jeudi 13 octobre 2011

TAHAR ZBIRI-HOUARI BOUMEDIÈNE : Les dessous d’un coup d’Etat manqué


Par Mohamed Maârfia, moudjahed 

L’affaire du 14 décembre 1967 n’est pas une «sédition » militaire fomentée par une poignée d’officiers «ignares» liés par des liens de parenté. Elle n’est pas non plus la réaction de maquisards révoltés par l’entrisme envahissant des anciens de l’armée française présents dans l’ANP, comme beaucoup ont voulu le faire accroire. Elle est loin d’être une tentative de coup d’Etat déclenchée pour «assouvir des ambitions malsaines», comme le démontrera l’instruction hautement impartiale du capitaine Mohamed Touati (futur général-major de l’ANP). Elle est l’aboutissement fatal des contradictions apparues dès la venue au monde du phénomène juridico-politique appelé Conseil de la révolution. La plus grave de ces contradictions est la présence de militaires censés, d’une part, jouer un rôle politique et, d’autre part, respecter l’obligation de réserve et la discipline.
Lorsque s’exprimera une distance par rapport à la ligne tracée par l’intransigeant tuteur de l’assemblée de mineurs politiques que ce dernier préside, la dynamique née des calculs, des surenchères et des entêtements conduira inéluctablement à l’épreuve de force. L’aboutissement sanglant de décembre 1967 est la confrontation entre deux visions diamétralement opposées : la première, celle de Houari Boumediène qui veut imposer une construction des institutions inscrite dans le long terme avec lui comme unique maître d’œuvre et selon son bon vouloir. Un maître d’œuvre qui ne veut être comptable devant personne de ses choix et de ses actes. La seconde, défendue par Zbiri, propose d’abord un centralisme démocratique au niveau du directoire issu du 19 Juin, lequel devait en «référé» aboutir à doter le pays d’institutions élues en toute liberté par les Algériens, sans passer par une période de dictature dont la durée serait calquée sur la durée de l’existence de son architecte. Le temps a démontré quelles ont été les conséquences pour l’Algérie du parti-pris de Houari Boumediène.  

1. Un combattant transparent 
Tahar Zbiri est un Chaoui des hautes collines de l’ouest de Souk-Ahras. Il est né au douar Oumeladaim, à une coudée de Sedrata, un gros bourg enrichi par le travail des colons français. Berbère jusqu’au bout des ongles, mais acceptant et assumant l’héritage arabe ; dans sa famille, on passe du dialecte local à la langue du prophète aussi naturellement que l’est l’acte de respirer. Alors qu’il est encore enfant, sa famille déménage pour Lekberit, à proximité de la ville minière de Louenza où il y a du travail. Son frère aîné, hadj Belgacem Zbiri, guide ses premiers pas de jeune militant de la cause indépendantiste. Mineur de fond, sa vision politique s’affine au contact des animateurs du syndicat très activiste de la mine de fer et de grands noms du mouvement indépendantiste, tels Badji Mokhtar ou Souidani Boudjemaâ. Présent le 1er novembre, il est arrêté blessé, et aussitôt jugé et condamné à mort par le tribunal des forces armées de Constantine. Il partage avec Mostefa Ben Boulaïd, pendant presque toute l’année 1955, les fers aux pieds, le cachot des condamnés à mort dans la sinistre prison du Coudiat avant de s’en évader, en compagnie de ce dernier en septembre de la même année. Les fugitifs se séparent dès le mur d’enceinte franchi et rejoignent, chacun de son côté, l’Aurès. Les désordres que connaît ce haut lieu de la résistance après la disparition de Ben Boulaïd, en mars 1956, le contraignent à rejoindre la région qui fut son premier tremplin, la zone de Souk-Ahras. Il arrive au bon endroit, au bon moment. Le colonel Amara Bouglez lui confie le commandement de la troisième région qui va du sud de Souk-Ahras jusqu’aux confins nord de Tébessa. Il fait du bataillon placé sous ses ordres une formation d’élite. Il refuse, en 1959, de s’engager dans l’aventure hasardeuse contre le GPRA qui conduira les colonels Aouachria, Lamouri Nouaoura et le commandant Mostafa Lakehal à la mort. Isolé par Aouachria, mis dans l’impossibilité d’exercer son commandement sur la troisième région, il se retire et se met à la disposition du ministère de la Guerre. Pressenti, il refuse de requérir contre ses anciens compagnons, tout comme il rejette l’idée de faire partie des juges qui vont les condamner, par contre, il sollicite le privilège de les défendre. Ce sera l’occasion pour lui de dire, devant le tribunal, certaines vérités au pouvoir d’alors. Son plaidoyer courageux est vain. Le complot dit «des colonels» trouve son tragique épilogue. Le GPRA lui propose le commandement de la base de l’Est, il refuse. Mille bonnes raisons l’incitent à quitter l’atmosphère délétère de la frontière. Il demande instamment à Krim une affectation à l’intérieur. Krim accède à sa demande. Zbiri franchit les barrages fortifiés et rejoint l’Aurès. Confronté aux conséquences des crises à répétition qu’a connues le grand massif berbère, ressentant cruellement la perte du commandant Amar Radjai, mort lors de la traversée des lignes, en butte à des entreprises subversives multiformes, Zbiri, une fois nommé chef de wilaya et colonel, réussit le remarquable tour de force de remettre de l’ordre dans cette fosse aux vents qu’était devenu l’Aurès, où celui qui n’a ni tribu ni clan ne peut s’imposer, face aux intrigues et aux zizanies, que par le courage physique ou la sagesse. Comme il avait ces deux qualités en partage, il fut, lui «l’étranger», adopté par les rudes maquisards chaouis. Il opère une refonte de fond en comble du commandement. Parmi les officiers promus émerge un jeune maquisard dont le calme, le courage et l’intelligence l’impressionnent : Amar Mellah, lequel jouera un rôle de premier plan lors des événements de 1967. 1962. Zbiri engage la Wilaya I des grands maquisards et des héroïques champs d’honneur aux côtés de Houari Boumediène et de Ahmed Ben Bella. L’inestimable caution morale de l’Aurès pèsera lourd dans le rapport de forces. Prisonnier d’une dynamique dont il n’est pas le maître, Zbiri sera entraîné dans les affrontements sanglants de l’été de toutes les discordes. S’il est vrai qu’il fut sur le théâtre des combats fratricides, jamais, par contre, il ne prendra une arme. Seul, debout au milieu de la route, entre Aïn Lahdjel et Sidi Aïssa, alors que les balles sifflaient et marquaient d’impacts l’asphalte, il répétait le même mot, prémonitoire, «karitha !» «karitha !». 1963. Zbiri est commandant de l’Ecole interarmes de Cherchell. Au contraire des autres chefs de wilaya qui refusent de quitter leur poste, il accepte sans broncher sa nouvelle affectation. C’est un combattant de l’intérieur, beaucoup plus proche par l’expérience et la sensibilité de Hassen Khatib, de Mohamed Oulhadj et de Salah Boubnider que de Boumediène, malgré les gages de 1962. Ben Bella, à la recherche d’alternative à son tête-à-tête désormais difficile avec Boumediène, nomme, sans crier gare, Zbiri chef d’état-major. Le nouveau promu reçoit l’annonce comme un beau paquet de problèmes, plutôt qu’autre chose ! A Moscou, où il apprend qu’il a désormais un rival potentiel, Boumediène a quelques mots, mais affublés d’un nombre incalculable de points de suspension : «Ils ne sont pas logiques !» Il sait que Ben Bella vient de concocter une nouvelle tentative de division de l’armée. Il appréhende déjà ce qui en sortira… 

2. L’homme qui venait de loin 
Issu d’une famille pauvre installée dans une région marquée par les innombrables exactions des Maltais de Guelma, élevé à la dure par un père vivant d’un petit négoce de peaux, Boumediène a grandi dans la puanteur des dépouilles mal conservées des moutons, se suffisant, à longueur d’année, d’un quart de galette et d’un broc de petit lait. La pitance quotidienne de l’immense majorité des campagnards. Il en gardera une haine farouche des «bourgeois». L’effroyable répression du 8 mai 1945, et la défaite des armées arabes en Palestine marqueront d’un impact douloureux la surface lisse, plane, terne, monotone des années de jeunesse. Ces deux traumatismes marqueront à jamais sa mémoire. Ils expliquent le côté inconditionnel, entier, presque passionnel, de sa démarche de militant de la cause indépendantiste et, plus tard, de dirigeant politique. L’incendie, le sang et les larmes, les râles d’agonie qui s’élevaient des fosses communes forgent sa vision cosmogonique de ce qui l’entoure. Elle est simple, manichéenne, invariable : l’existence de deux mondes que tout oppose, le sien : faible et exploité ; l’autre, violent et dominateur. Le fondement et les constantes de sa pensée politique découleront de cette certitude. Il vient à l’ALN par la mer. Ses détracteurs diront : «De la nuit et du brouillard.» A la fin de l’hiver 1955, dans une crique du rivage oranais, non loin du Maroc, par une aube grise, froide et pluvieuse, un bateau furtif, rempli d’armes et de munitions, accoste. Un homme grand, maigre, aux traits anguleux en descend. Il vient d’Egypte, chaudron bouillonnant de tous les nationalismes arabes fondus, confondus, imbriqués dans une seule et tragique aspiration : la lutte armée, partout et par tous les moyens. Le verbe brûlant de Nasser, l’écho des mausers de l’Aurès, les clameurs du Rif marocain et des foules tunisiennes font frémir toute une génération. La délégation extérieure du FLN en Egypte n’a que faire de recrues, Houari Boumediène, jeune étudiant, éconduit plusieurs fois, se jette littéralement à la mer. Il fait le maquis à l’Ouest. «Calme» d’abord, l’Oranie s’embrasera à son tour à l’instar de l’Aurès, du Nord constantinois et de la Kabylie. Il rencontre Ben M’hidi, Lotfi et surtout Boussouf. Le futur créateur du Malg remarque cet homme sérieux et taciturne. Ils sont tous les deux étrangers à la région. Leur connivence rapide est l’addition de deux solitudes. Les affinités de terroir les rapprochent. Comme la concurrence est faible, il prendra vite du galon, s’affirme dans les fonctions qu’il assume. Boussouf, qui sait apprécier l’efficacité, en fait son adjoint. L’état-major de la Wilaya V s’installe au Maroc fraîchement débarrassé de la tutelle française. C’est pour Boumediène le début de la très longue hibernation aux confins extérieurs de l’Algérie en guerre. Le CCE (Comité de coordination et d’exécution), institué par le Congrès de la Soummam, commence son programme de restructuration, de remise en ordre et de renforcement de l’ALN. Boumediène visite la Tunisie au milieu de l’année 1957. Le colonel Bouglez, patron de la base de l’Est, lui fait faire «une tournée des popotes». Il visitera, entre autres, l’école des artificiers de Sakiet-Sidi-Youcef et les camps d'entraînement de l’ALN implantés tout le long de la frontière. Il parle devant les cadres réunis par Bouglez à Souk-El-Arbaâ. Le premier contact avec la région, où il allait vivre si longtemps et dont il fera son tremplin pour la prise du pouvoir, est à son avantage. C’est là qu’il rencontre pour la première fois Zbiri, chef d’une unité d’élite le 3e bataillon de la base de l’Est. (On se souvient que Zbiri était revenu de l’Aurès fin 1956). Zbiri est séduit par la personnalité de cet homme qui situe le combat qu’ils mènent dans une perspective qui dépasse les frontières de leur pays. Le Tiers-Monde enchaîne et la Palestine, la Palestine surtout !... «Chkoun hadh lyabess ?» se demandent les rudes maquisards de la base de l’Est frappés par la silhouette efflanquée de l’homme, les traits de son visage, son nom, la tonalité de son discours et son accent. Des «k» transformés en «g» et des «ou» contractés en «e» qui transforment le sens des mots. «goult el hem» (j’ai prêché la misère) «jebt el hem» (j’ai ramené la misère). Jamais programme n’a été décliné avec aussi peu de mots !» se gaussent les pamphlétaires qui peuplent la périphérie du commandement de la base de l’Est et qui sont férocement attentifs aux «anomalies» du langage de leurs supérieurs. Les prophéties les enchantent. Le visage de Houari Boumediène, qui restera indélébile pendant les dix années difficiles qui l’attendent, n’est pas de ceux qu’on oublie. Le front immense est dégarni. Le fusain léger des sourcils s’estompe à la naissance du nez, net et droit, dans deux plis de peau, deux rides. Les pommettes sont hautes. Les joues sont émaciées. La main droite, souvent posée en écran devant une lippe lourde et malgracieuse, cache, pudiquement, des crocs déchaussés et jaunis. Ce visage anguleux, taillé à coups de serpe, est rendu plus sévère encore par des yeux petits, sans cils d’où fulgure un regard vif, acéré, méfiant, qui va au-delà des apparences, disséquer mettre à nu, impitoyablement, tous les ressorts secrets du vis-à-vis. Les deux prénoms d’emprunt qu’il porte sont ceux de deux vénérables saints de l’Oranie. L’homme estil superstitieux ? Ou bien le but qu’il s’est d’emblée fixé nécessite-t-il des patronages de bon augure ? Il parle sobrement et son discours est fluide et aéré. L’argument toujours porteur. De toute son attitude se dégage une observation studieuse de ceux qui lui font face. Il pose des questions précises sur celui qui retient son attention comme si déjà il dressait son fichier. Au moment où Houari Boumediène arrive en Tunisie, l’ALN n’a pas encore dépassé ses moments difficiles. Le quotidien fait d’intrigues, de régionalisme et de clanisme amoindrit toujours sa valeur combative. Krim a fait énormément de choses mais tant de choses restent encore à faire… Boumediène repart pour le Maroc par la voie des airs, via l’Italie et l’Espagne. Il succède à Boussouf, lorsque ce dernier, promu au CCE, quittera son commandement occidental. Une intense activité commence pour Houari Boumediène, désormais chef de wilaya et colonel. Il organise les régions frontalières en profondeurs stratégiques. Il améliore ce qu’a créé Boussouf : structures administratives, camps d’entraînement, dépôts d’armes, étend l’emprise de l’organisation sur la communauté algérienne vivant au Maroc, toujours très proche de Boussouf, lequel garde un pied dans son fief d’origine. Cette proximité avec Boussouf et le contrôle absolu qu’il exerce sur les bases de l’ALN et les structures du FLN au Maroc l’amèneront à participer directement (par la mise en place des moyens nécessaires et quelques fois par sa présence personnelle) à l’exécution de toutes les basses œuvres du CCE. Le CCE poursuit son action par la création en avril 1958 d’un directoire de commandement unifié : le COM (Comité opérationnel militaire) avec à sa tête Mohammed-Saïd Nasser, à l’Est, et Houari Boumediène à l’Ouest. Ce Comité, malgré des efforts méritoires et quelques succès, n’a pu empêcher l’édification des fortifications françaises sur les frontières, connues sous le nom de lignes Morice et Challe qui saigneront l’ALN à blanc. Des milliers d’hommes périront dans les tentatives de franchissement des glacis défensifs, un désastre. La rébellion des colonels Lamouri, Nouaoura, Aouachria et de leurs compagnons, la reddition de Ali Hambli, les hécatombes dans l’enchevêtrement des barbelés sont à mettre en grande partie au débit du COM. Le COM, c’est l’échec personnel de Belkacem Krim par les hommes qu’il a imposés et par son éloignement personnel du théâtre des combats. Il lui en sera tenu compte le moment venu… Le COM qui a épuisé ses possibilités est disqualifié. L’expérience d’un directoire militaire collégial réunissant une dizaine d’officiers s’est révélée inopérante. L’option d’un commandement unique est retenue pour moins de zizanies et plus d’efficacité. Boumediène est rappelé du Maroc pour devenir le généralissime dont l’ALN a tant besoin. C’est Boussouf qui le propose à la tête de l’état-major, pensant que son ancien adjoint ne saurait être autre chose qu’un allié docile, à même de s’insérer dans le canevas compliqué de son vaste et discret système. Le débonnaire Bentobal acquiesce, puisque le candidat est «un pays». Krim n’a pas été difficile à convaincre. Boumediène n’a-t-il pas fait la preuve de son engagement à ses côtés ? N’est-ce pas lui, grand, droit, mince, inflexible comme un glaive qui a présidé le tribunal de Goumblat qui a envoyé à la mort, par le garrot, toute une charretée de colonels? N’est-ce pas lui encore qui a frappé d’une main de fer toutes les rébellions, toutes les dissidences à l’Ouest ? Sa réputation de patriote passionné et impitoyable lorsque l’intérêt de la Révolution est en jeu n’est plus à faire. Il est désormais chef d’état-major. A l’époque, l’histoire se faisait à l’Est. Il est déjà le maître de l’Est. Son destin est en marche… Son intelligence se révèle d’emblée dans la méthode. D’abord s’installer au contact immédiat des combattants. Au contact de l’Algérie, ensuite s’entourer d’une équipe ! Lorsque Houari Boumediène accède au commandement suprême de l’armée, les bureaux techniques lancés par Amara Bouglez, les centres d'entraînement, les fabrications militaires, les grandes norias d’armes et d’équipement fonctionnent à plein régime. Il exploite immédiatement, à l’avantage de l’ALN, les structures auxquelles Belkacem Krim a consacré le meilleur de son temps. L’ancien chef de la Wilaya III, usant tour à tour de persuasion ou de brutalité, a élagué, émondé, taillé, souvent dans la chair vive, pour tenter de faire d’une armée, aux mains de seigneurs de la guerre indisciplinés et frondeurs, un outil moderne et performant.  

3. Les silences du colonel Boumediène 
Dans la pénombre confortable où les stratégies s’élaborent, il est aux aguets, à l’écoute, vibrant intérieurement au gré des moindres péripéties, mais sans en rien laisser paraître son sentiment profond. Il maîtrise ses émotions. Le silence où il se complaît et la moue perpétuelle plaquée sur le bas du visage ne sont que des faux semblants, un masque affecté. Il force le trait à son avantage pour mieux cultiver l’énigme de ses origines, de son caractère et de ses desseins. Connaissant les maquisards, il sait qu’ils sont imbus de leurs années de maquis, cette carapace dure et rêche qui en fait des partenaires impossibles et des adversaires coriaces. Il leur préfère des cadres plus jeunes, frais émoulus des lycées du Maroc et d’Algérie ou des écoles militaires françaises, intelligents, capables et disciplinés. Les transfuges de l’armée française, «venus trop tard pour asseoir une glorieuse réputation», selon ceux qui les jalousent, et qui seront toujours décrits par ces derniers comme des «ralliés» de la dernière heure, tout juste bons à apprendre aux jeunes recrues à marcher au pas, il saura utiliser leur légitime rancœur pour en faire, à des postes de plus en plus importants, les éléments les plus solides de la structure de son système. Les jeunes issus de la vieille émigration algérienne au Maroc et qu’il a ramenés dans ses bagages, déjà façonnés à l’école rigoureuse de Boussouf, seront les rouages d’une machine efficace de prise du pouvoir d’abord, de gestion du pays ensuite. Cette équipe soudée autour de sa personne comme une garde rapprochée sera la cohorte solide où il puisera son inspiration, retrempera son optimisme. Ses membres ne confondant pas le rang avec la place ne seront jamais ses concurrents ni ne prétendront relever d’autres défis que ceux qu’il s’est lui-même assignés. Lorsque plus tard, l’un ou l’autre de ceux qu’il a distingués et rapprochés de sa personne prétendra agir de son propre chef, hors le cercle protégé qu’il a tracé, il laissera le téméraire seul face à la meute de chiens. (Moussa Hassani en saura quelque chose). Comme il frappera impitoyablement quand l’un deux, proche parmi les proches, s’oubliant jusqu’à confondre corps de garde et jardin secret, osera passer de l’autre côté du mur et prétendre y imposer son inconvenante censure. Son génie, c’est que la soudure, l’homogénéité de l’équipe avec laquelle il vaincra tous les obstacles et prendra le pouvoir s’est faite autour d’un programme politique, économique et social et d’un principe «légitimant» : «Nous qui avons fait plier l’ennemi sommes les seuls dignes de prendre en main les destinées de l’Algérie.» La légitimité révolutionnaire primant la légitimité historique ! L’équipe est étagée. Le premier niveau, la base, le socle, compte à peine une demi-douzaine de privilégiés. C’est la quintessence de son escadron qui poinçonnera au cachet sec la longue, longue feuille de route de son futur régime. Ses adjoints directs : A. Mendjeli, Kaïd Ahmed, A. Zerari n’appartiennent pas à ce cénacle. Ce ne sont que des seconds désignés par le pouvoir politique et qu’il est parvenu, un temps, à circonvenir. Ils le quitteront plus tard, dès qu’il commencera à incurver sa route. Quand il ne déambule pas seul, la démarche légèrement heurtée, le regard lointain, perdu dans de profondes cogitations, il «apprend» par cœur les hommes en provoquant leurs confidences et en les écoutant parler. Il trie, répertorie, note dans un petit coin de sa mémoire ce qui mérite d’y demeurer, sans doute pour s’en servir le jour où il commencera à édifier son propre enclos et à hisser ses propres couleurs. Observateur attentif des jeux mortels du sérail alaouite, il a appris dans le microcosme des camps de l’ALN installés au Maroc que la politique est un labyrinthe compliqué et impitoyable et que les ronces de ce dédale sont les passions des hommes. L’art, lorsqu’ils se font jour, c’est de les faire converger en sa faveur. Dire que d’emblée, il a visé le pouvoir suprême et qu’il était déjà en mesure de regarder et de voir plus loin pour son propre compte ne serait ni aventureux ni présomptueux. Les hommes du gotha de la révolution, sur le haut du glacis où il est pour l’instant et dont il n’aimerait pour rien au monde descendre, sont divisés par lui en trois catégories. La première est composée de ceux dont il craint les entreprises ou la concurrence. Ils sont légion. L’Est, c’est le trop-plein de baroudeurs, la chienlit historique, la zizanie atavique, la migraine quotidienne. Il les connaît désormais un par un. Ils ne lui feront jamais illusion. Il saura les neutraliser plus tard, pour la quiétude de sa dictature, grâce à un «prêt» bancaire, un aller simple pour l’exil ou un cul de basse fosse. La seconde, c‘est la piétaille sans culture et sans ambition, bonne à tout faire dans les régimes autoritaires, la troisième enfin ainsi que nous venons de le voir est faite d’oiseaux rares qui possèdent l’étincelle créatrice ; apprivoisés, ils seront le foyer où éclosent les idées et se forgent les stratégies.  

4. Au bord du Rubicon 
Les hommes qui l’ont placé à la tête de l’EMG déchantent très vite. L’officier au regard sévère a sa propre vision sur le cours des événements. Ils s’en apercevront bientôt, globalement et dans le détail. Le détail c’est un incident mineur, une de ces péripéties que les combattants rencontrent au bord de la route, au bord de la guerre. Un avion espion est abattu. Le pilote saute en parachute au-dessus du camp de Mellegue (base importante de l’ALN). Il est arrêté. Le pouvoir tunisien, soumis aux pressions des Français, exige sa libération. Le GPRA, qui mesure les conséquences sur tous les plans d’un refus somme l’état-major de s’exécuter. Pour des raisons de sécurité et surtout pour montrer qu’il est là, et qu’on doit désormais compter avec lui, Boumediène engage le bras de fer. La Tunisie, secrètement, mais elle fait tout pour que le GPRA le sache, met ses forces en état d’alerte. De l’autre côté de la frontière, les divisions françaises sont prêtes à intervenir. Boumediène cède, mais les relations entre l’EMG et le gouvernement provisoire ne seront plus jamais les mêmes. A propos de cet incident du pilote qui a fini par prendre des proportions démesurées, écoutons Hadi Khediri qui a été au cœur de l’évènement, comme il l’a raconté lui-même à l’auteur de cette contribution : «Je fus au cœur de cet évènement puisque j’ai été affecté à la garde de l’homme que tant de parties convoitaient. Cet élève-officier pilote, blondinet, bien élevé, fragile et mièvre, comme son nom ne l’indique pas, puisqu’il s’appelait Gaillard, valait-il le chahut qu’il avait provoqué en s’invitant aussi cavalièrement chez nous ? Avait-il conscience lui-même qu’il était venu préparer une offensive aérienne contre nos installations et nos hommes ? Il avait bonne conscience. Il était «formaté» pour une guerre impersonnelle, exécutée de loin sans le spectacle des chairs écrabouillées, du sang et des cris. Il était un petit rouage de la mécanique qui tuait sans état d’âme. Lorsqu’un djoundi le traita de terroriste. Il eut un haut-le-corps. «C’est à moi qu’il dit ça ?» fit-il indigné. J’intimais l’ordre à celui qui l’avait interpellé ainsi d’avoir à s’éloigner et j’expliquais à la petite âme que son accusateur avait été à Sakiet-Sidi-Youssef en février 1958 lorsque ses camarades (et sans doute lui aussi) avaient déversé des tonnes de bombes sur les écoles, les marchés et les maisons des civils. Il se tût et ses pommettes rosirent.» «La lâcheté» du GPRA, qui a contraint l’EMG à libérer le Français, autorise Boumediène à jeter le masque. Il multiplie les griefs contre ceux qui, tôt ou tard, il est décidé et il ne s’en cache plus, devront disparaître. Il fait partager sa rancœur à ceux qui l’entourent, avec, toujours pour alibi, «l’intérêt de la révolution». Ce dogme, tel qu’il le conçoit, est un intégrisme hermétique qui fascine son auditoire et, lorsque le contenu de l’après-indépendance est projeté et soumis à la réflexion par un mot, une allusion ou un discours, s’impose alors l’évidence que, seul lui et ceux qui le suivront auront la légitimité pour le concevoir et le faire aboutir sans jamais dévier ou trahir. Dès que les négociations avec les Français commencent, Boumediène franchit un nouveau palier dans l’hostilité déclarée au pouvoir civil. L’argument maître auquel il a recours et qui ébranle ses auditeurs c’est, selon lui, l’intention secrète du GPRA de brader la révolution. Il est prêt, explique-t-il, à accepter une côte mal taillée, une solution médiane à la tunisienne, boiteuse, tronquée des véritables attributs de l’indépendance. Son ombre se profile, comme la statue du commandeur, comme une épée de Damoclès, au-dessus de l’équipe des négociateurs. Il exige que chaque phase des pourparlers soit soumise à l’état-major. Le 19 mars, le cessez- le-feu est proclamé. Le GPRA, usé par quatre années de pouvoir absolu, miné par des querelles internes, déstabilisé par la virulence des attaques dont il est la cible, n’est plus en état de rebondir. La force militaire lui échappe désormais, elle est aux mains de Houari Boumediène. Le gouvernement provisoire — ou ce qui en reste —, dans un ultime sursaut, destitue le 3 Juin 1962 (après la proclamation du cessez-le-feu. Il est important de le souligner) les membres de l’EMG et demande au pouvoir tunisien son concours pour mettre la main sur Houari Boumediène, Ali Mendjeli et Kaïd Ahmed. Boumediène se réfugie, en compagnie de Saïd Abid, auprès de Tahar Zbiri dans l’Aurès, Ali Mendjeli se replie sur Taoura (Gambetta), Kaïd Ahmed se fait arrêter à Constantine par des éléments de la Wilaya II. Il est de toute façon trop tard pour mettre à la raison «les rebelles». L’Algérie vient de s’ouvrir et Ben Bella a ramené d’Egypte les milliards nécessaires pour entretenir les bataillons des frontières et les unités des Wilayas I et VI, partisanes de l’EMG. Houari Boume, à l’hôtel Transat. Objectif, Alger !... La guerre civile des mois de juillet et août 1962 fait des centaines de morts. Au moment où le sang coule, au moment de la marche sur Alger, on peut se demander pourquoi Houari Boumediène a-t-il pu réduire aussi facilement les 3 «B» à l’impuissance ? Au-delà des moyens dont il disposait – la partie de l’ALN la mieux équipée –, au-delà de l’action efficace d’Ahmed Ben Bella, il a bénéficié d’une autre baraka autrement plus déterminante que tout le reste : Krim, Boussouf et Bentobal, en refusant de le contraindre, de l’acculer, de le poursuivre et de le faire arrêter alors qu’ils en avaient la possibilité, c'est-à-dire avant le cessez- le-feu du 19 mars, lorsque l’armée française était encore sur le qui-vive (et que Bourguiba n’attendait que cela), avaient privilégié l’intérêt national avant le leur propre. Engagés dans la négociation cruciale d’Evian, ils ne voulaient à aucun prix que l’ALN, leur principal argument autour de la table ronde, soit amoindrie et perde de sa crédibilité dissuasive. Patriotes avant tout, ayant consacré leur vie à lutter pour le salut de l’Algérie, Boussouf et Bentobal acceptent la fin de leur parcours politique pour l’amour de leur pays. Pour Krim, la course vers Alger et Tizi Ouzou et les tentatives d’alliance et de combinaisons politiciennes ne commenceront, effectivement, qu’après la proclamation du cessez-le-feu. Boumediène est à Alger. Ben Bella tient le haut du pavé, peu importe ! Pour l’heure, le tonitruant président joue les utilités. Il «normalise» pour lui la scène politique. La paix armée avec Ben Bella est un modèle de stratégie. Le joueur d’échecs qu’il est donne la pleine mesure de ses capacités. Il ne fait rien sans consulter le président. Toutes les questions d’importance sont soumises à Ben Bella. C’est ce dernier qui décide, tranche et assume. Cela va de la réponse à faire à une demande soviétique pour une visite «d’amitié» d’un bâtiment de guerre à Mers-El-Kebir ou de la suite à donner à la découverte des dépouilles mortelles des colonels Amirouche et El Haouès. (Ce qui n’empêchera pas Boumediène, une fois seul aux commandes, de perpétuer le sacrilège). Sagace, patient, il sait ravaler sa colère. L’épisode ubuesque des personnalités envoyées pour représenter l’Algérie aux cérémonies commémorant la révolution d’Octobre, alors que luimême, vice-président de la République et ministre de la Défense, se trouvait au même moment à Moscou à la tête d’une importante délégation officielle, est le comble de l’humiliation qu’un responsable politique de son rang peut subir. Le procédé scandaleux destiné à faire comprendre à nos partenaires que l’homme qui négocie avec eux est en disgrâce le rend blême, mais il demeure silencieux. C’est peutêtre ce jour-là que Ben Bella a scellé le sort terrible qui sera le sien. La démarche suicidaire du président le remplit d’aise. Boumediène ne lèvera pas le petit doigt pour éviter le peloton d’exécution à l’ancien chef de la Wilaya VI, malgré l’insistance de Zbiri. La mise à mort du jeune colonel Mohamed Chabani fera perdre à Ben Bella le préjugé favorable des cadres de l’ANP et des moudjahidine. Il fait tout ce qu’il peut pour que Aït Ahmed soit exécuté. Ben Bella, dans un sursaut de lucidité, s’exclamera : «Ce type veut ma mort politique.» Quand il sent que l’autre est désormais sur ses gardes, Boumediène opère des reculs tactiques. Il demeure impassible en apparence devant les charges des chevaux légers du président : la rébellion de l’officier Bouanani du quartier général, la cuti positive de Ahmed Ben Abdelghani, chef de la 1re Région militaire, la milice de Mahmoud Guennez et son bateau d’armes chinoises (Khaled Nezzar, qui en inventorie le chargement, est stupéfait par le nombre et la puissance de feu des armements destinés à cette milice). Quand Boumediène apprend que le président concocte la démobilisation de tous les anciens membres de l’ALN présents dans l’ANP alors qu’ils en constituent la majorité des effectifs, il se pose la question sur la santé mentale de ceux qui ont soufflé une telle mesure au président. Il sait que la simple annonce d’une telle éventualité créerait un véritable séisme. Il est décidé à agir et à agir vite. Il attend l’opportunité tout en continuant à feindre. Il ne réagit toujours pas lorsque l’offensive visant le pré carré vital pour sa survie politique est déclenchée par Ben Bella : la mise à l’écart de Moussa Hassani, de Ahmed Medeghri, puis de Abdelaziz Bouteflika. Il étouffe mais il ne dit mot. Il se borne à couvrir sa position par la mise en place discrète des diagonales de sa future contre-attaque. Lorsque Tahar Zbiri vient l’informer que, lors d’un voyage à Oran en compagnie de Ben Bella, ce dernier l’a informé qu’il compte proclamer une union avec l’Egypte et qu’il compte sur lui pour que le projet passe, la coupe est pleine. L’Algérie, qui panse encore ses plaies, n’a pas besoin d’importer chez elle les complications du Moyen-Orient. La milice, plus un corps expéditionnaire égyptien ? C’en est trop ! Désormais rassuré quant au sentiment de Zbiri, il donne le feu vert à Chabou. Le 19 Juin est en marche. L’action du 19 Juin a été, sur le plan technique, un modèle de préparation et d’organisation. C’est une action rapide, inattendue, qui a assailli l’édifice de son adversaire, balayé ses moyens, ruiné ses plans. Jamais échec et mat n’a été autant magistral.  

5. Le jour d’après 
Au lendemain du 19 juin, l’Algérie est un vaste échiquier sur lequel sont positionnées les figurines rescapées des affrontements qui ont eu lieu au lendemain du cessez-le-feu du 19 mars 1962. Les chefs des anciennes Wilayas II, III et IV, déchus de leur commandement et banalisés par Ben Bella, sont pleins de rancune. Ces personnalités attendent beaucoup du nouveau régime. D’abord un congrès du FLN seul à même de leur permettre de s’exprimer et peut-être de revenir. Le Conseil de la révolution n’a ni vice-président, ni secrétariat permanent, ni même de domicile fixe, peu importe, c’est une structure transitoire, se consolent-ils. Les débuts sont prometteurs, puisque Boumediène met en chantier la rénovation du FLN, laquelle doit aboutir à la tenue du congrès tant attendu. Houari Boumediène semble faire donc siennes les théories de Mohammed Khider et de Ferhat Abbas ? Le premier disait : «Le Front doit conserver un rôle de conception de la politique du pays et de contrôle absolu sur l’administration.» Le second, lui, écrivait dans sa lettre de démission envoyée à la suite du coup de force opéré contre l’Assemblée (lorsque Ben Bella demanda à quelques cadres du parti de préparer un projet de Constitution) : «Le FLN ne doit pas être le parti d’une fraction, mais celui du peuple… Il n’est pas nécessaire d’imposer au pays la dictature fractionnaire et sans contrôle.» Cependant, ceux qui connaissent bien Houari Boumediène savent à quoi s’en tenir. Huit jours après le 19 juin, n’a-t-il pas fait sa rentrée politique par un discours devant un parterre de nouveaux gendarmes ? Bencherif et Draia, les gendarme et policier en chefs, ne sont-ils pas membres du Conseil de la révolution alors que le ministre de la Justice ne l’est point ? Où est donc l’Etat de droit promis ? Le FLN alors ? Le FLN tel que le concevaient Mohammed Khider, Ferhat Abbas ou même Ben Bella est viscéralement abhorré par lui. Un FLN ovule vivant où s’élaborent les idées et où se forgent les décisions, cordon ombilical entre une direction collégiale et la population ne fait pas son affaire. Un parti fondé sur des principes clairs ne peut que paralyser, par un verbiage inutile, l’action administrative directe qu’il entend mener pour mettre de l’ordre dans le pays et l’engager sur la voie du développement. Sans compter qu’un FLN pluriel et démocratique servirait nécessairement de tremplin à toutes les personnalités qui brûlent du désir de revenir aux affaires. Sa vision du pouvoir, sa façon de travailler, son penchant maladif pour le secret, ne laissent aucune place à d’autres centres de décision que sa propre aire personnelle. Même dans l’euphorie de sa victoire contre Ahmed Ben Bella, il n’a jamais eu de moments d’abandon ni l’illusion que le FLN pouvait redevenir le réceptacle des forces vives capables de porter l’ambition algérienne. Tout à son souci de liguer le plus de monde contre Ben Bella, il a brassé large. Vainqueur, il regarde les choses autrement. Beaucoup des alliés d’hier ne lui conviennent plus, surtout les anciens chefs de Wilaya. Ils se sont ralliés à lui et approuvé son coup d’Etat pour satisfaire des inimitiés personnelles. Il se méfie d’eux. Ils revendiquent des rôles politiques, veulent revenir aux commandes. Il a gardé de son expérience aux frontières et des évènements de 62 des souvenirs fâcheux. Il les a connus ambitieux «malgré leur incompétence», imbus de leurs états de service passés, «violents dès lors qu’ils ont un levier en main», mais certains ont un poids spécifique qui les rend rétifs à ses «passé outre». Comment concilier leur prétention à être partie prenante du pouvoir avec sa vision à lui : aucun partage, aucune concession ! Il a en tête un programme pour l’Algérie et il est convaincu que, soumis aux «palabres», il serait tronqué, amoindri, dénaturé. Tout serait discuté et contré, surtout le choix des membres du gouvernement, surtout celui des titulaires des ministères de souveraineté, ses proches, ceux qui ont accompagné sa longue marche. C’est un homme de confiance, une sorte d’alter ego qu’il désigne à la tête du secrétariat exécutif du parti. Chérif Belkacem est la devanture souriante des anciens bivouacs de la frontière ouest. Affable et disert, il a encore un avantage : il ne cède jamais à la colère, sait rompre le pas et encaisser, afin de revenir, le moment opportun, ferme et souriant, avec un argument plus fort. Il saura être l’artisan efficace de la première opération d’asepsie au sein du Conseil de la révolution : l’élimination programmée de la scène politique de Mohand Oulhadj, Hassen Khatib, Salah Boubnider chargés, sous sa férule, de rénover et de réhabiliter le FLN !... Les critiques fusent de toutes parts, Boumediène fait la sourde oreille. Il observe. Il sait que l’accalmie qu’il impose, le gel de la dynamique promise, vont précipiter les décantations ! Il est convaincu que le heurt des caractères et l’accordement de leur chorus vont provoquer des turbulences dont il se fait fort d’attiser ou d’atténuer les intensités, selon son intérêt. Le consensus autour de sa personne est toujours affiché par les conjurés de Juin qui comptent : les chefs militaires. Pour lui, c’est l’essentiel. Il ne craint rien, la sécurité militaire veille sur la tranquillité du régime. Son budget augmente sans cesse. Ses locaux s’implantent partout discrets, anonymes, banalisés. Ses membres sont choisis selon des critères techniques spécifiques. Elle devient omniprésente, omnisciente. Elle a le don d’ubiquité et celui de double vue. Rien n’échappe à la vigilance des hommes de Kasdi Merbah. La réussite en politique, sous certaine latitude, est directement proportionnelle à la terreur qu’on inspire. Le peuple a peur, Boumediène est tranquille. L’aura de la Révolution, les calculs de l’URSS, le préjugé favorable de l’Amérique, la prudence des Français — en un mot, les puissances qui comptent — rendent sans effet les rares censures extérieures. Ben Bella est au fond d’une oubliette. Khider a payé de sa vie son refus de rendre le trésor de guerre du parti qu’il a détourné (lorsque Chérif Belkacem est allé le trouver après le 19 juin 1965 pour le sommer de rendre à l’Algérie l’argent dont il était seulement dépositaire, il n’a pas compris que la présence de Slimane Hoffman à côté du tout nouveau responsable du secrétariat exécutif était plus qu’un avertissement…). Une ombre au tableau cependant : son impopularité. Les sondages quotidiens, faits au «Tantonville» par les grandes oreilles de sa police politique, lui révèlent en quelle piètre estime le tient «la populace». Il exprime d’une sentence sans appel, soulignée d’une moue expressive, ce qu’il pense du «peuple». Le peuple ? Un archipel d’individus façonnés à la résignation par l’histoire et qui déteste instinctivement «el-beylik», les pouvoirs publics. Des individus répugnant à l’effort, indisciplinés, qu’il faut mater par le bâton pour leur propre bonheur. Toute la hargne des Maltais de Guelma, qui assassinèrent la fine fleur de sa ville natale, est dans son postulat. «Je ne suis pas celui que les femmes adorent !» un geste esquissé, indique au-delà des murs, au-delà des toits, la direction de la villa Joly… Mais les choses ne sont plus les mêmes après son discours du Forum, au lendemain de la défaite du 5 juin 1967. La rue commence à le regarder autrement. Elle sent instinctivement qu’il n’y a rien d’affecté, de superficiel chez cet homme sans charisme. Il lui semble qu’il incarne réellement cette «norme» de caractère commune à la majorité des Algériens «la rejla», mélange complexe de machisme, de fierté et de défi. Sauf que lui n’a pas (parce que c’est un tacticien hors pair) de propension à relever, sur le champ, l’insolence d’un regard ou la râpe d’un mot rugueux. Il sait laisser le temps au temps. Zbiri est encore béat, n’a-t-il pas refusé le ministère de la Défense nationale quand, juste après le 19 juin, Boumediène le lui a proposé ? Il n’a pas encore l’ombre d’une inquiétude de son côté. La convergence de leurs intérêts lui semble couler de source. Djelloul Khatib, le très efficace secrétaire général de la présidence de la République, dûment instruit, équipe somptueusement, entre autres, la villa de Poirson. C’est après le voyage à Brioni que les grands dignitaires de l’ANP découvrent l’écrin, fait de luxe et de raffinement, que Broz a réalisé pour le confort d’Ivonka. Ils se laissent faire. Les meubles des designers italiens transforment les lugubres villas coloniales en maisons dorées. Le mimétisme «révolutionnaire» sans aucun doute. Boumediène pense que son commensal, gavé à la table commune, comblé d’honneurs, caressé par le doux éventail des mots soyeux, ne saurait être autre chose que le janissaire en chef veillant sur son chemin de ronde, une sorte de grand du sérail chargé de la castration des anciens. Il lui confie, en gage de sa confiance et de son amitié, la clef d’Alger, de l’Algérois et surtout celle de la forteresse où croupit son pire ennemi. Le premier bataillon de chars, installé au Lido, à la périphérie immédiate d’Alger, est commandé par un soldat d’élite qui ne jure que par le chef d’état-major. Ben Bella est gardé par le bataillon aux mains de Chérif Braktia, fidèle entre les fidèles de Tahar Zbiri. Braktia voue une admiration sans borne à Zbiri depuis que le 12 février 1958, à Hammam-Nbeil, au sud de Guelma, il a vu comment Zbiri s’est frayé un chemin à travers les lignes des parachutistes du colonel Jeanpierre qui les encerclaient, de quelle façon il a vengé sa 8e compagnie décimée par les hommes du même Jeanpierre. Zbiri a donc entre les mains deux atouts maîtres. Le troisième, le plus important sur le plan des moyens, est la première région militaire du commandant Saïd Abid, officier sorti du rang, ami de Zbiri, natif comme lui de Sedrata. Les yeux de Tahar Zbiri commencent à se dessiller au fur à mesure que le temps passe, au fur et à mesure que l’humilité du propos, la simplicité du maintien de Boumediène se transforment en arrogance. Il comprend trop tard que les mots soyeux de l’amitié n’étaient qu’artifices, un simple fardage, destinés à donner le change le temps de mettre en place les engrenages huilés d’un système plus hermétique que celui de l’homme qu’il a lui-même renversé. Il découvre, de plus en plus, qu’il a participé à un putsch et non à «un redressement, révolutionnaire», qu’il n’a été qu’un simple supplétif. Alors lui, l’homme tant courtisé en 62, lui qui a rendu possible le coup de force contre le GPRA, en donnant à l’EMG la caution de l’Aurès, lui qui a arrêté Ben Bella, il rumine sa déception. Une déception à la mesure de l’espoir entrevu de voir enfin bannie la dictature et se concrétiser les grands idéaux résumés dans la déclaration du 19 Juin, lesquels étaient, en substance : le bannissement du pouvoir personnel et la construction d’un édifice institutionnel légitimé par le vote libre des citoyens. La crise vient au grand jour avec l’esclandre déclenché par A. Mendjeli, membre du Conseil de la révolution. L’ancien commandant en a «gros sur le cœur», comme on dit. Les jeunes gens qu’il menait «à la trique», lorsqu’il était à Ghardimaou, ont pris de l’assurance. Ils sont membres du directoire suprême issu du 19 Juin et ministres ! Leur faconde, leur suffisance, excédent plus d’un. Ils finissent par faire exploser l’irascible ancien président de l’Assemblée nationale. Il éclate en pleine séance du Conseil de la révolution. Il use de mots grossiers qui ciblent Cherif Belkacem ; c’est l’esclandre ! Le clan présidentiel décide de sévir. Le conseil de sécurité se réunit. Medeghri exige l’arrestation de Mendjeli. Les autres abondent dans son sens. La majorité, moins une voix. Cette voix est celle de Zbiri. Il s’exclame : «J’ai sous les yeux le spectacle scandaleux de la politique du fait accompli et je refuse, quoi qu’il m’en coûte, de l’admettre.» Il jette dans la balance sa démission. Face à la crise annoncée, on classe l’affaire. Il veut aller plus loin dans une tentative d’infléchir de l’intérieur le cours des évènements. Il exige une réunion plénière du Conseil pour débattre de tous les points qui lui tiennent à cœur, les mêmes points qui ont amené Mendjeli à l’outrance : les décisions politiques prises dans le cercle étroit qui détient le vrai pouvoir, l’absence de contrôle de la gestion des deniers de l’Etat, les arrestations arbitraires par des polices disposant du droit de vie ou de mort sur les citoyens, la torture, les frasques et les scandales dont se rendent coupables les proches du Président. Boumediène surpris par le radicalisme de Zbiri promet tout ce qu’on veut. La providence vient au secours de Boumediène. La crise au Moyen-Orient atteint son paroxysme. Elle lui donne un répit. Zbiri, sur ordre, fait une tournée en Egypte, en Syrie et en Jordanie. La défaite des armées arabes, le 5 juin 1967, et l’action diplomatique qui occupe le sommet du pouvoir algérien viennent repousser à plus tard la discussion sur les problèmes intérieurs. Les choses trainent en longueur. Devant les tergiversations, Mendjeli contre-attaque d’une façon originale : il reçoit à Alger le président de l’Assemblée fédérative yougoslave, Edward Kardedj. Hérésie ! En qualité de quoi reçoit-il le parlementaire yougoslave ? Le 19 Juin n’a-t-il pas rendu caduques les institutions algériennes ? N’est-il pas lui-même membre du Conseil de la révolution ? Il passe outre aux objurgations, reçoit officiellement Kardedj, lui fait faire un tour de la capitale, exige du protocole une présence officielle. L’obtient. Abdelkader Bousselham, chef du protocole au MAE, s’arrache les cheveux. Zbiri, se heurtant aux faux-fuyants, renseigné sur les contre-feux que prépare Chabou, transforme les réunions du Conseil, désormais délesté des anciens chefs de wilaya, en tribune. Il demande, il exige une réunion plénière du directoire auquel il appartient «pour mettre les choses à plat». Les têtes de chapitre de ses plaidoyers sont : «Le retour à la déclaration du 19 Juin, l’arrêt de l’arbitraire, le contrôle de la police politique, la démocratisation de la décision politique et enfin l’engagement irrévocable de Houari Boumediène pour un calendrier fixant une date pour la tenue du congrès et pour le retour à des institutions élues.» Il dit à haute et distincte voix, pour l’édification de son vis-à-vis (certains membres du Conseil refrènent l’envie de l’applaudir), «nous avons pris ensemble un engagement moral, nous ne sommes pas liés avec toi par des liens d’allégeance !» Tout est dit. Pour Boumediène, Zbiri l’inconditionnel, a vécu. Alors commence le jeu où Boumediène excelle, la partie d’échecs où les qualités qui lui ont permis de surmonter tous les obstacles donnent leur pleine mesure. Homme de réflexion et de méthode, il abhorre l’improvisation. Le sang-froid, l’impassibilité des traits de visage, le faux semblant, l’observation patiente, l’écoute de l’opinion des proches pour éclairer tous les recoins du tableau afin de transformer sa vue cavalière en vue zénithale, et enfin le rideau de fumée des reculs tactiques et des hypocrites protestations d’amitiés… sont des armes qu’il manie à la perfection. Une chose le trahit pourtant, et c’est plus fort que le théâtre qu’il s’impose, son regard ! Jamais prunelles n’ont autant condensé d’hostilité ! Un regard inquiétant par sa fixité, légèrement décalée sur un axe médian. Le regard qui a fait passer à la trappe les 3 «B», le regard qui a donné le coup de grâce à Mohamed Chabani, le regard qui a balayé Ben Bella, est désormais focalisé sur Zbiri ! Il n’est pas encore prêt techniquement pour l’inéluctable épreuve de force. Il est urgent pour lui de gagner du temps. D’abord s’assurer que son censeur intransigeant n’a pas «miné» l’armée. Les affrontements de 1962, les troubles et les séditions du début des années 1960 qui ont facilité le délestage pour l’homogénéité des rangs n’ont pas totalement nivelé le «chaos». Il constate, avec les éclats de Zbiri, qu’il subsiste encore une protubérance qui risque de le faire trébucher, un hématome douloureux qu’il compte bien résorber : cet état-major croupion qui lui donne la migraine.  

6. L’ANP de Houari Boumediène 
«L’ANP c’est l’œuvre des hommes de toute une génération. Il en fait sa chose. Sa chasse gardée. Son instrument. Le mythe par lequel il effraie et dissuade. Il en est le patron, jaloux de tout ce qui la concerne : les mutations, les promotions, les mises à la retraite ou les sanctions. Sa gestion des carrières est tatillonne. Aucune décision n’est prise sans son aval. Méfiant, il a bloqué l’avancement, la formation de grandes unités opérationnelles. Tout ce qui peut inspirer des candidats aux pronunciamientos est écarté. Pas de généraux, surtout pas de généraux ! L’exemple de la Syrie et de l’Irak sont là pour lui rappeler l’équation moyen-orientale (1 général + 1 grande unité = 1 coup d’Etat)». (C’est l’ancien chef de l’armée, Khaled Nezzar, qui le dit. Voir Le Procès de Paris, éditions Mediane, p. 33). Le Conseil de la révolution semble la politiser. Les chefs de région en sont membres, mais, en fait, ils demeurent écartés du vrai pouvoir qu’il s’est fait tacitement déléguer… puisqu’il est leur chef. Curieuse position que celle de ces hommes politiques auxquels il est interdit de faire de la politique ! Ils mènent une vie de château dans leurs lointaines sinécures : Abdelghani, Chadli Bendjedid (le futur avatar de son système), Saïd Abid, Abdallah Belhouchet, ou encore Mohamed- Salah Yahyaoui. Craignant l’entente des chefs, pour assurer son avantage, il ne fait rien pour combler les lignes de fracture qui se révèlent entre les écoles, les parcours ou les générations. Les animosités, les récriminations des uns contre les autres, souvent étalées au grand jour, assurent son incontournable arbitrage. Il est convaincu que seul Chabou, qui l’a séduit par son sérieux, sa compétence et sa fidélité, est à même de répondre à son attente et qu’il est digne de sa confiance. Mais Chabou n’a pas «la manière». Fort du préjugé dont il bénéficie auprès du «patron», il va droit son chemin pour remplir son cahier des charges. Chabou a une vision moderne de l’armée et envisage son action comme le prolongement naturel de l’entreprise qu’il a commencée en Tunisie. Peu lui importe ce qu’on pense de lui. Il tient pour négligeables les états d’âme des anciens maquisards. Mutés contre leur gré, maintenus dans des grades subalternes, démobilisés à tour de bras, ils ont fini par nourrir contre lui une haine tenace. Certains hauts dignitaires de l’armée, et à leur tête Saïd Abid, ainsi que des officiers de l’entourage de Zbiri, fâchés de la concurrence qui leur est faite, et qui leur obstrue des perspectives alléchantes de carrière, ont introduit d’une façon non fondée leurs doléances personnelles dans un contentieux politique de dimension nationale, sans crainte de discréditer les arguments honorables du chef d’état-major. «On ose à peine imaginer ce qui serait advenu de l’ANP si…» Il est certain que même si l’espace couvert par ces points de suspension avait été rempli, ces officiers mécontents auraient été déçus dans leur attente. Zbiri avait une toute autre vision de l’ANP. Chabou est accusé de préparer son propre lit en favorisant l’entrisme des DAF (déserteurs de l’armée française, à ne pas confondre avec les jeunes officiers arrivés en 1957 et 1958). Chabou, qui recherchait l’efficacité, avait organisé leur arrivée massive après le cessez-le-feu. Khaled Nezzar exclura ces DAF des rangs de l’armée en 1988, y compris, hélas, ceux qui étaient brillants sur le plan technique. La mainmise sur les principaux centres de commandement de ces hommes confortent leurs opposants dans leur certitudes, c’est, selon beaucoup d’anciens maquisards — dont Saïd Abid, surtout Saïd Abid —, la preuve absolue de l’existence d’un complot inspiré par une main étrangère. Oufkir à Rabat, Chabou à Alger seraient «les artisans discrets et patients d’une inéluctable prise du pouvoir, encouragée par les Français, dans cette partie de l’Afrique du Nord». Alors le secrétaire général devient le sujet de toutes les conversations. Dans certains salons où trônent, sur l’acajou des commodes, des casquettes rutilantes, les méchancetés fusent : «son chien qui dévore par jour ce que mangent dix djounoud » ; «sa chasse aux moudjahidine» (La rancœur de ce brave maquisard mis d’office à la retraite (Chaïb Hamed, l’homme qui portait l’uniforme avec la prestance d’un maréchal) — reconverti dans le taxi clandestin — et qui répétait comme un disque rayé : «Chabou el-khabith khalani n’ffroti.» Son épouse étrangère «au courant des dossiers intéressant la Défense nationale» ; «son insistance pour se faire recevoir par Brejnev pendant une mission technique à Moscou», «les dossiers qu’il tient sur certains hauts dignitaires de l’armée» (Chabou — et c’est tout à son honneur malgré les tirs convergents de la calomnie – n’utilisera jamais les dossiers explosifs qu’il possède sur ceux qui déversent sur lui leur fiel). Quand un proche le met en garde lorsque la cacophonie monte crescendo, il ouvre un tiroir et dit en soupirant : «A quoi bon leur répondre ? Cela ne servirait pas l’institution si j’étalais tout ce que j’ai là !» ; «son détour par l’île de Brioni pour un tête-à tête avec Tito, au retour d’un voyage privé en Allemagne». Mais le plus «grave», selon ses détracteurs, c’est le favoritisme systématique dont il fait montre envers «les anciens tricolores». Ils visent, ce disant, non pas les DAF, mais la cohorte des jeunes patriotes venue en 57, 58 et 59, qui ont fait leurs preuves dans tous les djebels d’Algérie. L’œil féroce de la calomnie relustre d’un vernis indélébile des couleurs en vérité bien passées. Des langues vipérines transforment de simples rencontres conviviales d’anciens camarades de régiment en dangereux conciliabules. Devant tant de rumeurs, de flèches empoisonnées, de mensonges, cette catégorie de cadres de l’ANP serre les rangs autour de Chabou, devient un bloc monolithique et tient comme une nécessité vitale la protection du ministre de la Défense. N’aspirant à rien d’autre qu’à servir l’armée de leur pays, ils se rendaient à une évidence démontrée tous les jours : Houari Boumediène était un moderniste décomplexé. Après avoir jeté pendant la guerre de Libération les fondations de l’édifice militaire, il le structurait étage par étage. Ils étaient fiers d’en être, eux, les maîtres d’œuvre et l’armature. Ils trouvaient en lui un chef attentif à leurs soucis, quelques fois non sans humour. «Elevez toujours davantage le niveau de vos hommes, el-kazdir (la ferraille) j’en fais mon affaire !» A Moscou (l’anecdote les charma), Malinovski levant son verre à la santé de son hôte qui buvait de l’eau déclama à la cantonade : «Soyez tous témoins, pour chaque verre de vodka que boira le camarade Boumediène j’offrirai un tank à l’Algérie !» — «Daignez, camarade Malinovski, que je délègue cet honneur au commandant Abdelmoumen, notre attaché militaire ici présent. Mais de grâce, réfléchissez bien avant d’accepter car, en une seule nuit, les dépôts de l’Armée rouge seraient vidés !» rétorqua l’autre. Abdelmoumen, qui faisait semblant de boire de la limonade, demande derechef une bouteille de «smirnoff». Il accepte de leur part ce qu’il n’admet chez personne d’autre : la critique de certaines de ses décisions relatives à l’ANP. Il sait qu’elle part d’un bon sentiment, qu’elle a été formulée dans l’intérêt de l’armée et qu’elle est à mille lieues de la politique. Il ne se formalise pas. Il écoute et corrige le tir quand il est convaincu. Ces «sorties» lui permettent de contrôler, par le ricochet des hommes de terrain, le travail du secrétariat général ou des directions centrales du MDN. Depuis qu’ils ont rejoint l’ALN, en groupes ou en rangs dispersés, ils ont connu toutes les difficultés et subi brimades et humiliations. Ils ont surmonté l’adversité et démontré ce qu’ils étaient en réalité et ce qu’ils étaient capables de faire à la tête de bataillons d’élite. Des centaines d’entre eux sont morts les armes à la main face à l’ennemi. En écrivant ces lignes, mes pensées vont au chahid Youcef Latrèche, transfuge du camp «d’El-Btiha», et aux autres déserteurs de l’armée française qui inscrivirent sur les flancs calcinés du djebel El- Mouadjène (26 avril-3 mai 1958), lors de la bataille de Souk-Ahras, une impérissable page de gloire. (De ceux-là, personne n’en parle). Khaled Nezzar a résumé avec beaucoup de hauteur la nature des sentiments qu’il a inspirés à certains moudjahidine et comment, lui, il a réagi. Chacun de ses camarades auraient pu écrire ces lignes. «Je n’ai jamais prétendu faire descendre un aîné de son socle, pourvu que sa fierté soit celle que le vétéran retire du poids des épreuves passées. Je refuse que la qualité d’ancien autorise la dérision ou pis, la suspicion. Venu tardivement, au gré de certains, j’avais l’ambition de mettre les bouchées doubles, non pour quêter des satisfecit mais pour apporter plus intensivement ma pierre à l’édifice. Je ne céderai jamais devant l’arrogance ou la calomnie, qu’elles s’expriment par des mots directs ou des allusions perfides.» Boumediène engrange, lui, lui qui a laissé dire et quelques fois faire, les dividendes inestimables de la fidélité inconditionnelle à sa personne. L’escadron d’élite qui a été à ses côtés dans les épreuves passées sera plus que jamais présent dans ce qui s’annonce. Ceux parmi les protagonistes des événements qui ont eu lieu en novembre et en décembre 1967, et qui ont témoigné par l’écrit, l’ont fait selon leur propre compréhension des enjeux d’alors. Trop proches sans doute du foyer principal, éblouis par leurs certitudes, ils n’ont pas compris les enjeux de la crise qui a abouti à l’effusion de sang du 14 décembre 1967. Ceux qui ont vu la position de Zbiri comme une tentative d’éliminer les officiers venus de l’armée française qui commençaient à investir les principaux centres de commandement de l’ANP ont fait une lecture erronée de la réalité. Tahar Zbiri n’a jamais considéré les jeunes Algériens déserteurs de l’armée française autrement que comme d’authentiques moudjahidine, dignes de considération et de confiance. Certains d’entre eux, parmi les plus connus, alors que Zbiri, son échec consommé et acculé à l’exil et à l’errance, auront une position exprimée courageusement au péril de leur carrière. C’est Mohamed Boutella qui dira : «L’Algérie a perdu son “Che Guevara”», ou encore Selim Saâdi, lequel protestera véhémentement devant des excès auxquels se livraient des agents trop zélés de la SM. Il interdira que l’école des blindés de Batna, qui dépendait de lui, soit utilisée pour des interrogatoires musclés. C’est Khaled Nezzar, qui, confronté à des actes de pillage de biens de l’ANP par des responsables militaires, aura devant des témoins, qui s’empresseront d’aller le répéter, une réflexion qui lui vaudra les foudres de Chabou : «Tahar Zbiri avait donc raison de s’insurger !» C’est Beka Abdennour qui intercédera pour de nombreux anciens compagnons victimes des grandes purges qui ont suivi le 14 décembre alors que lui-même a eu gravement à pâtir des agissements des partisans de Zbiri. Les reproches faits à Chabou par Zbiri concernaient le SG du MDN, ès qualités, pour sa gestion envahissante et son mépris de la hiérarchie et nullement pour la première partie de sa carrière militaire parce qu’il l’avait commencée dans l’armée française. 

7. Le défilé de l’angoisse 
1er novembre 1967, le défilé militaire, avenue de l’ALN, va bientôt commencer, mais où est donc le chef d’état-major? Allahoum, le chef du protocole du Président, téléphone sans discontinuer. Tahar Zbiri ne viendra pas. On ne peut plus attendre. Le défilé s’ébranle, conduit par le colonel Abbes. La nervosité des officiels n’échappe pas aux diplomates présents. Il se passe quelque chose d’inhabituel. Boumediène, d’habitude impassible, est blême. On l’entend interroger Merbah : «Où est Saïd Abid ?» Il est intrigué par l’absence du chef de la première Région militaire. «Il est allé s’inquiéter de l’absence de si Tahar», répond Merbah. Merbah, qui a fait son boulot pour sécuriser les lieux, vient juste d’apprendre que les engins qui commencent à défiler sont pourvus en munitions et que Houasnia, le chef du premier bataillon de chars, a fait armer ses canons juste avant de quitter sa caserne. Il en informe aussitôt Boumediène. Le Président ne bronche pas. Il demande encore une fois : «Où est Saïd Abid ?» Saïd Abid qui vient de revenir se rapproche du Président : «Si Tahar est malade.» Boumediène hoche la tête de haut en bas, sans dire un seul mot. Ils sont deux à comprendre – lui et Boumediène – que Zbiri vient d’engager l’épreuve de force. Mais il n’est pas inquiet outre mesure. Il connaît suffisamment Zbiri pour savoir que ce dernier n’est pas homme à faire tirer sur la foule. Les engins du premier bataillon de chars passent dans le fracas des chenilles. Aucune tourelle n’a orienté ses tubes vers la tribune officielle. Boumediène semble perdu dans ses pensées. Malgré la fraîcheur de la matinée, une goutte de sueur perle sur son nez. Il l’essuie du revers de la main. Lorsque les «BTR» arrivent à sa hauteur, il penche le buste vers l’avant, les mains crispées sur le bord du siège, comme s’il voulait plonger ou se lever brusquement. Sitôt le défilé terminé, Saïd Abid se précipite chez Zbiri, au chemin Poirson sur les hauts d’El-Biar. Zbiri n’est plus à son domicile, il s’est retranché auprès des tankistes du premier bataillon de chars casernés au Lido, à la périphérie est d’Alger, qui viennent juste de rentrer de la parade. Il court en informer Boumediène. Le lieutenant Layachi Houasnia, chef du premier bataillon de chars, qui vient de recevoir le chef d’état-major, est un maquisard de la première heure. Il a servi longtemps sous les ordres de Zbiri lorsque ce dernier était le responsable du troisième bataillon de la base de l’Est. C’est ce même Houasnia, qui par l’action qu’il a menée le 11 janvier 1958 contre des unités ennemies en opération dans le djebel El-Ouasta, à quelques kilomètres de la frontière algéro-tunisienne, a provoqué la réplique de l’aviation française contre la ville de Sakiet-Sidi-Youssef. Les cinq prisonniers français que Houasnia a ramenés ont été l’élément passionnel qui a induit une extraordinaire accélération des événements en France et en Algérie. Cette dynamique alimentée en énergie par les vociférations des ultras d’Alger et de leurs lobbies parisiens aboutira, quelques mois plus tard, à la chute de la IVe République. Personne ne doute que cet officier exécutera les ordres de Zbiri quels qu’ils soient. Au ministère de la Défense, Chabou commence fébrilement à préparer des parades, «au cas où…». Saïd Abid, effaré par le remue-ménage qui y règne, rassure tout le monde et demande instamment à Chabou et à Rachid Medouni, chef du génie militaire, qui joue les mouches du coche, de ne pas «jeter encore de l’huile sur le feu» et il ajoute : «Il n’y a aucune conjuration. Il n’y aucun danger. » Si Tahar, selon lui, «a cédé à un accès de colère» et il se fait fort, lui, Saïd Abid, de le ramener chez lui le soir même. Pour Boumediène qui ne s’attendait pas à cette brutale évolution de la situation, le plus urgent est de gagner du temps, pour voir clair autour de lui. Tandis qu’il autorise Saïd Abid à promettre à Zbiri tout ce que ce dernier exigera, il prend quelques précautions… Zbiri, pressé de toutes parts et ayant la garantie des principaux chefs de région pour sa sécurité et pour la mise en œuvre des changements qu’il n’a cessé de demander depuis des mois, quitte ses retranchements et retourne chez lui. Ce n’est pas une retraite sans gloire. Au contraire, il pense qu’il a désormais de son côté les chefs de régions qui comptent : la première qui commande Alger et la troisième la plus importante sur le plan des moyens militaires. Les autres feront ce que décidera la première, à moins de passer de force à travers les défenses de cette dernière, si jamais son chef décidait une action contre le régime. Boumediène sent le vent du boulet. Zbiri a ébranlé le socle sur lequel repose son régime. Il n’est plus sûr de rien. De la première région surtout, malgré les dénégations de son chef. Ce dernier s’est rendu suspect à ses yeux depuis qu’il n’a pas voulu entendre parler d’une mise à l’écart brutale de Zbiri proposée par Medeghri. Bien que la fonction de chef d’état-major de Zbiri est purement nominative, (Boumediène ayant tout fait afin que Zbiri n’ait aucun commandement direct sur les unités opérationnelles), l’homme reste cependant capable de renverser la situation à son profit. Les chefs de bataillon, dans leur majorité, lui vouent de la considération et ils peuvent très bien répondre à son éventuel cri de ralliement et exécuter ses ordres. Sur les plans moral et politique, sa position est inattaquable. Elle lui a valu les adhésions et les sympathies de nombreuses personnalités et d’une grande partie de l’opinion publique. Son prestigieux passé et ses états de service l’autorisent à prétendre corriger «le redressement» du 19 juin. Boumediène sait que les responsables faisant partie de son régime cherchent à se mettre dans les bonnes grâces du chef d’état-major et lui adressent des signaux discrets. Houari Boumediène, au cours de la première décade du mois de novembre 1967, sent le sol se dérober sous ses pieds. Le danger ne vient plus d’un opposant politique réfugié à l’étranger et rappelant son existence par quelques tracts circulant sous le manteau. Il vient du sein même de l’armée, ce mythe qui garantit son pouvoir. Alors Boumediène, pendant que Chabou fait son travail, engage le dialogue avec Zbiri. Le 7 novembre, il se rend personnellement au domicile de ce dernier. La confrontation est houleuse. Boumediène reproche à l’ancien chef de l’Aurès de vouloir faire éclater la cohésion de l’armée. L’autre lui répond : «C’est toi qui l’implique et la compromet ; quant à ma position, dois-je, sous prétexte de discipline, entériner toutes tes décisions ?» et d’ajouter un pour mémoire cinglant : «Lequel d’entre nous n’a pas hésité pour des considérations de pouvoir à entrer en dissidence contre le GPRA, alors que l’Algérie avait encore le couteau sur la gorge ? Lequel de nous n’a pas hésité, en juillet 62, à ordonner, à partir de Bou Saâda, à ses bataillons de s’ouvrir la route d’Alger à coups de «douchka» ? • Tu étais là-bas, Tahar ? • Oui, j’y étais, hélas, mais lequel d’entre nous a refusé toute idée de dialogue ou de compromis ?» C’est un langage de sourds entre les deux colonels. L’un ne voulait voir dans le 19 juin qu’une simple étape ; pour l’autre, c’était déjà un piédestal !... Ils se séparent, l’un ravalant sa colère, l’autre sa déception. Le 17 novembre, une nouvelle entrevue a lieu entre les deux hommes dans la petite villa du Golf, à deux pas de la présidence. Dans le décor spartiate du salon, Boumediène résume sa position : «Tahar, pour moi le tableau n’est pas aussi noir que tu le décris !» L’autre l’interprète ainsi : «Il n’y a donc rien à changer !» Puis Boumediène ajoute, rassurant sur ses intentions : «Je ne suis pas Staline qui a liquidé ses compagnons.» Ce sera la dernière fois que les deux hommes se rencontrent. Les jours s’écoulent et la tension monte. Chacun compte les siens. Boumediène reçoit des rapports inquiétants : les commentaires défaitistes de Djamel C. Belkacem, les paroles ambiguës de Bouteflika, «Si Tahar est un homme de l’Est adopté par les hommes de l’Ouest exactement comme si Boumediène» ; jamais équidistance n’a été aussi clairement formulée. La sentence a répétition de Saïd Abid (servie à Zbiri tous les matins) «Mouss ouahed yadbahna» (notre sort est lié pour le meilleur et le pire) et aussi la conclusion de Draia après l’intermède du Lido : «Si Tahar n’aurait jamais dû s’arrêter en si bon chemin !»L’alerte devient sérieuse quand il apprend qu’un officier, pourtant issu du même terroir que lui, le capitaine Kamel Ouartsi, pour lequel il nourrit de l’estime pour le grand nom qu’il porte et pour ses états de service, a osé le défier en allant haranguer dans l’enceinte même de l’Académie interarmes de Cherchell les chefs de bataillon. Il parodie sans le savoir, celui qu’indignât jadis la présence de Brutus dans la cohorte des assassins : «Toi aussi, mon fils !» Kamel Ouartsi, rejeton d’une vieille famille guelmoise, qui a tant donné à l’Algérie, maquisard de la première heure, avait simplement choisi son camp, selon sa conscience. C’est à partir de ce jour que Boumediène commence à se réfugier, chaque nuit, dans une caserne tenue par des fidèles. Il tient désormais pour suspect le ton lénifiant des rapports de ses services. «Vous ne me ramenez que de la boue alors qu’une poignée d’hommes a mis le pays et l’armée sens dessus-dessous !» fulmine-t-il. 

8. L’échec 
Les causes objectives de l’échec de Tahar Zbiri n’ont pas d’autres raisons que son option, dès le début sur le dialogue, les appels à la raison et la persuasion. Cette option n’était pas inspirée par la peur d’affronter par la force Boumediène et ses moyens, mais par la crainte de voir le pays replonger dans les déchirements qui ont précédé et suivi le cessez-le-feu de 1962. Il était convaincu que «la table rase du 19 juin» était une bonne chose pourvu que ses promesses soient tenues. C’est cette illusion, nourrie jusqu’au bout, qui le mènera à l’échec. La meilleure preuve que sa démarche était pacifique est l’ordre qu’il donne au 1er bataillon de chars de quitter la capitale, qu’il tient sous le feu de ses canons, pour un cantonnement à El- Asnam, à 200 km de là. Dès lors qu’il démontre qu’il ne nourrit aucune velléité de prise de pouvoir par la force, il démobilise ceux de ses partisans qui sont prêts à aller plus loin à ses côtés. Il paralyse les mains du plus efficace et du plus déterminé de ses officiers, en l’occurrence le commandant Amar Mellah, lequel ne peut plus élaborer un plan cohérent et une liaison efficace avec les divers éléments de son dispositif, sans heurter de front le parti pris de Zbiri, en l’occurrence la concertation avec les autres chefs militaires et les appels à la raison en direction de Boumediène. Le départ d’Alger du 1er bataillon de chars, pivot central autour duquel doit s’articuler l’intervention des autres unités favorables au mouvement, est compris par les partisans de Zbiri comme la fin de la crise et le début de la solution politique. Zbiri n’a pas d’équipe. Il ne veut pas en constituer. Il ne veut pas apparaître comme quelqu’un qui se présente en alternative à Boumediène avec une sorte de cabinet fantôme. Il décourage ceux qui, plus lucides que lui, le voient courir vers l’abîme. «Je n’ai fait de contrat avec personne et je n’ai demandé à personne de me suivre», jette-til à ceux, parmi ses proches, qui tentent un exposé réaliste des choses. Abdelaziz Zerdani, l’ami des jours difficiles, quand dans l’Aurès, Adjoul tenait d’une poignée sanglante la grande Idara, Abdelaziz Zerdani tant injustement accusé et tant recherché par les services de sécurité n’a jamais prétendu à un rôle national futur. Il s’est borné, une ou deux fois — sans être écouté, hélas — à dire ce qu’il pense des assurances de Saïd Abid. Quelques jours après ces mises en garde, les événements lui donneront raison. Une équipe aurait été utile pour évaluer froidement — tout en convaincant Zbiri de garder ses atouts militaires — chaque proposition, chaque avancée pour transcrire immédiatement dans le concret les engagements du chef du CR. Mais encore une fois, Zbiri n’avait pas d’équipe ! Il n’avait pas d’équipe parce qu’il n’a jamais été question pour lui de faire un coup d’Etat. Zbiri n’a fait aucun effort pour expliquer ses intentions, laissant dans l’incertitude ceux qui, dans l’armée, auraient pu faire une autre lecture que celle qui semblait évidente : un simple «ôtes-toi de là que je m’y mette». Les turbulences de ce mois de décembre 67 semblaient à beaucoup une querelle dont le pays pouvait faire l’économie. Le pouvoir aura beau jeu, une fois l’échec consommé, de travestir la vérité. Ses relais tentent d’accréditer la thèse de «la conjuration d’officiers ignards et ambitieux liés par des liens tribaux». Comme aucun responsable ni au niveau national ni au niveau régional ne s’était déterminé publiquement en faveur des thèses de Zbiri, la configuration régionaliste deviendra crédible. Cherif Mahdi, secrétaire de l’étatmajor général, courageusement, refusera d’avaliser les mensonges officiels et remettra les choses à leur juste place par ses écrits chez les services de sécurité, par ses déclarations lors de l’instruction et par son cri du cœur devant la cour. Quand, écœuré par les dérobades, les défections, les reniements, les lâchetés et les trahisons de certains membres du Conseil de la révolution y compris les militaires, Cherif Mahdi dit les choses telles qu’elles se sont passées, un silence respectueux plane dans la salle. Le commandant Abdelghani qui préside le tribunal, mal à l’aise, essuie les verres de ses lunettes, étrangement embuées. Mais ce qui est arrivé après l’échec est une autre histoire. Revenons à cette soirée du 13 décembre. La rencontre du 13 décembre 1967, au soir, au domicile du chef de la 1re Région militaire, laquelle a réuni autour de ce dernier Mohamed Salah Yahiaoui, le colonel Abbès ainsi que Abderrahmane Bensalem et Zbiri (respectivement chef de la 3e Région militaire, responsable de l’Académie de Cherchell, commandant du quartier général et chef d’état-major) a été provoquée par Saïd Abid pour signifier à Zbiri que Houari Boumediène oppose une fin de non-recevoir à toutes ses demandes. Il conclut qu’ayant, lui, échoué dans sa médiation, il ne peut plus rien tenter. Les chefs militaires présents semblent, par leur silence, partager la position de Saïd Abid. Sont-ils conscients que leur «neutralité» soudaine, affichée au mépris des engagements pris à l’égard du chef d’état-major, livrait ce dernier, pieds et poings liés, à la vindicte de Boumediène ? Zbiri fait — enfin — la seule lecture à faire : Boumediène l’a désarmé par la ruse et les faux-fuyants. Il lit sur le visage fermé de ses vis-à-vis que pour Boumediène l’heure de la curée est arrivée, et que eux s’en accommodent… Il est effondré, il constate — trop tard — qu’il n’a pas mesuré correctement la détermination de son vis-à-vis à ne rien céder sur rien. Il n’a tout simplement pas voulu comprendre que ce dernier avait une démarche et un but en opposition totale avec ceux qu’il voulait, lui, imposer. Il a surévalué «le poids spécifique» et la solidarité des chefs militaires qui s’étaient portés garants de la parole de Boumediène. Il n’a enfin, et jusqu’au bout, jamais douté de la sincérité de Saïd Abid. Ce même Saïd Abid qui, pendant longtemps, bien avant juin 1967, n’avait cessé de pousser à la roue, qui avait incité Zbiri a réagir contre les faits accomplis de Boumediène, Saïd Abid qui a détruit Chabou de réputation et qui, soudain, freine des quatre fers. Pour Zbiri, le chef de la 1re Région militaire est, objectivement, l’homme qui lui ôté des mains tous ses atouts avant de l’enfermer dans l’impasse. Saïd Abid, que certains ont accusé, à tort, d’avoir été un agent provocateur, une créature cynique de Boumediène, était tout simplement un brave homme qui a été audessous de l’enjeu, lorsque les hasards de l’Histoire avaient mis entre ses mains le sort de l’Algérie. Saïd Abid, ancien petit employé de banque, bardé d’un modeste certificat d’études, était venu à la révolution au début de l’année 1957 par le soupirail de Tadjerouine (à l’époque un peu le Kandahar tunisien de la révolution algérienne). Il n’a jamais connu d’autres épreuves que celles que procure le relatif inconfort des bivouacs précaires de la frontière. Il n’avait pas le cumul historique, le substrat des expériences, la solidité des convictions qui font les révolutionnaires matures et qui osent. A l’heure de la décision, il est redevenu tout simplement Abid Saïd pris de vertige par l’accélération du manège qu’il avait imprudemment mis en branle. Placé entre les extrêmes, indécis, hésitant, bousculé par deux impatiences, il a joué le rôle d’un sage de village s’usant à réconcilier deux coqs de quartier séparés par une querelle subalterne. Il payera de sa vie, dans quelques heures, ses entrechats sur le fil du savoir. Devant la nouvelle donne, il ne reste plus à Zbiri que deux alternatives : se soumettre ou réagir. L’ordre qu’il donne de faire converger les unités vers Blida, ordre qui met littéralement Saïd Abid entre les mâchoires de l’étau, est obéi. C’est de cet étau que jailliront les balles qui tueront l’infortuné chef de la 1re Région militaire. Il importe peu de savoir qui a appuyé sur la gâchette. Objectivement, la démarche du chef de la 1re Région militaire était suicidaire. Le deuxième but du chef d’état-major est de provoquer une réunion (même restreinte) des membres du Conseil de la révolution favorables à son option politique et faire prendre conscience à Houari Boumediène de la responsabilité qu’il prendrait en faisant ouvrir le feu sur ses adversaires politiques et sur une partie de l’armée. Les aléas du terrain font que les forces qui s’étaient ébranlées vers le siège de la 1re Région militaire ne pourront jamais atteindre leur objectif. Le maquisard transparent, fidèle à ses idéaux, artisan d’un 19 Juin fondateur, a été vaincu par celui qui était venu de trop loin pour reculer et qui avait réglé le calendrier et l’heure à son propre chiffre. 

9. Epilogue 
Tahar Zbiri pourra échapper à Houari Boumediène mû par une terrible vindicte. Il lui échappera grâce à la mobilisation des chefs de la Wilaya IV historique dont, surtout, le commandant Lakhdar Bouragâa. D’Alger à Tébessa, des moudjahidine, anciens compagnons d’armes de Zbiri (Lakhdar Gouasmia, Mohamed Elhadi Rezaïmia, Mohamed Haba, etc.), des hommes de cœur (Aïssa Meguellati et ses deux fils Nadir et Djamel, Abdelmalek Boumaïza, Hamou Staïfi, Abdeljalil Ayat, Hamid Chakbouni, le docteur Harmouche et tant d’autres) risqueront leur carrière, leurs biens, leur liberté, leur vie pour le protéger et le guider sur sa route vers l’exil. Tahar Zbiri évoquera-t-il leurs noms un jour ? La secousse sanglante du 14 décembre 67 sera ressentie à tous les niveaux de l’ANP. Beaucoup de cadres en seront traumatisés. Terribles seront les conséquences pour l’Algérie. Le délestage du Conseil de la révolution, d’une manière aussi radicale, permettra à Houari Boumediène d’asseoir définitivement sa dictature sur le radier massif de la police politique pour pouvoir monologuer pendant longtemps, face à son miroir, à mille lieux des réalités de son pays. 

M. M.
In Le Soir d'Algérie, le 10 ,11 , 12, 13 octobre 2011.

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