Considérée par le CNT libyen comme le principal soutien international à Kadhafi, Alger refuse officiellement de se réjouir de la chute de troisième dictateur de la région. Côté officieux, les Algériens, mêmes suspicieux, sont heureux de cette nouvelle victoire partie de Benghazi, la plus algérienne des villes libyennes.
Quartier résidentiel d'El Biar, sur les hauteurs d'Alger. Lundi 22 août au matin, le lendemain de la chute de Tripoli, une épaisse fumée noire montait dans le ciel désespérément bleu. Immédiatement, un gros camion de pompiers se dirigeait vers l'ambassade de Libye, située à 100 mètres de l'appartement personnel du président Bouteflika.
Fausse alerte, le départ de feu était plus loin mais depuis février, l'ambassade libyenne dans la capitale algérienne est sous surveillance permanente de la police. Plusieurs manifestations ont eu lieu devant l'ambassade depuis le début de l'insurrection libyenne mais mardi 23 août, tout a changé.
Même si Tripoli n'est pas encore totalement tombée et que Kadhafi est toujours introuvable, le drapeau officiel libyen, seul drapeau au monde n'ayant qu'une seule couleur et pas le moindre motif, a été décroché et remplacé par le drapeau un peu plus compliqué de la rébellion, celui de l'ancienne Libye royale, trois couleurs avec au centre, comme celui de l'Algérie, un croissant enfermant une étoile de la même couleur.
Le nouveau drapeau libyen qui trône sur les hauteurs d'Alger n'est pas seul. A ses côtés un autre drapeau a été hissé, un étendard noir symbolisant le deuil et les pertes humaines de cette troisième révolution gagnée du monde arabe. Pour le reste, aucune manifestation ni attroupement ne sont visibles, même si le dispositif policier a été légèrement renforcé. Juste quelques Libyens présents aux portes de l'ambassade, pour y recueillir des informations ou pour rentrer au pays fêter la victoire.
De l'autre côté de la frontière, la fumée émanant du siège de l'ambassade algérienne à Tripoli n'était pas une fausse alerte. Lundi 22, des rebelles ont attaqué la représentation algérienne et isolé encore davantage l'Algérie sur le plan diplomatique, dont le drapeau a été aperçu plusieurs fois en Libye lors de manifestations de pro-Kadhafi.
Rumeur contre information
Le 20 août, journée nationale du résistant en Algérie (qui commémore la lutte pour l'indépendance), la rumeur faisait déjà le tour d'Alger, dans les nombreux cafés qui ouvrent juste après l'heure de la rupture du jeûne: Kadhafi est à Alger. Pour preuve, la chaîne Al Jazeera parlait d'un convoi particulier de 4X4 officiels et armés, juste avant la chute de la capitale libyenne et prenant la direction de la frontière algérienne.
Kadhafi aurait été rapatrié, tout comme l'ambassadeur algérien à Tripoli, exfiltré à la dernière minute en 4X4 aussi. Mais au-delà d'une belle victoire méritée et saluée par les Algériens, c'est encore le Conseil national de la transition (CNT) libyen qui pose problème. Encore une fois très rapide sur ce coup, il a accusé l'Algérie d'héberger Kadhafi, poursuivi par la Cour pénale internationale, l'Algérie ayant ratifié la convention mais ne l'ayant toujours pas signée.
Le CNT avait dès le début de l'insurrection accusé l'Algérie d'aider Kadhafi; d'abord d'envoyer des mercenaires épauler le régime libyen, puis d'affréter des avions pour transporter des troupes sur le sol libyen.
Les relations se sont dégradées, d'autant que pour l'Algérien, hostile de par son histoire tumultueuse à toute intervention occidentale, a une image un peu ambiguë du CNT, créé le 27 février à Benghazi, qu'il voit comme un copier-coller du CNT irakien, un groupuscule téléguidé par la CIA qui a mené l'ancienne Mésopotamie au chaos organisé.
On salue quand même la victoire d'une jeunesse libre contre un dictateur dégénéré, et même le régime algérien a indirectement consenti au nouvel ordre. Le fait de hisser au cœur d'Alger le drapeau de la rébellion libyenne est une reconnaissance de fait du CNT par l'Algérie —les usages diplomatiques interdisant de modifier le symbole officiel d'un régime reconnu, sans l'accord du pays hôte.
Emboîtant le pas aux Tunisiens qui l'ont fait officiellement le 21 août (les Marocains, eux, viennent juste de le faire), cette reconnaissance indirecte est le signe d'une victoire définitive, sans retour possible, et la fin officielle de l'alliance objective des voisins autocratiques algériens et libyens.
Amitié contre politique
Pendant le long conflit libyen, qui aura duré sept mois, on aura longtemps disserté sur l'étrange relation entre les régimes algériens et libyens. En réalité, il ne s'agit pas d'une alliance géostratégique mais d'une simple histoire d'amitié entre Bouteflika et Kadhafi.
De la trempe des révolutionnaires panarabes modernistes des années 60 et 70 qui ont destitué les régimes féodaux plus ou moins placés par l'Occident à la tête des pays arabes et africains, Bouteflika a gardé une certaine estime pour Kadhafi, malgré ses dérapages permanents —y compris contre l'Algérie.
Son propre fils, Seif al Islam, qui avait promis «des rivières de sang» au tout début du conflit, est du clan Kadhafi celui le plus proche de l'Algérie. Il y a des intérêts économiques, notamment un hôtel Mariott à Tlemcen, ville d'origine du président Bouteflika et d'un nombre important de ministres du gouvernement mais aussi des intérêts affectifs; une fiancée algérienne qu'il a demandée en mariage juste avant le déclenchement des hostilités en Libye.
Mais il y a quand même un enjeu économique dans l'alliance défunte avec Kadhafi. Au-delà d'une inconsolable fiancée qui vient de perdre son futur mari, l'Algérie va perdre du terrain économique. Avec la révolution, Sonatrach, la méga entreprise publique algérienne qui gère les hydrocarbures, va perdre ses intérêts en Libye au profit des Français, têtes de pont occidentales de l'offensive contre Kadhafi, qui vont pouvoir se servir directement sur la bête et faire perdre, par le biais du CNT hostile à l'Algérie, ses positions pétrolifères en Libye.
Autre répercussion directe sur l'Algérie, la frontière Ouest avec le Maroc vient d'être dégarnie. Les milliers de militaires algériens postés devant l'ennemi officiel du régime ont été mutés il y a quelques jours de l'autre côté du pays, 1.500 kilomètres à l'Est, pour surveiller la frontière désertique avec la Libye qui court sur près de 1.000 kilomètres, pour éviter les infiltrations de groupes terroristes surarmés qui pourraient profiter de l'absence d'Etat.
Si pour l'instant, seuls des militaires libyens fuyant les représailles ont été arrêtés en territoire algérien, tout est à prévoir dans ce Sahara, plus vaste désert du monde, où même le Sahel va être reconfiguré —autre répercussion de la chute de Kadhafi, ce dernier ayant utilisé plusieurs armes pour brouiller la région. Pour l'instant, sur Alger la sage, le drapeau rebelle flotte, tout comme l'avenir encore incertain de ce côté de la grande frontière avec la nouvelle Libye.
Symbolisme contre idéologie
Si le vieux drapeau libyen senoussi qui a flotté de 1951 à 1969 sous le règne du roi Idriss a été ressorti pour combattre l'étendard monochrome du régime Kadhafi, instauré en 1977 pour fêter la Révolution verte, il n'y a aucune volonté de retourner à un ordre monarchique.
Ce n'est qu'un symbole, comme les trois couleurs du drapeau de la rébellion. Le noir symbolisant la vieille confrérie senoussie, aux premières lignes de la Révolution de 2011; le rouge le sang des martyrs tombés pendant l'occupation italienne; et le vert l'espoir et l'islam, pour faire reverdir les déserts féodaux et autocratiques
Des symboles, tout comme l'est le souverain Idriss 1er, d'origine algérienne, où de son fief de Benghazi, la ville libyenne la plus algérienne et la plus frondeuse, a démarré la révolution. C'est donc une victoire un peu nationale, même si pour les officiels c'est différent, la révolte est vraiment trop proche. Après la Tunisie, elle s'est quelque peu éloignée en allant vers l'Egypte, où le drapeau israélien vient d'être décroché pour protester contre la mort de soldats égyptiens, et est revenue frapper à la porte des conservateurs algériens en Libye.
A qui le tour? L'Algérie a déjà deux pays frontaliers qui ont basculé. C'est le seul pays arabe dans ce cas aujourd'hui, et la récente déclaration du ministre des Affaires étrangères turc sur les événements en cours en Libye, «une leçon pour les dirigeants de la région», qui «montre que ceux qui n'écoutent pas leur peuple ne peuvent pas rester au pouvoir», vise directement le régime Bouteflika.
Réformes et contre-réformes se succèdent en Algérie, au rythme de l'évolution des révoltes arabes. Avec la chute de Kadhafi, les premiers dividendes viennent de tomber: la dépénalisation du délit de presse, après le changement en dernière minute d'un avant-projet de loi qui maintenait des peines de prison pour les journalistes. Fin tacticien qui avance et recule en fonction de la conjoncture internationale, le président Bouteflika recule une nouvelle fois, même si de ce point de vue et malgré les apparences, l'Algérie est beaucoup plus stable. Le drapeau algérien, dont l'apparition date des années 30, est resté inchangé jusqu'à aujourd'hui. Et même en cas de révolution, il est impensable qu'on le modifie.
Chawki Amari
In Slate Afrique.
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