Retour sur l'immolation du jeune Ramdhane Mekhaznia
au pied de la mine d'El Ouenza :
Mourir
à petit feu dans le ghetto de Hay Edhalma
(In
El Watan) Ses habitants l’appellent communément «El Graba», le bidonville. Une
centaine de baraquements y font office d’habitations plantées sur les hauteurs
d’El Ouenza, la célèbre ville minière connue pour son minerai de fer qui
alimente, avec celui de Boukhodra, le complexe sidérurgique d’El Hadjar.
«On
l’appelle ainsi parce qu’il y fait noir, parce que la vie y est misérable, et
parce qu’à la nuit tombée, le quartier plonge entièrement dans l’obscurité
faute d’éclairage public. Et on a peur. On a peur des chiens errants, mais
aussi des mauvais garnements qui écument la ville», explique Hafnaoui, 30 ans, manœuvre
en bâtiment. Hafnaoui est le frère aîné de Ramdhane Mekhaznia, Abdelhak pour
l’état civil. Ramdhane a provoqué un véritable électrochoc au sein de l’opinion
locale lorsque, au matin du 16 août dernier, il s’est réveillé discrètement, prit
un bidon d’essence et est allé sans dire un mot mettre le feu à son corps fluet,
ses désirs, ses rêves, ses désillusions. Il s’est immolé au pied de la mine, dans
le creux d’un ouvrage en pierre de taille destiné à canaliser les eaux de
pluies qui descendent de la montagne. C’était en plein Ramadhan. «Et il est né
aussi un jour de Ramadhan, c’est pour cela qu’on l’appelle Ramdhane», dit sa
mère. Un prénom prémonitoire. Entre le Ramadhan 1989 où il vit le jour et le
Ramadhan 2011, 22 ans de galère, de déceptions, de gâchis. Une vie consumée par
les deux bouts. Ramdhane était étudiant en biologie à l’université de Souk-Ahras,
à 50 km
à l’ouest d’El Ouenza. Tébessa, le chef-lieu de wilaya, est à 70 km au sud-ouest. El Ouenza
se trouve par ailleurs à quelques encablures des frontières tunisiennes. D’ailleurs,
à un jet de pierre de là, se trouve la localité d’El Meridj qui est un poste-frontière
avec la Tunisie. La
famille Mekhaznia est originaire de là.
«Mel faqr oue’digoutage»
Les
parents de Ramdhane nous réservent un accueil chaleureux dans leur modeste
maison en parpaing et tôle ondulée. La mère, Mme Rym Bouzid, est inconsolable
mais contient stoïquement son chagrin. Les yeux chargés de tristesse, elle
témoigne de ce qui s’est passé durant cette matinée fatidique du mardi 16 août 2011
: «J’étais en train de laver la vaisselle dans la cour quand le téléphone
portable de Ramdhane a sonné. Il l’avait réglé pour le réveiller à 7h. Il a
fait sa toilette, il a mis des habits neufs. Il s’est bien coiffé et a enduit
ses cheveux de gel. Il a pris un bidon d’essence et il est sorti. Moi, je
pensais qu’il allait le vendre comme le font beaucoup de gens ici faute de travail.
Après, j’ai entendu ce qui s’est passé. J’ai couru comme une folle vers le lieu
où il s’est immolé. J’ai fondu sur mon fils, je l’ai serré très fort contre moi
en lui disant : ‘‘Waâleh Ramdhane waldi eddir fi rouhek haka’’ (Pourquoi tu as
fait
ça
?) Il m’a répondu : ‘‘Mel faqr oue’digoutage’’ (C’est la misère et le dégoût
qui m’ont poussé à le faire). Il a ajouté : ‘‘Hazini leddar ou kamli alaya’’ (Emmène-moi
à la maison et achève-moi)».
La
mère de Ramdhane comme l’ensemble de sa famille nous ont certifié qu’il n’avait
montré aucun signe de détresse particulier. Il n’avait parlé de son plan à
personne. D’ailleurs, personne n’avait cru à la nouvelle de son immolation. «C’était
quelqu’un de très pondéré, de très brillant. C’était le cerveau de la maison. C’était
un frère exemplaire, tout le monde l’adorait. On était très proches. Il me
disait tout. Mais pour ce coup, il ne m’a rien dit. Il n’a prévenu personne», confie
Hamza, son jeune frère. La mère reprend : «Les derniers temps, il avait un
comportement normal, il souriait. Il avait pris son s’hor le plus normalement
du monde. Il n’y avait rien qui laissait dire que cet enfant aller faire
quelque chose. Il ne se plaignait de rien. Il n’a informé personne. Il ne m’a
laissé ni lettre ni message, rien. Il avait perçu sa bourse un samedi, il s’est
immolé un mardi. Il avait laissé sa bourse sous le poste de télévision. Il
m’avait demandé 100 DA, j’ai trouvé 80 DA dans son pantacourt. Les 20 DA, il
avait acheté le briquet avec lequel il s’est brûlé. C’est la volonté de Dieu, que
voulez-vous faire ?»
Le
père, Abdelmadjid Mekhaznia, 60 ans, tout aussi stoïque et digne, nous accompagne au lieu exact où sont fils s’était
donné la mort cinq mois plus tôt. Nous sommes carrément au pied du massif
minier, à la lisière de Hay Edhalma. Une voie ferrée longe le quartier. Des
trains de marchandises chargés de fer brut passent à intervalles réguliers. «C’est
ici que ça s’est passé, au fond de ce canal», explique M. Mekhaznia avec calme
et résignation, comme si le deuil l’avait vidé de toutes ses forces. «Il l’a
fait vers 8h du matin. Les gens dormaient encore. Il y avait juste des jeunes
qui rôdaient par là, et quand ils ont vu la fumée monter, ils ont accouru. Ils
sont aussitôt venus m’alerter en me disant ‘‘Oualdek hrag rouhou’’ (Ton fils
s’est immolé). Je suis venu en courant avec sa mère. Il avait tout le torse et
le ventre abîmés. Mais, il arrivait encore à parler. Sa mère lui a demandé
‘‘Waâlah ya oulidi chaâlat rouhek’’. Il lui a répondu ‘‘El faqr oue digoutage’’.
Il a ajouté : ‘‘Edoula machi metouelha bina, el ouahed imout khir’’ (L’Etat ne
s’occupe pas de nous, alors autant mourir). Il a rendu l’âme une heure et demie
plus tard. Il est parti, ça y est. Qu’Allah allège sa souffrance.»
3000 DA pour 10 bouches à nourrir
Abdelmadjid
Mekhaznia est à l’âge de jouir de sa retraite. Mais il n’a pas de pension de
retraite, et il est loin de goûter au répit auquel sont en droit de prétendre
les gens de son âge. Ancien agriculteur, il est aujourd’hui gardien dans une
école primaire pour un salaire modique de 3000 DA versé dans le cadre du filet
social. «J’ai 8 enfants à charge. En tout, j’ai 10 bouches à nourrir et on me
donne 3000 DA, vous vous rendez compte !», s’indigne-t-il. «Avant, j’étais
fellah dans le cadre de la révolution agraire. Après la suppression de la
révolution agraire, on était livrés à nous-mêmes. Ils nous ont tout enlevé. La
terre a été cédée à des privés qui ont de l’argent. C’est pour ça qu’on est
venus vivre ici. C’était dans l’espoir de trouver du travail. On a construit
dans ces ‘‘graba’’ et on attend. On a déposé plusieurs dossiers dans l’espoir
d’obtenir un logement décent, en vain. Ça fait 20 ans qu’on attend. ‘‘Rana
taâbine yasser’’ (On est fatigués).»
Même après le drame, aucun signal n’est venu des autorités.
Aucun
geste de compassion. «Il y a juste la police qui est venue pour faire son
enquête», dit ammi Abdelmadjid. Il nous fait part de son angoisse de voir ses
autres fils suivre l’exemple de Ramdhane. «Depuis cette histoire, j’ai peur
pour mes enfants. L’un d’eux menaçait de faire pareil. On a tout fait pour le
raisonner. Maintenant, il travaille dans des chantiers. J’ai un autre fils, Choukri,
qui travaille aussi dans des chantiers de construction. Il a fait une chute du
quatrième étage. Il a eu des fractures dans tout le corps. ‘‘Rana fi dharar
kebir’’ (Nous vivons une grande détresse).» Et d’évoquer l’enfance difficile de
Ramdhane : «Depuis qu’il est né, il n’a vu que la misère. Pourtant, c’était un
très bon élève. Il a toujours été premier de la classe. Même à l’université, il
sortait du lot. Il a étudié deux ans à Souk Ahras. Après, il en a eu marre des
études, il était déprimé. Il a voulu s’engager dans la Gendarmerie nationale.
Mais son dossier a été rejeté. Il a essayé dans l’armée, il a été refusé. C’était
le coup de grâce.»
La
mère de Ramdhane exhibe des tajines en terre cuite qu’elle fabrique elle-même
et qu’elle vend au marché à 200 DA la pièce pour aider son mari. «C’est avec ça
que j’ai fait grandir mon fils et que je lui ai permis de couvrir ses dépenses
d’étudiant. Ça le rendait malheureux. Il me disait : ‘‘Jusqu’à quand tu vas
continuer à trimer comme ça et à financer mes études ?’’ Je lui disais garde
espoir, ‘‘Ifaredj Rabi’’. Mon seul souci était qu’il étudie, ‘‘yaqra bark’’. Mais
il était décidé à arrêter ses études, il ne supportait pas de me voir faire ça
pendant qu’il étudiait. J’ai essayé de l’en dissuader. Il me disait : ‘‘Mes
camarades viennent avec 4000, 5000 DA en poche, et moi tu me donnes 400 DA. Qu’est-ce
que je vais faire avec ça ? Leurs parents les accompagnent dans de belles
voitures, sans parler de leurs belles fringues’’. Il répétait : ‘‘Youma taâbt
fi mokhi’’ (Maman je suis fatigué moralement)».
Une cage en parpaing nu
Ce
qui sert de logement aux Mekhaznia est la précarité même. Trois pièces
entourant une petite cour pour 12 personnes. Hafnaoui nous fait visiter une
petite cage d’à peine un mètre carré en parpaing nu. Impossible de s’y allonger.
Le plafond, confectionné à base d’une plaque de zinc, est très bas et accentue l’exiguïté
du lieu. La cage en parpaing n’a même pas de porte. C’était la «chambre» de
Ramdhane. Il l’avait construite tout seul peu avant sa mort. «Il voulait avoir
son espace intime», explique-t-il. La mère de Ramdhane extirpe d’une armoire
des trophées remportés par son fils. «On le prenait à tous les concours
interlycées et les joutes universitaires et il revenait toujours avec des prix
à la maison tellement il était doué», indique Hamza, son jeune frère. La mère
brandit ensuite un portrait grand format de Ramdhane qu’elle serre
affectueusement contre sa poitrine. Ramdhane y est beau, vigoureux, vêtu d’une
chemise élégante, les cheveux gominés, les yeux pétillant d’intelligence. Rien
n’autorise à penser qu’un garçon aussi étincelant jetterait son icône au feu.
Nos
hôtes sont à court de mots pour dire toutes les plaies qui empoisonnent leur
existence dans ce taudis insalubre, encerclé par les ténèbres. «L’hiver, c’est
un frigo, l’été c’est un four», résume le père. «Nous vivons dans l’exiguïté la
plus totale. Nous n’avons pas une goutte d’eau. Nous sommes obligés d’acheter
l’eau potable. A la moindre rafale de vent, la toiture s’envole. La pluie
s’infiltre par tous les côtés. Nous sommes à la merci de toutes les bestioles
du monde : les mouches, les moustiques, les rats, et même les scorpions», énumère-t-il.
A ce chapelet de nuisances, il faudrait ajouter les traînées de silicose qui
s’échappent de la mine. «Moi, je suis asthmatique, et cette poussière de fer
est un supplice pour ma poitrine. En plus, quand on étend du linge, il est vite
maculé par la poudre qui provient de la montagne et tout redevient sale», renchérit
la mère.
Quartier
maudit s’il en est, Hay Edhalma est cerné par les immondices. Des champs de
détritus à perte de vue. Des égouts à ciel ouvert. «C’est tout ça qui a poussé
mon frère au suicide : la précarité du logement et le chômage», martèle
Hafnaoui. «Il ne supportait plus de voir nos parents souffrir dans ce trou.»
Qu’en est-il de la mine ? Tout le monde s’accorde à dire qu’elle ne recrute
plus ou si peu, le plus souvent des contractuels. «J’ai fait des démarches pour
être embauché, mais en vain», dit Hafnaoui. «La mine aurait pu contribuer
grandement à l’absorption du chômage, mais elle recrute au compte-gouttes. Il
faut être pistonné pour y avoir accès. Les jeunes d’El Ouenza sont marginalisés.
C’est pour cela qu’ils ont cédé aux fléaux de la drogue, de la délinquance et
de la contrebande.» Salim, 28 ans, a réussi à décrocher un poste au sein de
l’entreprise minière. «Moi, pour me faire embaucher, j’ai dû faire un sit-in
sur la voie ferrée.
On
était plusieurs. Sans ça, les autorités ne t’écoutent pas. ‘‘Eddoula haggara’’.
Pourtant, cette mine est immense et aurait suffi à faire le bonheur de toute la
région. La poussière de fer pourrit mes poumons. Je me fais à peine 15 000 DA. Malgré
ça, je souhaite travailler à la mine jusqu’à la retraite. Mais je n’ai qu’un
contrat minable de 3 mois. Ramdhane était mon voisin. Je comprends son geste. Les
habitants de Hay Edhalma vivent littéralement dans le noir. On mijote dans les
eaux usées comme des chiens. On n’a pas encore accédé à l’indépendance. Regardez-moi
cette ville. Ce n’est pas digne d’une région qui a un gisement pareil !» La
ville d’El Ouenza est en effet à l’image de ce ghetto : des cités-dortoirs
hideuses, des routes défoncées, des cloaques d’un bout à l’autre. C’est à
croire qu’elle a été massacrée au marteau-piqueur. A 17h, c’est le couvre-feu. Pas
de transport vers Tébessa.
«La
route est désastreuse, mon frère et je n’ai pas de carburant», nous lance un
clandestin. L’essence est l’obsession permanente des automobilistes. Des
chaînes interminables se forment devant les stations-service. Et pour cause : «Tout
le monde ici fait du «tahrib» (contrebande)», affirme Sofiane, un jeune chauffeur
de taxi. «Ils le revendent en Tunisie. Ils sont obligés, sinon ils n’ont pas de
quoi vivre.» Sofiane connaissait lui aussi Ramdhane. «Ici, tu as deux solutions
: la mendicité ou le brigandage. Lui, il ne voulait ni l’une ni l’autre. Il est
mort pour préserver sa dignité. Pour moi, c’est un martyr.»
Mustapha
Benfodil
In
El Watan, 30 janvier 2012
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