«C'est surtout à la veille d'une révolution qu'on la croit impossible.»
Jules Simon
«L’ancien régime, armé de policiers, de magistrats, de gendarmes et de soldats, semblait inébranlable, comme ce vieux fort de la Bastille qui, lui aussi, paraissait imprenable aux yeux du peuple désarmé, accouru sous ses hautes murailles, garnies de canons prêts à faire feu. Mais on s’aperçoit bientôt que le régime établi n’a pas la force qu’on lui supposait.»
Pierre Kropotkine
Chômage massif chez la jeunesse, injustice sociale manifeste, paupérisation méthodique des populations, corruption débridée, répression de toute contestation, etc., ou en un mot, un Etat contre le peuple : l’actuelle situation algérienne mène sans nul doute à l’explosion populaire. Lahouari Addi, professeur de sociologie politique, pour qui il y a en Algérie «des militaires qui n’attendent que le soulèvement pour effacer le coup d’Etat de 1992», croit que les élections législatives d’où le FLN est sorti magiquement vainqueur avec près de la moitié des sièges (220), ont été truquées par une partie du régime : le DRS. Le régime confirme son caractère multicéphale ! C’est pour cette raison, affirme-t-il, que le plus grand perdant de ces législatives n’est pas un parmi les plusieurs partis qui y ont participée, mais Abdelaziz Bouteflika. Même les islamistes ne sont pas considérés comme perdants par Addi car ceux parmi eux qui y ont participé, sont le produit du régime et ne représentent pas l’islamisme existant au sein de la société algérienne.
Les élections du 10 mai selon Lahouari Addi
Dans un commentaire publié par Le Quotidien d’Algérie, Lahouari Addi écrit : «Le plus grand perdant de ces élections, c’est Bouteflika.» Addi s’explique en ces termes : «Il me semble qu’il y a un courant dans l’armée qui veut que le scénario égyptien se produise en Algérie pour sortir le pays des conséquences de l’annulation des élections de décembre 1991. L’armée veut se racheter du coup d’Etat de janvier 1992 et être du côté de la population. Elle espère et attend un soulèvement que craint Bouteflika parce qu’il en serait la principale victime.»
Selon Lahouari Addi, Bouteflika voulait une assemblée représentative. «Bouteflika tablait sur des résultats favorables aux islamistes, ce qui donnerait une Assemblée nationale similaire à celle de l’Egypte ou de la Tunisie d’aujourd’hui, ce qui ferait l’économie d’un soulèvement», écrit-il. Malheureusement pour Bouteflika, qui n’est qu’un pilier parmi d’autres d’un régime pyromane, «les militaires ne l’entendent pas de cette oreille.» Ceux-ci, selon Addi, veulent une explosion et ils seraient en train de la provoquer. «Ils veulent un soulèvement et pour cela ils ont fait élire le FLN pour exaspérer les jeunes et démentir Bouteflika qui parlait d’un véritable changement à la dimension de celui du 1er Novembre 1954.»
Conséquence et leçon des élections ? «Les militaires ont fait apparaître Bouteflika comme un menteur. La leçon à retenir est que Bouteflika n’a aucune prise sur l’administration qui s’avère être contrôlée par le DRS. Ould Kablia est fidèle à Bouteflika mais il obéit aux ordres du DRS qui a réparti les quotas. En Algérie, c’est toujours le pouvoir réel qui a le dernier mot», a conclu Lahouari Addi.
l’Algérie, à la veille d’une révolution ?
Puisque les ingrédients de l’explosion sont présents en Algérie, il aurait été possible que celle-ci soit épargnée au pays dans le cas d’un régime légitime, avec comme dirigeants des cadres compétents, intègres et respectés. Hélas, ce n’est l’Algérie d’aujourd’hui ! Tout indique le contraire.
Ici, on ne peut s’empêcher de penser à un ancien texte de Pierre Kropotkine qui date de 1914. Il s’agit de L’esprit de révolte. Le grand érudit russe avait écrit, à cette date, ce qui va se dérouler en Algérie après ces élections. A vous de juger.
«Lorsque nous étudions chez nos meilleurs historiens la genèse et le développement des grandes secousses révolutionnaires, nous trouvons ordinairement sous ce titre : ‘‘Les Causes de la Révolution’’, un tableau saisissant de la situation à la veille des évènements, écrit Kropotkine. La misère du peuple, l’insécurité générale, les mesures vexatoires du gouvernement, les scandales odieux qui étalent les grands vices de la société, les idées nouvelles cherchant à se faire jour et se heurtant contre l’incapacité des suppôts de l’ancien régime, rien n’y manque. En contemplant ce tableau, on arrive à la conviction que la Révolution était inévitable en effet, [et] qu’il n’y avait pas d’autre issue que [cette] voie».
On ne peut ne pas insérer l’Algérie actuelle dans le tableau brossé ci-dessus…
Kropotkine, en étalant quelques exemples du passé, notamment de la Révolution française de 1789, pour montrer à ses contemporains l’inéluctabilité d’une révolution et le caractère semblable des différents processus révolutionnaires, n’avait pas manqué de signaler l’importance, à ses jours, dans la conscientisation des masses par les minorités agissantes, du journal.
«Le journal, à cette époque, n’avait pas l’importance qu’il a acquise aujourd’hui, c’est la brochure, le pamphlet, le libelle de trois ou quatre pages qui le remplaçaient, écrit-il. En conséquence, le libelle, le pamphlet, la brochure pullulent. La brochure met à la portée de la grande masse les idées des précurseurs, philosophes et économistes, de la Révolution ; le pamphlet et le libelle font de l’agitation, en attaquant directement les ennemis. Ils ne font pas de théories : c’est par l’odieux et le ridicule qu’ils procèdent.»
Donc après la brochure, le pamphlet, le libelle était venu le tour du journal pour animer les esprits en léthargie. Et aujourd’hui, à notre époque à nous, c’est le tour de la Toile et des réseaux sociaux (où êtes-vous en train de lire ce texte ?). Et les sites, les blogs et les pages d’Algériens dans les réseaux sociaux ne sont-elles pas en train de pulluler, pour utiliser le mot de Kropotkine ?
Mais sans l’existence et surtout l’abnégation de certaines minorités animées par de bonnes volontés, point de changement. Certains diront – et c’est toujours le cas des résignés qui existent dans toutes les sociétés et dans toutes les périodes et qui se croient «révolutionnaires» auxquels les «circonstances» ne permettent pas d’agir alors que les vrais révolutionnaires sont ceux qui font et défont les circonstances – que rien ne changera et que les militants d’aujourd’hui sont comme ceux d’hier. Cela n’est bien entendu pas vrai…
On peut s’interroger : «Comment ces paroles, tant de fois prononcées jadis et qui se perdaient dans l’air comme le vain son des cloches, se sont-elles enfin transformées en actes ?» «La réponse est facile, écrit Kropotkine. C’est l’action, l’action continue, renouvelée sans cesse, des minorités, qui opère cette transformation. Le courage, le dévouement, l’esprit de sacrifice, sont aussi contagieux que la poltronnerie, la soumission et la panique.»
D’abord des hommes parlent de la réforme, voire de réforme radicale et de rupture comme l’a fait Bouteflika, mais il est des phases où les régimes, comme celui d’Algérie aujourd’hui, deviennent simplement inamendables.
«Ceux qui veulent le triomphe de la justice ; ceux qui veulent mettre en pratique les idées nouvelles, sont bien forcés de reconnaître que la réalisation de leurs idées généreuses, humanitaires, régénératrices, ne peut avoir lieu dans la société, telle qu’elle est constituée : ils comprennent la nécessité d’une tourmente révolutionnaire qui balaie toute cette moisissure, vivifie de son souffle les cœurs engourdis et apporte à l’humanité le dévouement, l’abnégation, l’héroïsme, sans lesquels une société s’avilit, se dégrade, se décompose.»
Avec une misère des populations, l’existence de différentes minorités assez conscientes des dérives des dirigeants et qui activent, ceux-ci ne restent pas complètement immobiles. Aussi ce qui se passe dans la strate des dirigeants est-il quasi-identique dans les différentes périodes historiques, ainsi que le montre Kropotkine : «La machine gouvernementale, chargée de maintenir l’ordre existant, fonctionne encore. Mais, à chaque tour de ses rouages détraqués, elle se butte et s’arrête. Son fonctionnement devient de plus en plus difficile, et le mécontentement excité par ses défauts, va toujours croissant. Chaque jour fait surgir de nouvelles exigences. ‘‘Réformez ceci, réformez cela !’’ crie-t-on de tous côtés. ‘‘Guerre, finance, impôts, tribunaux, police, tout est à remanier, à réorganiser, à établir sur de nouvelles bases’’, disent les réformateurs. Et cependant, tous comprennent qu’il est impossible de refaire, de remanier quoi que ce soit, puisque tout se tient ; tout serait à refaire à la fois ; et comment refaire, lorsque la société est divisée en deux camps ouvertement hostiles ? Satisfaire les mécontents, serait en créer de nouveaux.» Tout ce que l’Algérie a vécu depuis janvier 2011.
«Incapables de se lancer dans la voie des réformes, puisque ce serait s’engager dans la Révolution ; en même temps, trop impuissants pour se jeter avec franchise dans la réaction, les gouvernements s’appliquent aux demi-mesures, qui peuvent ne satisfaire personne et ne font que susciter de nouveaux mécontentements. Les médiocrités qui se chargent à ces époques transitoires de mener la barque gouvernementale, ne songent plus d’ailleurs qu’à une seule chose : s’enrichir, en prévision de la débâcle prochaine. Attaqués de tous côtés, ils se défendent maladroitement, ils louvoient, ils font sottise sur sottise, et ils réussissent bientôt à trancher la dernière corde de salut ; ils noient le prestige gouvernemental dans le ridicule de leur incapacité.»
N’est-ce pas l’Algérie d’aujourd’hui décrite presque un siècle avant que vous ne lisiez ces lignes ? Que va donc se passer ?
Selon Kropotkine, le doute n’est pas permis. «A ces époques, la Révolution s’impose. Elle devient une nécessité sociale ; la situation est une situation révolutionnaire.»
Sommes-nous à la veille d’une révolution ? Tout l’indique. Et si l’analyse de Lahouari Addi est exacte, alors l’histoire s’est accélérée. Plus que jamais.
L. A.
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