Par
Mohammed Salah Chabou
Si
on part de la définition académique du développement durable, qui consiste à
«répondre aux besoins des générations actuelles sans compromettre la capacité
des générations futures à répondre aux leurs», on peut dire que notre pays
s’engage de plus en plus dans un processus de «sous-développement durable»
puisque le système de «gouvernance» actuel n’arrive pas à satisfaire les
besoins de la population actuelle tout en consommant, d’une manière
improductive et irrationnelle, la rente et ainsi compromettre l’avenir des
générations de l’après-pétrole.
Cette
«gouvernance à l’envers» est la conséquence directe de ce que E. Todd appelle
«la pensée zéro», résultant, selon lui, d’un
vide idéologique. Elle consiste, comme c’est le cas de nos gouvernants, à
encenser le mouvement de l’histoire tout en répétant la formule de J. Cocteau :
«Toutes ces choses nous dépassent, mais faisons semblant d’en être les organisateurs
!» Même si les conséquences de cette gouvernance sont presque les mêmes dans
tous les secteurs (gestion de la ville, de l’eau, de l’agriculture, les
collectivités locales, l’aménagement du territoire, etc.), nous nous
contenterons de certains aspects de cette gouvernance. En premier lieu, notons
qu’il existe presque un consensus sur le fait que l’école est en crise. En
effet, cette dernière, puissant levier de la transformation sociale et facteur
déterminant dans la concurrence entre les nations dans un monde dominé par
l’économie de la connaissance où l’inspiration remplace la transpiration, est
en détresse.
En
effet, cette «fabrique de l’homme» est loin de former un citoyen conscient de
sa citoyenneté en termes de devoirs et de droits, connaissant son identité et
son histoire et maîtrisant les sciences et les techniques de son temps. Dans
beaucoup de cas, nos enfants ne savent ni lire couramment, ni parler
correctement, ni encore moins penser méthodiquement. Même si d’autres acteurs, notamment
les parents, peuvent avoir leurs parts de responsabilité, il n’en demeure pas
moins que la responsabilité du «système» est déterminante pour au moins deux raisons
: d’une part, en pervertissant l’échelle des valeurs sociales, notamment la
position du savoir dans la société, le «système» a amené l’école à cesser
d’être un ascenseur social. Bien plus, le diplôme ne devient, pour nos jeunes, qu’une
simple carte d’accès au club des chômeurs !
Concernant
le secteur de la santé publique, en dehors de la période Boumediène, nous
n’avons dans les meilleurs des cas qu’une politique médiocre de soins, de
surcroît coûteuse et non une politique de santé dans la mesure où cette
dernière relève nécessairement d’une approche systémique. En effet, selon
l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la santé est «un problème public
transversal, central dans la gestion des sociétés. L’améliorer ou la restaurer
nécessiterait de s’attaquer à tous les facteurs qui se conjuguent dans l’espace
social, à savoir les conditions de vie, c’est-à-dire de logement, d’alimentation
ou de transport, les conditions de travail, la qualité de l’environnement, mais
encore les relations sociales, l’instruction ou l’accès à la culture».
Bref,
une politique de santé ne peut se réduire à des enjeux de médicalisation et
d’accessibilité des soins, mais doit nécessairement s’inscrire dans un projet
de société. Bien plus, malgré les enveloppes budgétaires allouées annuellement
au secteur de la santé, il est facile pour tout observateur de constater que
même l’accès aux soins devient de plus en plus difficile pour une large partie
de la population et que le marché des médicaments est secoué régulièrement par des
pénuries. Pis encore, on apprend que «des produits de contrefaçon ont inondé
les pharmacies sans que personne ne s’en aperçoive et qu’il a fallu
l’intervention du fabricant du produit pour alerter nos autorités sanitaires».
(El Watan du 15 décembre 2011). Si on sait, par ailleurs, que selon le
directeur général des douanes (El Watan du 14 juin 2011) plus de 60% des
produits importés proviennent de la contrefaçon, on peut dire que ce secteur
est en mauvaise santé. Mais c’est dans le secteur économique où «la pensée
zéro» a fait des ravages sans précédent.
En
effet, à défaut d’une véritable stratégie de rattrapage, les pouvoirs publics, par
obscurantisme néolibéral, ont livré le pays au libre-échange. Or, une simple
analyse historico-scientifique montre qu’on ne peut développer un pays en
s’appuyant sur une politique de libre-échange. Dans ce cadre, il est nécessaire
de rappeler que : l’Angleterre n’a pu réaliser son décollage industriel durant
les XVIIe et XVIIIe siècles que grâce à de puissantes mesures protectionnistes (l’abrogation
des Corn laws et le Navigation act n’a été faite qu’en 1846 et 1849). Le
décollage industriel américain, effectué au lendemain de la guerre de Sécession,
n’a pu se faire que grâce à des barrières tarifaires dépassant 40% de la valeur
des objets importés. La même politique a été suivie par l’Allemagne (protectionnisme
instauré par Bismarck en 1879).
Concernant
la France, faut-il
rappeler que le Premier ministre Villèle (1821-1828) a refusé de conclure un
accord de libre-échange avec l’Angleterre en précisant à M. Canning, ministre
anglais des Affaires étrangères, qu’il ne peut opter pour une politique de
libre-échange que lorsque l’industrie française sera en mesure de faire face à
la concurrence étrangère. Ces politiques et ses positions s’expliquent par le
fait que le libre-échange est toujours en faveur des pays développés. Comme le
note F. List : «C’est une règle de prudence vulgaire, lorsqu’on est
parvenu au fait de la grandeur, de
rejeter l’échelle avec laquelle on l’a atteint, afin d’ôter aux autres le moyen
d’y monter après nous (….), de prêcher aux autres peuples les avantages de la
liberté du commerce». Plus près de nous,
on peut citer, entre autres, l’exemple du Japon. Bien plus, la pratique
actuelle des pays développés est aux antipodes de la doctrine libre-échangiste.
En plus de ces vérités historiques, on peut rappeler également les vérités
scientifiques suivantes :
•
Contrairement à la propagande néolibérale qui prétend que l’ouverture au
commerce international est source de dynamisme économique, P. Bairoch a montré
que le rôle du commerce international dans l’éclosion d’un décollage industriel
est marginal. Pour cet auteur, les facteurs déterminants sont, entre autres, les
mentalités, les institutions et les ressources
naturelles.
•
PH. Aghion a montré qu’il existe une relation en «U» entre innovation et
concurrence en expliquant que trop de concurrence (le cas actuellement en
Algérie) tout comme pas de concurrence (période de monopole) tuent l’innovation.
•
Tous les spécialistes en stratégie d’entreprise savent que selon «la courbe
d’expérience», il existe une relation entre le coût unitaire et le volume de
production d’un produit. Toutes ces considérations font que 80% du commerce
international se font entre multinationales. Par voie de conséquence, toute
stratégie de rattrapage nécessite la protection de ce que les économistes
appellent «les industries en enfance». Sur le plan social, le libre-échange
tous azimuts est un facteur important des inégalités sociales. A cet égard, des
études relèvent que sur 100 dollars générés par le commerce international
mondial, 97 vont aux plus nantis et 3 aux plus démunis. La conséquence
«logique» de cet état de choses est la dégradation de la situation matérielle
de franges de plus en plus nombreuses de la population et l’apparition d’une
minorité de milliardaires de «l’import-import» qui forment désormais la base
sociale du «système». Mais la plaie la plus saignante reste le chômage qui
devient endémique et prend des proportions alarmantes, notamment au niveau des
jeunes universitaires pour qui, comme le note V. Forrester, «à la crainte de
l’exploitation succède aujourd’hui la honte et la hantise de ne même plus être
exploitable».
Dans
ce cadre si, sur le plan économique, le dispositif d’aide à l’emploi des jeunes
mis en place par les pouvoirs publics n’est qu’un emplâtre sur une jambe de
bois, il dénote, sur le plan sociologique, une incompréhension totale par nos
gouvernants de la dimension psychosociale de ce problème en le réduisant à une
question purement monétaire. Même si on ne peut nier l’importance de cette
dernière par ces temps de précarité, il est à noter que les ravages les plus
pénibles du chômage et de la précarité sont surtout d’ordre psychosocial. Dans
ce contexte, D. Demaziere note que «le chômage est l’envers de l’emploi : quand
l’emploi procure valeur, reconnaissance, dignité, le chômage apparaît, en creux,
comme sans valeur, négation de toute reconnaissance, frappant d’indignité, destructeur
de l’identité (...). Le chômage conduit au repli sur soi, à la perte
d’initiative, à l’abandon des engagements envers autrui, à l’affaiblissement
des coopérations, au relâchement de la solidarité». Si on ajoute à cette
situation la précarité d’une bonne partie des salariés (salariés jetables
puisqu’en contrat à durée déterminée), le marché informel qui représente
environ 40% du PIB et la structure de la balance commerciale où les
importations ont atteint 45 milliards de dollars (on a vite oublié que le pays
a connu une décennie noire à cause d’une dette de 26 milliards de dollars !), on
peut affirmer sans risque d’erreur que nous avons passé de la mauvaise gestion
à la non-gestion ! De ce fait, le sort du pays est suspendu à la variation du
prix du pétrole, ce qui explique que l’attention est focalisée sur le niveau
des réserves en devises.
Par
ailleurs, la collusion entre la politique et l’argent - au-delà de ses dégâts
économiques - a miné les fondements de l’Etat en produisant une crise de
confiance des citoyens envers les «élites» politiques à tel point où le mot
politicien est devenu pour beaucoup d’Algériens synonyme d’affairisme et de
corruption par la faute d’une faune de
parvenus et d’opportunistes qui ont pollué la scène politique. Pour toutes ces
considérations, nous pensons que le «système» a atteint un niveau d’oxydation
très avancé qui menace la cohésion nationale. De ce fait, l’intérêt national
exige un changement radical et pacifique du mode de gouvernance du pays en
instaurant une véritable démocratie (pas une démocrature !). En permettant un
équilibre institutionnel, c’est-à-dire la séparation des pouvoirs, la primauté
du droit, l’existence de contre-pouvoirs et un rôle participatif de la société
civile, la démocratie est un préalable à la bonne gouvernance. Seule cette
dernière permet aux Algériens de prendre leur présent et l’avenir de leurs
enfants en main en gouvernant l’Etat selon les «3 E» recommandés par le
management public, à savoir économie, efficacité et efficience et ainsi
permettre l’instauration de trois valeurs «3 E» qui doivent régir la relation
Etat-société, à savoir éthique, équité
et écoute.
Références bibliographiques :
*Aghion.PH.
: Une estimation empirique de la
relation entre innovation et concurrence sur le marché des biens ; Centre Saint-Gobin
pour la recherche en économie, Albin Michel ; 2002
*Bairoch.
P ; Victoires et déboires, histoire économique et sociale du monde du XVIe
siècle à nos jours ; Gallimard ; 2001
*Demazière.
D ; Sociologie des chômeurs ; La
Découverte ; 2006
*Forrester
. V ; L’horreur économique ; Le Seuil ; 1998
*List.
F ; Système national d’économie politique ; Gallimard ; 1998.
*Todd.
E ; L’illusion économique ; Gallimard ; 1999.
Mohammed
Salah Chabou
(Docteur
en sciences de gestion, ancien cadre dirigeant, consultant en sciences de
gestion Membre de l’association internationale de recherche en management
public)
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