
ou estudiantines pour former les nouvelles générations aux sciences et à la
culture modernes.
Ainsi, malgré la domination
occidentale, sous forme de colonisation ou de mise sous mandat ou protectorat,
les élites arabes continuaient à défendre une conception libérale et moderniste
de la politique. Le combat contre cette domination étrangère a été mené au nom
de la liberté, des droits des nations à disposer d’elles-mêmes, et a été perçu
plus comme un combat pour la liberté que pour l’identité culturelle ou
religieuse. C’est dans ce contexte que sont d’ailleurs nés les multiples
nationalismes séculiers autour desquels vont se constituer, après
l’indépendance, les différents nouveaux Etats. Des partis politiques, animés
par des élites pluralistes, d’inspiration libérale, socialiste ou nationaliste
se développent parallèlement à la floraison des syndicats et des autres
organisations de la société civile. L’islamisme qui occupait tout l’espace
politique et idéologique a été réduit à un simple parti ou pseudo-parti
politique, partout minoritaire. Des régimes politiques pluralistes, avec des
élections compétitives, des parlements animés, un jeu politique très subtil,
ont bien existé et se sont maintenus contre vents et marées jusqu’aux années 50
du XXè siècle. La littérature qui nous est parvenue de cette époque ne témoigne
nullement de l’existence de la pensée unique ni d’aucune nostalgie pour les
temps passés. Elle est résolument libérale, nationaliste ou socialiste et
toujours séculariste, moderniste et humaniste. C’est ainsi que partout ou les
indépendances n’ont pas été organisées par les autorités coloniales, les
peuples ont choisi de conclure leur combat contre la domination étrangère par
l’instauration de républiques parlementaires, séculières et modernistes et non
par l’établissement de royaumes autocratiques. La volonté de rattraper coûte
que coûte l’Occident et de combler le retard a été, dans le monde arabe comme
ailleurs dans les sociétés non occidentales, le grand vecteur de l’engagement
dans la modernité, voire le moteur du progrès.
C’est aussi cette volonté même qui
va amener les élites arabes, comme la plupart des élites des pays ex-colonisés,
à adhérer massivement, dans la période post-indépendante, aux idéologies du
radicalisme politique. Avec la prise de conscience, de plus en plus aiguë, de
l’étendue du fossé qui sépare les sociétés arabes des sociétés modernes ainsi
que de la difficulté de faire évoluer la situation rapidement, le choix libéral
perd de sa crédibilité et paraît s’identifier au conservatisme. Il n’apporte
pas comme on l’espérait les réponses efficaces à la question du retard et ne
satisfait donc pas aux besoins d’un changement que l’on voulait rapide et
global.
Comme partout dans ces pays
assoiffés de liberté, de souveraineté, d’égalité et de puissance, les élites
arabes ont opté, après la Deuxième Guerre mondiale, pour la voie de la
révolution, nationaliste, socialiste ou marxiste. Elles ont adopté
majoritairement le modèle étatique d’organisation et de mobilisation des
sociétés, supposé à l’époque plus rationnel et plus dynamique et ayant fait à l’époque
ses preuves en Europe de l’Est, dans l’ex-Union soviétique, en Chine ainsi que
dans d’innombrables pays asiatiques, latino-américains ou africains. La mise en
œuvre de ce modèle étatique par des régimes nationalistes, socialistes ou
communistes ne doit rien à la culture arabe ou musulmane classique. Elle ne
répond en aucune façon à des besoins ou à des penchants autoritaires ou
despotiques innés. Elle vient, dans le monde arabe, comme dans les autres pays
qui ont connu le même phénomène, de la conviction, partagée d’ailleurs par
d’éminents philosophes et intellectuels occidentaux, laïques et rationalistes,
que pour vaincre l’inertie naturelle des sociétés traditionnelles et faire face
à l’absence de développement et aux carences du capital en matière d’investissement,
il faut passer par un renversement du rapport de forces et par le changement de
la nature du pouvoir. L’accélération du progrès semble être liée alors à la
mise en place d’un pouvoir d’État fort, interventionniste, dirigé par une
avant-garde éclairée et consciente, ce qui suppose également la mise entre
parenthèses de la question de la légalité, du droit et de la démocratie
représentative. L’histoire, pensait-on, et surtout celle du progrès, ne se fait
pas que par des idées, mais aussi par de l’action, c’est-à-dire par la force de
la contrainte. La naissance ne peut se faire sans violence et on ne peut pas
aller plus vite et rattraper le retard sans brûler les étapes. Cette vision
volontariste est le pur produit des idéologies historicistes modernes. Elle n’a
rien à voir avec l’islam en tant que religion, accusé jadis de fatalisme, ni
avec la culture arabe ou avec aucune culture traditionnelle d’ailleurs. Ce
volontarisme est même le fondement épistémologique du totalitarisme «
progressiste » qui, contrairement au fascisme versé dans le pessimisme, est le
sous-produit de l’engouement pour le progrès et de l’excès de foi dans
l’émancipation.
Il n’y a là rien
d’exceptionnellement arabe ou qui vienne directement de la religion ou de la
culture musulmane. Les élites arabes ont adhéré à cette vision historiciste et
volontariste de l’histoire dans les années cinquante du XXè siècle comme elles
avaient adhéré un siècle auparavant aux idéologies libérales. En fait, la
révolution a été l’idée et la préoccupation centrales de toute une génération,
non seulement dans les pays pauvres mais aussi en Europe et dans les pays
industrialisés [5]. La révolution, c’est-à-dire la transformation radicale et
totale des structures des sociétés, était perçue partout dans le monde comme la
stratégie idéale pour une modernisation rapide et profonde. Ainsi, révolution
et modernité se sont à un certain moment confondues. La pensée révolutionnaire
a été considérée comme le stade suprême de la pensée moderniste, voire de la modernité
intellectuelle, politique et économique.
Pour le monde arabe, ce n’est pas
totalement faux. C’est d’ailleurs à cette période que les pays arabes ont connu
le plus de réalisations au cours de leur longue et difficile modernisation.
Selon les études de la Banque Mondiale, jusqu’aux années 70, c’est la région
arabe qui a obtenu les meilleurs résultats dans les domaines de la lutte contre
la pauvreté, de la scolarisation, de la santé et de la croissance. Elle était
donc à l’avant-garde de toutes les autres régions similaires : Afrique, Asie et
Amérique Latine
[6]. Portées par une vague
d’espérance et de foi dans le progrès et espérant rattraper leur retard et
devenir comme les autres nations avancées, les masses comme les élites locales
se sont investies pour accélérer le rythme du progrès et de la modernisation.
De la révolution nationale à la terreur politique
Les années 80 vont connaître le
déclenchement de ce qui peut être qualifié de véritable contre-révolution
libérale à travers le monde. Partout les systèmes politiques autoritaires,
socialisants ou capitalistes subissent le contrecoup de l’échec des modèles
étatiques. Après les régimes fascistes d’Espagne, du Portugal et de Grèce, ce
sont les régimes soviétiques qui vont accuser le coup. Partout le
désenchantement révolutionnaire discrédite les idéologies et les pouvoirs
totalitaires pour réhabiliter l’idée démocratique. Bientôt le long combat pour
la démolition des systèmes d’oppression issus de la foi dans le progrès aura sa
conclusion dans l’effondrement et le démantèlement de l’ensemble du système
communiste européen et soviétique.
Les sociétés arabes n’ont été ni
absentes ni à l’écart de ce processus général de libéralisation et de
démocratisation. Elles ont commencé même plus tôt en raison de l’incohérence
des bases idéologiques de leurs systèmes autoritaires et de la fragilité de
leurs économies. Dès les années 70, le modèle étatique, de type progressiste
socialisant ou patriarcal pro-occidental, sur lequel s’est appuyé la croissance
économique comme les modernisations sociales, montre ses limites. A l’arrêt,
sinon à la régression de la croissance devenue constante depuis les années 80
[7], s’ajoutent la sclérose des partis uniques et la corruption des élites au
pouvoir. Le populisme des régimes progressistes comme le paternalisme des
régimes monarchiques conservateurs est mort et avec eux tout le concept
politique ancien. Il ne reste sur le terrain, agissant parmi les foules
angoissées et dépolitisées, que les groupes de prosélytisme religieux. Sur le
plan intellectuel, les idéologies sécularistes de progrès et de modernisation,
auxquelles les élites intellectuelles restent attachées, sont de plus en plus
discréditées et abandonnées. Sur le plan géopolitique et géostratégique, les
Etats arabes, réunis pendant la guerre d’octobre 1973 pour effacer
l’humiliation de 1967, sont divisés et dispersés alors que la droite sioniste
entraîne la société israélienne dans une guerre sans fin dont les objectifs
sont la liquidation du mouvement de libération palestinien et la réalisation du
rêve du Grand Israël.
La dégradation de la condition
matérielle, du climat social, politique et moral, s’ajoutant à l’incapacité
manifeste des régimes arabes à faire face à la montée de la violence en
Palestine, fait paraître comme jamais la profondeur de la rupture qui sépare
dans les pays arabes États et sociétés, gouvernants et gouvernés, élites au
pouvoir et peuples exclus. Les tensions s’aggravent et les contestations
éclatent en plein jour. Ce sont les revendications matérielles qui sont mises
en avant dans un premier temps. Ainsi, du Maroc (1981,1984) au Caire (1986) en
passant par la Tunisie (1982 ?) et l’Algérie (1988), les années 80 ont été des
années de révoltes dites « du pain », où l’augmentation du prix de l’aliment
principal fait descendre les populations dans les rues et oblige les autorités
à revenir sur leurs décisions.
Mais les contestations de type
revendicatif vont être très vite suivies de contestations de type franchement
politique. Dans la plupart des pays arabes, les années 80 ont vu surgir les
appels de l’ensemble de la société civile pour en finir avec les régimes
autoritaires. Les intellectuels, les classes moyennes comme de larges secteurs
de l’opinion populaires réclament le changement, mot qui se transforme en un
mot d’ordre de l’époque. Dans le changement figure en première position l’idée
de la démocratie et des droits de l’Homme [8].
Le régime de Chadli Ben Jedid comme
celui de Bourguiba n’ont pas pu résister à la pression populaire. Tous les pays
ont connu plus ou moins des mouvements semblables qui traduisent l’aspiration
renouvelée à un État de droit et de liberté.
Face à cette première vague de
contestation démocratique provoquée par la dégradation de la situation
économique et le discrédit politique des régimes en place, les pouvoirs n’ont
pas eu d’autre réponse que d’écraser leurs sociétés et les de empêcher de
continuer leur mouvement de revendication. La décennie de 80 a été ainsi celle
de la grande répression : suspension des parlements, suppression des libertés
publiques, arrestation par dizaines de milliers des militants de la démocratie
et des droits de l’Homme, multiplication des disparitions et des assassinats
politiques, voire provocation à la guerre civile et à des guerres extérieures.
Sûrs des appuis internationaux, les régimes arabes étaient manifestement
insensibles à toute idée de dialogue ou de négociation.
C’est peut-être la Syrie qui a
donné le mieux l’exemple d’une répression sans pitié, finissant par un bain de
sang dans lequel ont péri des dizaines de milliers d’êtres humains. Mais,
au-delà de cette invraisemblable répression, les autorités ont pris des mesures
exceptionnelles pour empêcher dans l’avenir la renaissance de toute vie
politique, voire l’intérêt même des citoyens pour la chose publique. Elles vont
jusqu’à la désorganisation totale et systématique d’une société mise hors la loi
et privée de toute protection, politique ou juridique.
Ainsi, pour mettre fin à
l’agitation des ordres des professions libérales, des syndicats des
travailleurs, des comités de droits de l’Homme et des intellectuels libres qui
réclamaient la fin de l’état de siège, la suppression des tribunaux d’exception
et l’instauration d’un régime pluraliste respectant les libertés individuelles,
le pouvoir baathiste ne s’est pas contenté de la simple dissolution arbitraire
de tous les conseils syndicaux. Il est allé beaucoup plus loin, en interdisant,
jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, toute création d’associations de quelque nature
qu’elles soient et en imposant sa tutelle directe et celle de son parti unique
pour l’ensemble des associations existantes. Non seulement toute élection doit
se faire sous la direction du parti au pouvoir, mais le Premier ministre se
donne le droit de dissoudre tout conseil syndical élu, même dans ces
conditions, sans avoir à se justifier. A l’éradication de toute vie ou activité
politique s’est ajoutée depuis cette date la censure de l’ensemble de la vie de
la société civile.
Lorsque la répression ne paraissait
pas suffisante pour maîtriser la situation, certains régimes arabes n’ont pas
hésité, devant l’ampleur du mouvement de protestation, à pousser eux-mêmes leur
pays dans le gouffre de la guerre civile. Ils ont pu ainsi supprimer de facto
la contestation et réhabiliter leur pouvoir impopulaire et discrédité comme le
seul facteur d’unité et de sécurisation.
La réponse du régime irakien nous
donne un autre cas exemplaire de riposte qui a été réservée par les pouvoirs de
la région aux revendications démocratiques, à savoir la guerre extérieure.
Déstabilisé par la victoire de la révolution islamique contre la monarchie des
Pahlavi en 1978, le régime baathiste irakien ne pouvait pas continuer à assurer
sa domination par la simple répression et la multiplication des attentats
contre les éléments de l’opposition. Il ne voit d’autre solution pour détourner
l’opinion de la question de la démocratisation que de lancer le pays dans une
guerre dévastatrice contre le régime islamique iranien. De même que la guerre
intérieure pour laquelle ont opté la Syrie baathiste et plusieurs régimes
arabes pour faire face à la contestation ne pouvait se conclure sans la
bienveillance, sinon les appuis extérieurs, la guerre déclenchée par le régime
irakien en 1979 n’aurait pas pu avoir lieu sans le soutien direct, matériel,
technique et politique des gouvernements occidentaux qui cherchaient à contenir
l’Iran révolutionnaire et à faire tomber son régime islamique.
Mais le régime de Saddam Hussein
n’est pas le seul à avoir réagi de la sorte pour briser la volonté de
changement de son peuple. Il en va de même pour la guerre opposant Algériens et
Marocains sur la question du Sahara occidental, pour les multiples conflits de
frontières qui ont opposé l’Egypte et le Soudan, les pays du Golfe entre eux,
ainsi que les conflits initiés ou/et financés par la Libye en Afrique et
ailleurs. Dans tous les cas, il ne faut pas que la mention des guerres
intérieures ou extérieures occulte ce qui est derrière, à savoir la terreur.
Que ce soit par l’envoi forcé des jeunes et moins jeunes à la guerre ou par la
répression politique farouche (arrestation par milliers, voire centaines de
milliers des individus, militants ou citoyens ordinaires, torture, disparitions
et assassinats, quadrillage des villes et censure générale de toute activité
publique), le but est toujours le même : semer la terreur.
Démocratie arabe et sécurité occidentale
Parallèlement à ces stratégies de
pouvoir, approuvées et parfois commandées et recommandées par les puissances
protectrices, peu de choses a été fait pour redresser la situation économique
et sociale. Les pays occidentaux comme les institutions financières internationales,
bailleurs de fonds, se sont contentés, à l’égard des pays arabes, d’une simple
transition progressive de l’économie planifiée à l’économie de marché, et n’ont
d’autre préoccupation que l’encouragement de l’entreprise privée. Or, en
l’absence d’une réforme des institutions et des systèmes politiques, la
libéralisation économique a été, comme il fallait s’y attendre, un échec. A la
place de la classe d’entrepreneurs dynamiques qu’elle devait favoriser, elle
n’a fait que renforcer la mainmise des clans au pouvoir, de leurs parents et de
leur clientèle sur une économie toujours stagnante et en perte de vitesse.
C’est face à ce blocage politique
et à l’aggravation constante de la marginalisation sociale et de la
paupérisation que, dans un deuxième temps, le mouvement de contestation est
passé des revendications démocratiques aux actions violentes avec le but de
renverser l’ordre établi, moderne et séculier, républicain ou monarchique, pour
le remplacer par un ordre dit islamique s’inspirant des valeurs qui ont nourri
les nouvelles forces islamistes de contestation. Cela dit, c’est l’échec du
mouvement démocratique arabe qui annonce la naissance et le raz de marée
fondamentaliste islamique et non le contraire.
Le déploiement spectaculaire et à
grande échelle de la violente contestation islamiste dans les années 90 ne
pouvait pas arranger les choses, ni pour les sociétés arabes, accusées
désormais de favoriser par leur religion ou leur culture le terrorisme, ni pour
les forces démocratiques intérieures prises en tenaille entre le terrorisme
d’État et le terrorisme islamiste. Ce sont les régimes arabes autoritaires qui
vont bénéficier les premiers de cette situation. Ils se présentent désormais
comme la seule barrière qui existe encore contre le déferlement de
l’obscurantisme islamique moyenâgeux, et obtiennent de ce fait même davantage
d’appuis de la part des puissances industrialisées. La situation de ces années
90 ne rappelle que trop celle des années 60 lorsque les mêmes puissances
occidentales ont apporté leur soutien total à Israël comme aux régimes arabes
conservateurs et archaïques pour faire face au mouvement du nationalisme arabe,
pourtant séculier, perçu à l’époque comme une menace majeure pour la présence
occidentale au Moyen-Orient.
Ainsi, même lorsqu’ils ne sont ni
aimés ni soutenus, les régimes oppressifs arabes continuent de bénéficier de la
complaisance, sinon du soutien parfois inconditionnel, du monde démocratique.
Ils sont perçus comme le moindre mal, voire les seuls alliés dans une région
arabe qui reste très opposée aux politiques occidentales axées sur la
sécurisation d’Israël et la défense des seuls intérêts stratégiques de
l’Occident. Pour se protéger contre l’anarchie et la menace, il n’y a pas
d’alternative aux régimes en place, disent les diplomates, confirmant ainsi par
le discours ce que ces régimes ne cessent d’inscrire dans la réalité en sapant
systématiquement tous les liens politiques, civils, éthiques et moraux qui
assurent la pérennité et la stabilité des sociétés.
C’est là l’origine du sort tragique
du mouvement démocratique et de ses défenseurs dans le monde arabe, à savoir la
convergence étroite d’intérêts entre les systèmes en place au Moyen-Orient et
les gouvernements occidentaux, soucieux de maintenir leurs avantages, leur
influence et leur sécurité. En l’absence de tout fondement du politique : un
minimum de souveraineté populaire reconnue, des règles claires, des normes
communes, des valeurs partagées, tout pouvoir se réduit à une domination qui ne
s’affirme que par la force. C’est la raison pour laquelle le jeu des armes
remplace le jeu politique et ne laisse aucune chance à l’émergence d’une
perspective démocratique.
La question qui se pose
aujourd’hui, alors que les Européens et les Américains affirment vouloir rompre
avec leur politique traditionnelle de soutien inconditionnel aux régimes
oppressifs du Moyen-Orient, est de savoir dans quelle mesure l’établissement de
régimes démocratiques dans les pays arabes préserverait mieux les intérêts
vitaux de l’Occident. Autrement dit, est-ce que la coalition occidentale peut
cohabiter avec des démocraties représentatives exprimant réellement la volonté
des populations de la région tout en maintenant ses positions traditionnelles
sur des questions majeures comme le conflit israélo-arabe, le contrôle des
ressources pétrolifères, l’intégration arabe, le transfert de la technologie
avancée et la diffusion des stéréotypes négatifs sur le monde de l’islam et de
l’arabité.
Les gouvernements occidentaux qui
se sont rendu effectivement compte des conséquences désastreuses de leurs
politiques classiques de maintien de l’ordre dans la région à travers des
potentats inaptes, corrompus et sanguinaires, veulent faire évoluer la
situation pour une meilleure participation des classes moyennes à la vie
politique, des États moins arbitraires et des administrations plus
professionnalisées. Mais, pour qu’une telle politique puisse s’affirmer et
devenir crédible aux yeux des peuples arabes, il ne faut pas que les puissances
occidentales présentent l’octroi des libertés individuelles pour les Orientaux
comme un substitut de la souveraineté, de la justice, de l’égalité en droit et
en dignité. Elles ne peuvent réussir cette démocratisation à laquelle tout le
monde aspire qu’en procédant à la redéfinition de ce qu’elles ont l’habitude
d’appeler les intérêts vitaux dans la région de telle sorte que les sociétés
arabes n’y voient plus comme c’est le cas aujourd’hui la continuation de la
volonté de domination et d’assujettissement, mais le début d’une véritable
coopération historique dans une zone étroitement liée à l’Europe. Autrement, la
démocratie arabe se traduira par l’émergence de régimes plus nationalistes
exprimant le rejet profond des sociétés arabes des politiques profondément
néocoloniales qui ont marqué l’attitude des puissances industrielles depuis la
Deuxième Guerre mondiale envers la région. Dans ce cas, il est à craindre que
les gouvernements occidentaux reviennent encore une fois sur leur promesse
trahissant la cause de la démocratie comme ils ont trahi après la Première
Guerre mondiale la cause de la création d’un royaume arabe uni préservant
l’unité et évitant le morcellement d’une partie du monde arabe.
Faute de pouvoir contribuer à
résoudre les problèmes de fond qui provoquent la crise et délégitiment les
régimes arabes, à savoir le conflit israélo-arabe, la coopération régionale et
le développement économique et social, la modernisation de l’État et de
l’administration, les gouvernements occidentaux seront obligés, pour maintenir
l’illusion d’une démocratisation promise mais impossible, d’avoir recours à
l’arme de la manipulation et de la division des élites pour donner l’illusion
de l’alternance et du pluralisme, tout en maintenant le pouvoir entre les mains
des équipes musclées, inféodées à eux, voire téléguidées de l’extérieur. Cela
contribuera à créer, quelque part, une illusion de changement, puisque les
citoyens arabes ne vont plus voir les mêmes chefs d’État s’éterniser à leur
poste. Cependant, il n’y aura pas de démocratie dans le Moyen-Orient mais la
continuation de la crise avec pour conséquences l’aggravation des risques d’une
explosion généralisée provoquée par des populations profondément déstabilisées
par des décennies d’oppression, de conflits et de paupérisation.
Dans ce cas, l’intervention
américano-britannique en Irak, comme le projet euro-américain de
démocratisation du monde arabe, aura bien réalisé son objectif :
court-circuiter une véritable révolution démocratique arabe et rétablir l’ordre
néocolonial éprouvé et mis à mal par des choix politiques régionales et des
stratégies sécuritaires internationales aussi irrationnelles que
contreproductives.
Notes
[1] Allocution du président Bush le
5 février 2004.
[2] Que s’est-il passé ? L’islam,
l’Occident et la modernité, tr. de l’anglais, Gallimard, 2002.
[3] Résultant des négociations
entre Husayen, chérif de La Mecque et Henry McMahon, haut commissaire
britannique en Egypte en 1915.
[4] Ce sont des accords négociés
secrètement entre la France et la Grande-Bretagne en 1915-16 relatifs au
démembrement et au partage entre les Alliés des provinces non turques de
l’empire.
[5] Certes on peut rétorquer et
dire que cette analyse s’applique aux pays arabes qui ont opté pour la voie
étatique, socialiste et nationaliste, et qu’elle ne concerne pas les pays où
régnaient et règnent encore des monarchies patriarcales. Ma réponse est que si
les Etats monarchiques s’inspirant d’un système de valeurs traditionnel et
patriarcal n’ont pas été influencés par les idéologies de la révolution nationaliste
et socialiste, par contre, leurs élites modernes et modernistes l’ont été, et
encore d’une manière plus systématique, voire mécanique. Ainsi, elles n’étaient
pas en mesure de proposer une issue démocratique de la monarchie patriarcale,
et de ce fait on peut dire même qu’elles ont contribué à la renforcer. On verra
plus loin les raisons qui ont permis à ces régimes monarchiques, non seulement
de continuer mais, pis, de se figer. Il nous suffit pour le moment de rappeler
que les choses ont commencé effectivement à changer dès que ces élites
modernistes ont changé de stratégie et ont réussi à développer une alternative
démocratique. Je fais allusion bien évidemment ici au cas du Maroc qui, dès les
années 90, commençait à examiner des voies démocratique soldées à la fin de la
décennie par la nomination d’un gouvernement d’alternance démocratique dirigé
par A. Youssoufi, secrétaire général du parti de l’opposition l’USFP.
[6] Pour un avenir meilleur : opter
pour la prospérité au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, B.N. 1997.
[7] Le rapport du PNUD N° 1, 2002.
[8] C’est dans cette période que la
plupart des organisations arabes des droits de l’Homme se sont constituées au
Maghreb, en Egypte, en Syrie, au Soudan, au Liban et en Jordanie, et c’est dans
ce contexte qu’a paru Manifeste pour la démocratie, B. Ghalioun, 1977.
Source :
Burhan Ghalioun « Les tragiques
destinées de la démocratie arabe », Confluences Méditerranée 2/2004 (N°49), p.
43-57.
URL : www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2004-2-page-43.htm.
DOI :
10.3917/come.049.0043.
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