Dans les circonstances actuelles,
le lecteur algérien appréciera assurément ce témoignage de feu Mostefa Lacheraf
(intellectuel et politique qui n'est pas à présenter, décédé en 2007) sur
l’école algérienne et une tentative de réforme qui s’est déroulé à la période
de Boumediene, tiré de ses mémoires. Bonne lecture.
L. B.
Par Mostefa Lacheraf
«En avril 1977, ayant été nommé
ministre de l’Éducation nationale dans le dernier gouvernement de Boumediene
et, cela, malgré mes refus répétés, je me vis aussitôt en butte aux attaques et
sabotages du clan des conservateurs activistes qui, dans la chasse gardée de
l’enseignement à ses différents degrés, avait réalisé depuis 1962 l’union
sacrée entre les débris déphasés de certains vieux Oulémas et la nouvelle vague
d’arabisants frénétiques et médiocres dominés par le Baath.
J’avais, en ma double qualité
d’ancien professeur titulaire de lycée, depuis 1950, et de conseiller auprès de
la Présidence du Conseil (de 1971 à fin 1974) à Alger pour les problèmes
éducatifs et culturels, une certaine expérience pratique de l’école en général
et de la désastreuse situation scolaire en particulier dont étaient victimes
les enfants algériens. Comme préalables à mon acceptation du poste ministériel
j’avais obtenu du Président Boumediene qu’il m’autorise à informer les parents
d’élèves et l’opinion publique de l’état gravement carencé de l’école
algérienne et de la nécessité d’opérer un sévère bilan à son sujet, chose que
les tenants de l’arabisme idéologique et non de la légitime arabité culturelle
(n’ayant cure de l’exigence qualitative de la langue scolaire) voulaient cacher
à tout prix à leurs partisans sectaires et chauffés à blanc.
(…)
J’entrepris, à
la mi-avril 1977, une semaine après ma désignation à la tête du ministère,
d’inspecter la wilaya qui me paraissait la plus évoluée de toutes celles dont
se composait l’Algérie de l’époque, l’enseignement, pour moi, étant aussi un
problème de société. Je choisis donc Béjaïa et m’en fus voir de près comment
fonctionnent les écoles, collèges et lycées à travers le territoire de sa wilaya
; de quel façon enseignaient les maitres à tous les niveaux, les coopérants
étrangers et, surtout, quelles étaient dans tout cela les réactions des élèves
dans des rapports, précisément, de maitre à élève pour le meilleur et pour le
pire.
Et c’est à Béjaïa, ville évoluée par excellence, ancienne cité de culture et de responsabilité ou de ville-Etat dans le passé, modelée par les siècles révolus et la dynamique du présent, que j’entendis, pour ma première visite un cri unanime, innombrable, d’enfants ; un cri douloureux de réprobation qui me toucha profondément. C’était une classe d’une quarantaine d’élèves de dix à douze ans. Je voulais assister à une leçon de lecture expliquée et, d’emblée, le contraste entre des enfants éveillés, d’une tenue vestimentaire propre et décente et les yeux pétillant d’intelligence, et entre le maitre hirsute, avec une chevelure abondante, une barbe de plusieurs jours, un maintien et une allure négligés, me frappa beaucoup. Le maitre, la voix mal-assurée, non pas à cause de l’inspection ministérielle, mais pour des raisons d’insuffisance pédagogique, lisant le texte à haute voix, cependant que les élèves très disciplinés, suivaient, chacun dans son livre. Mais voilà qu’à un moment donné il commet une faute grossière de prononciation, butant sur un mot qu’il ne connaissait pas et voulant l’expliquer de travers. Ce fut alors la tempête qui n’excluait, bizarrement, ni le respect ni la fermeté du propos. En effet, un cri unique s’éleva de cet ensemble studieux de quarante élèves penchés sur leur livre de lecture puis relevant la tête pour protester avec véhémence. «Yà-cheikh, mawch hakdha !» (Maitre, ce n’est pas ça ! Maitre, ce n’est pas comme ça) dirent-ils d’une même voix comme s’ils s’étaient concertés. Il était aussi spontané que bouleversant, ce cri d’enfants sérieux corrigeant la faute énorme de leur maitre mais le faisant sans rire, ni se moquer, le visage crispé, une physionomie d’adulte succédant tout à coup à la fraicheur de leurs traits d’adolescents.
L’observateur, ignorant des
réflexes et habitudes mentales de notre enfance scolaire à l’époque (quinze ans
seulement après la Libération), se serait sans doute attendu à voir éclater un
chahut hilare et débridé se propageant d’un rang à l’autre et venant battre
l’estrade du professeur comme un flot vulgaire de propos narquois et
railleries. Il n’en fut rien, je peux en témoigner, mais tout cela me confirma
dans la certitude tragique et impardonnable à la fois, qu’on avait livré à des
enseignants incompétents et parfois mal léchés et peu soucieux de leur propre
dignité humaine et professionnelle, des élèves à la fleur de l’âge, l’esprit
vif et les manières correctes, encore pleins de respect et de retenue envers
leurs professeurs et suffisamment capables – et motivés – pour rectifier leurs
bourdes et chercher, hélas ! en vain, à apprendre, comme cela se fait dans un
pays normal.
Ma tournée d’inspection scolaire
dans la wilaya de Béjaïa m’avait durant trois jours entiers, mené d’un village
à l’autre, d’un lycée de filles à un collège de garçons et, partout je
découvrais des richesses juvéniles de bonne volonté, des visages souriant à
l’avenir mais toutes et tous ou presque étaient rebutés objectivement par le
même obstacle humain, un personnel médiocre qui ne comprenait pas cette grande
chance qu’il gaspillait en pure perte pour le pays…»
Mostefa Lacheraf, Des noms et des
lieux. Mémoires d’une Algérie oubliée, CASBAH éditions, 1998.
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