Mohand Cherif Sahli. Philosophe, écrivain, historien, militant de la cause nationale, ancien ambassadeur
«L’honnêteté,
c’est la meilleure politique, j’ai essayé les deux !»
Il
y a quelques mois, le regretté Abdelhamid Mehri, qui nous recevait chez lui, évoquant
les difficultés d’intégration des intellectuels dans le mouvement national
traversé par divers courants, mettait en avant la rigueur, voire la rugosité
des dirigeants qui n’avaient pas généralement le même profil que ces militants
sortis des universités. Dans la foulée, il n’avait pas manqué de mettre en
relief le parcours de Sahli : «Un homme de vaste culture qui a su se mouvoir
dans la Révolution
en la servant avec sincérité. Vous devriez en parler, car j’estime que cette
personnalité aux multiples facettes n’a pas eu la considération qu’il mérite», nous
avait-il suggéré.
Une enfance difficile
Mehri
eut à prononcer l’éloge funèbre de Sahli
au cimetière d’El Alia, le 5 juillet 1989, précisant que cette date historique,
pour un patriote comme Mohand Cherif, «est un don du ciel, en tous cas une
coïncidence heureuse.» Il faut savoir, comme l’a écrit Abdelkader Djeghloul, que
«lorsque le mouvement national algérien plébéien prend en charge les élites
algériennes, c’est avec tous leurs stigmates, toutes les insuffisances de leur
formation autant intellectuelles que politiques, avec toutes leurs
contradictions».
On
en est arrivé à un phénomène de soumission, d’instrumentation et de
marginalisation des intellectuels algériens. D’ailleurs, notre ami Aïssa Kadri,
sociologue, ne dit pas autre chose : «Les lettrés n’étaient pas nombreux. Si la
colonisation et la conjoncture étaient les principaux freins au poids numérique,
il faut ajouter leurs ambiguïtés d’identification, les contradictions qui les
ont traversés et séparés et les difficultés qu’ils ne cesseront de rencontrer
dans leur affirmation. De plus, il y avait une relative distanciation envers
l’action politique, et la jonction avec le mouvement national s’est toujours
faite dans un rapport de subordination.»
Sahli
s’inscrit dans cette trajectoire, où les intellectuels algériens au début du
siècle dernier n’étaient pas légion. En parler aujourd’hui, c’est forcément se
pencher sur l’équation politique de Salhi avec la résistance, son engagement et
sa quête d’identité. Sahli a su refléter un monde tourmenté, difficile, où une
vision profondément tragique de l’existence le dispute à la vitalité des
sentiments et des manifestations paradoxales d’espérance. L’écriture de ses
ouvrages consacrés à Jugurtha et l’émir Abdelkader ne sont-ils pas non
seulement une prémunition contre le travestissement de l’histoire par la
colonisation, mais aussi une manière d’affirmer l’identité algérienne
authentique ? Aussi, il y a plusieurs raisons d’actualité de se ré-intéresser à
lui. Sa vie, ses œuvres présentent en soi un constant intérêt.
Proche
parent de Mohand Cherif, Zahir Ihadaden, historien et journaliste, a bien connu
le regretté pour l’avoir côtoyé.
«Lorsqu’il
a été prié de quitter Paris en 1940 où il enseignait la philo, Sahli est
retourné à Toudja où il a prodigué des cours en qualité d’instituteur. Il y a
vécu, et mon frère compte parmi ses disciples», se souvient Zahir qui nous
apprend que Sahli faisait le trajet reliant Toudja à Oued Ghir (12 km) à pied. «Là, il
prenait le train pour joindre sa famille à Sidi Aïch. Au lendemain de
l’indépendance, nous nous voyions souvent. Un jour, alors que j’étais attablé
au café Coq Hardi près de la
Faculté d’Alger, Sahli qui exerçait au ministère des Affaires
étrangères passait par là. Il me pria de transmettre un message à Ferhat Abbas
qui résidait non loin de mon domicile.
‘‘Va
et préviens-le, qu’il va être incessamment arrêté ! Qu’il prenne ses
dispositions’’. Je me suis présenté chez Abbas et lui fit part du message. La
réponse du vieux politicien a été cinglante : ‘‘Ils veulent m’arrêter ; ils
n’ont qu’à venir !’’. Pour revenir à Sahli, je pense qu’il luttait pour une
Algérie indivisible et son intérêt pour les héros nationaux à des époques
différentes est un attachement sans équivoque à son pays et à ses cultures
multidimensionnelles».
Pour
Tahar Gaïd, syndicaliste, moudjahid et ancien ambassadeur, Sahli aura été de
ces hommes qui ont marqué leur époque. «Etudiant, il passait ses vacances à
Sidi Aïch, dans son village natal. Il aimait se retremper dans son milieu, aimant aller au marché hebdomadaire. C’est
ainsi qu’une fois, habillé d’une gandoura et portant un chapeau de paille, il
s’était assis sur un trottoir un couffin entre les jambes. Une femme pied-noir
l’a interpellé en ces termes : ‘‘Eh Mokhamed, qu’est-ce que tu vends ?’’. Je
vends la politesse, madame…», lui avait-il répondu.
C’est
dire qu’il ne supportait pas cet esprit de supériorité que les colons
affichaient. Cette anecdote et bien d’autres peuplent le parcours de Mohand
Cherif, humaniste, pacifiste, bon vivant, amateur de bons mots et qui
n’hésitait pas à l’instar du célèbre humoriste Francis Blanche à sortir sa
culture lorsqu’il entendait le mot revolver ! Ahmed Taleb Ibrahimi, qui a connu
Sahli, en dresse un portrait touchant, fidèle à l’imposante personnalité de Moh
Cherif.
Un rêve réalisé
«C’est
en 1952, à la création du Jeune Musulman, que je pris contact pour la première
fois avec Sahli (en même temps qu’avec Malek Bennabi et Mostefa Lacheraf) que
je considérais déjà comme l’un des théoriciens du nationalisme algérien. Il
avait déjà publié trois ouvrages Le message de Jugurtha, L’Algérie accuse et Le
complot contre les peuples africains, où il démontait avec lucidité la
machinerie coloniale dans sa double action de spoliation des terres et de
destruction des âmes. Ces écrits furent à la fois un appel à l’enracinement de
la jeunesse algérienne dans son histoire et la démonstration que la lutte armée
était préférable aux joutes électoralistes des factions. Durant deux années, il
assura une collaboration régulière au Jeune Musulman qui dans ses colonnes lança le quatrième ouvrage de Sahli,
consacré à Abdelkader Chevalier de la foi. Après le déclenchement de la
révolution, Sahli, enseignant à Paris, fut toujours en compagnie de Lacheraf, le
mentor des jeunes Algériens, qui à l’initiative du FLN, fondèrent l’Union
générale des étudiants musulmans algériens. Et lorsque un plus tard, à la demande
de Abane Ramdane la
Fédération de France du FLN chargea un comité d’intellectuels
algériens de ‘‘travailler’’ l’opinion française, Sahli en fit partie. Et la
fameuse ‘‘Lettre du FLN aux socialistes’’ est de sa plume. A partir de 1957, il
représente le FLN, puis le GPRA dans les pays scandinaves.»
Dans
sa longue préface du livre de Sahli Décoloniser l’histoire, l’éminent historien
Lacheref écrit : «Les textes de Sahli s’intègrent à un courant de pensée
nationaliste de l’Algérie pré-révolutionnaire, avec des pointes de rappel ou de
confirmation idéologique que l’auteur a bien fait de poser dans le mouvement
succédant à l’indépendance politique et à la libération des esprits et des
mentalités. Notre historien, sans jamais tomber dans l’utopie ne peut concevoir
une responsabilité nationale de direction des hommes en-dehors d’une austère
éthique de sens moral, d’esprit de sacrifice et de renoncement aux honneurs
sous toutes leurs formes. Qu’ajouter après cela qui donne au lecteur un avant-goût
salubre des œuvres ici publiées. Seulement l’espoir que notre jeunesse trouvera
autant de plaisir et de profit intellectuel à découvrir un vieux maître
algérien à travers ses écrits de combat. »
Lounis
Mehalla, cadre à la retraite et ancien élu de Tizi Ouzou, témoigne : «La
passion de l’histoire m’a été surtout inoculée par le regretté Mohand Cherif
Sahli, militant du PPA/MTLD, professeur d’histoire à la Sorbonne et qui avait
édité à l’époque un petit livre sur l’Emir Abdelkader sous le titre Abdelkader,
le Chevalier de la foi. Ce livre a été publié par épisodes dans le journal
L’Algérie libre que je suivais avec passion. Il écrivait aussi dans le même
journal une série d’articles sous le thème «Les hommes illustres du Maghreb».
Pour
moi, c’est cet homme et tant d’autres héros de la révolution qui ont façonné
notre histoire contemporaine.» Pour l’historien Daho Djerbal, «Sahli et
Lacheraf développaient leurs essais respectifs d’infirmation des thèses
coloniales à partir d’une grille de lecture qui est occidentale, une grille
analytique forte d’un bagage qui est celui de la modernité de l’Etat nation.» C’est
par ce biais de lecture fouillée des écrits coloniaux et de leur propre
expérience de militants à l’intérieur du mouvement national que tous les deux
ont essayé de sortir de l’historiographie coloniale française et de mettre en
place l’historiographie algérienne. A partir de là, les icônes comme Massinissa,
Jugurtha, l’Emir Abdelkader vont constituer pour ces essayistes des référents
dans l’affirmation d’un combat, d’une identité séculaire, montrant par ces
figures emblématiques l’existence d’un embryon d’Etat qui était pourvu de
souveraineté interne et externe.
Un militant exigeant
Le
livre de Sahli consacré à Abdelkader n’est nullement une compilation apologique
et panégyrique comme certains pourraient
le croire, en pensant que l’auteur n’aurait pas ménagé sa brosse à luire. Sahli
s’en explique : «Il est naturel que ma
qualité d’Algérien me porte à évoquer avec piété la mémoire d’Abdelkader. On
aurait tort de croire qu’elle puisse me pousser à l’exagération. Le trait
dominant de la personnalité d’Abdelkader, c’est la foi. Je n’entends pas la foi
religieuse, qui chez un tel homme était
d’une intensité et d’une élévation rares. C’est la conviction profonde que la
vie est une chose sérieuse, c’est l’élan généreux qui fait sortir l’être de lui-même,
à la recherche de cette république de
personnes dont rêvent les philosophes.»
Mourad
Sahli, neveu du défunt, gardien de la mémoire, nous en livre un pedigree
édifiant. «Mohand Cherif a quitté son village Tasga dans la daïra de Sidi
Aïch très tôt, dans sa prime adolescence.
Il est issu de la fière tribu des Aït
Ouaghlis. Après ses études primaires dans la région, il rallie Alger où il
réussit grâce à ses compétences à entrer à l’Ecole normale des instituteurs de
Bouzaréah, qui était une véritable institution à l’époque. Orphelin de mère dès
11 ans, il eut des difficultés à s’entendre avec sa marâtre. C’est pourquoi, sans
doute, il a totalement rompu avec son milieu d’origine car, ainsi qu’il l’écrit
lui-même, sa seule famille était l’Algérie, puis, en tant qu’intellectuel, il a
affirmé son anticolonialisme sans ambages. Il fut l’ami de Naït Belkacem
Mouloud, et avait des liens très forts
avec Nelson Mandela. Quand ce dernier est venu en Algérie en 1990, il a demandé
à le voir. J’ai lu ses ouvrages et je reste persuadé qu’il est le précurseur
dans l’affirmation de la cause berbère fondue dans l’exigence suprême de la
libération de l’Algérie. Durant toute sa vie, toute sa carrière d’ambassadeur, il
n’a possédé aucun bien, ni terre ni appartement. Il s’est totalement voué à la
cause nationale. De plus, il ne s’est jamais marié. A ce propos, il
répondait
: ‘‘je suis marié avec l’ Algérie’’. Mieux, il a cédé ses droits d’auteur à la
fondation Ifri, où s’est déroulé le congrès de la Soummam.»
Après
sa retraite, malade, seul, il a été recueilli par un de ses neveux, Sahli
Djamel, chirurgien-dentiste à Alger. Sa voix posée filtre habilement ses mots
et sa diction parfaite témoigne de ses certitudes. Il a vécu dans cet univers
opprimé, anachronique, traversé par des luttes discontinues. Si certains se
hasardent à l’affubler du titre d’historien, il s’en offusque presque. Ce n’est
pas aux politiques et aux historiens de dire l’histoire, «l’historien ne doit
fournir que les éléments du débat», prévient-il. Sahli s’est voulu un passeur, un
trait d’union, un artisan entre le savoir et la culture en quête d’un
improbable bonheur…
Parcours :
Naissance
à Tasga (Sidi Aïch) dans la tribu des Aït Ouaghlis le 6 octobre 1906. Scolarité
primaire à Sidi Aïch. Secondaire au lycée Bugeaud (Emir) d’Alger. Cycle
universitaire à Paris, Sorbonne, où il obtient une licence de philo et une
agrégation. Enseigne à Paris entre 1930 et 1939. Révoqué en 1939 pour ses
écrits nationalistes et défaut de naturalisation. S’engage dans la lutte pour
la cause nationale. Journaliste, critique, créateur des journaux El Oumma, El
Ifriqia, El Hayat, Résistance algérienne. Rencontre Mostefa Lacheraf en 1939, renoue
avec l’enseignement en 1950 en France. Ecrit en 1947 Le message de Youghourta
et L’Emir Abdelkader Chevalier de la foi. En 1955, il est membre de la
commission presse de la fédération FLN de France. De 1957 à 1962, il est
représentant permanent du FLN, puis ambassadeur du GPRA dans les pays
scandinaves. Au lendemain de l’indépendance, il est directeur des archives, puis
ambassadeur en Chine, Corée du Nord, Vietnam, puis en Tchécoslovaquie (1971-1978).
Il ne s’est jamais marié et a été recueilli, depuis sa retraite en 1978, par
Djamel, le fils de son cousin Hachemi, chez qui il est mort le 4 juillet 1989 à
Alger.
Il
repose au carré des Martyrs d’El Alia.
Hamid
Tahri
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El Watan, 08 mars 2012
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