(In LQA) Al
Jazeera est née d’un rêve. Celui d’une princesse, pétrie de modèles
occidentaux, d’une vraie liberté de la presse. La princesse du Qatar
en l’occurrence. Un jouet que lui avait offert son émir de mari. Il
n’avait jamais imaginé que cette chaîne toute petite, et avec des moyens
initiaux dérisoires, allait devenir un facteur déterminant dans la destinée de
peuples entiers. Et ainsi, le mari se ravisa, reprit son cadeau, et entreprit
de jouer le rôle de la fameuse fable, « la grenouille et le bœuf ».
Le rêve d’un grand média arabe…
On
raconte que lorsque Hosni Moubarak visita pour la première fois les locaux d’Al
Jazeera, il s’exclama : « Quoi, c’est donc cette petite boîte
d’allumettes qui a fait tant de remous ? ». Habitué aux structures
des chaînes de télévision égyptienne, des immeubles gigantesques, et un
personnel pléthorique, le Raïs ne parvenait pas à digérer que dans ce domaine
là c’est la qualité du travail, et le professionnalisme de ceux qui le
font qui comptent le plus. Il aura appris, à ses dépens, qu’il suffit parfois
d’une seule allumette pour allumer des incendies immenses.
Il
est vrai pourtant, qu’Al Jazeera, n’en déplaise à tous ceux qui ont vu
tout de suite en elle un outil entre les mains de forces embusquées, pour
déstabiliser le « monde arabe », a réussi ce que qu’aucun autre média
arabe n’a pu faire. Parler vrai, parler fort, aller à contre-courant des
discours dominants, ceux des régimes qui avaient fait main basse sur des
peuples entiers. Mais cette admirable vocation n’allait pas tarder à virer à
l’arnaque.
Lorsqu’Al Jazeera était au service des peuples….
En
vérité, et pour remettre d’emblée les choses dans leur contexte, nous devions
nous pencher un peu sur la nature des régimes qui ont été balayés par ce
formidable printemps dit arabe. Tous ces régimes, sans exception aucune,
étaient tout à fait inféodés, d’une manière ou une autre, et de façon souvent
insidieuse, aux maîtres du monde qu’ils disaient combattre, dans leur discours
destinés à la consommation interne. Nous savons aujourd’hui que les dictatures
de Tunisie, de Lybie, du Yemen, de Syrie, et même d’Algérie, entretenaient des
rapports de dominé à dominant, avec les USA, les pays occidentaux d’une manière
générale, et même avec Israël. Donc dire que les révolutions qui les ont
secouées étaient des complots de ces mêmes puissances, pour asseoir un nouvel
ordre mondial, est se moquer du bon sens. Jamais ces puissances ne
pourront retrouver des agents plus dociles, et plus enclins aux compromissions
les plus extrêmes, que ces régimes qui ne sont plus aux commandes.
L’intervention de l’OTAN en Lybie, qui a alimenté ces attitudes, souvent
animées par les mêmes régimes, a été un mal nécessaire, même s’il ne fait pas
de doute qu’elle n’a pas été dictée par un quelconque altruisme. Si le
contexte international, et la guerre sourde entre les USA et la Chine, n’avaient pas
été un sérieux problème pour décider d’une action internationale en Syrie,
l’assassin de masse syrien, qui fait un carnage de son peuple, en toute
impunité, aurait été vite neutralisé, au grand bonheur des Syriens, qui ne
comprennent pas que la communauté internationale les abandonne ainsi à leur
sort tragique.
Le
discours qui circule donc depuis le déclenchement des révolutions arabes sur
ces complots supposés, et qui dit vouloir résister à une lame de fond, partie
des cerveaux des Francs-maçons, des Néo-c ons, du Mossad, de la grande finance
internationale et autres élucubrations du genre, ne tiennent pas la route. Tous
les régimes prédateurs, et atroces, qui ont été renversés par leurs peuples, et
ceux qui sont en passe de l’être, sont des agents de ces mêmes puissances, et
des mêmes lobbies.
Mais
il n’en est pas de même pour Al Jazeera. Cette chaîne a réellement été un
facteur d’une très grande importance, dans la victoire des peuples contre leurs
despotes. Si ce n’étaient les images relayées par cette chaîne, depuis
les théâtres des opérations, en temps réel, au milieu de la violence qui se
déchaînait contre les révolutionnaires, ces régimes n’auraient pas été mis à
terre, et de grands carnages auraient pu être perpétrés à huis clos. Comme ce fut
le cas en Algérie, en octobre 1988, puis durant toute la décennie qui suivit
l’interruption du processus électoral dans ce pays. Nous pouvons affirmer
aujourd’hui, sans craindre le ridicule, que si ce n’était l’action d’Al Jazeera
et des réseaux sociaux, l’histoire aurait accouché d’immenses tragédies, sans
que les despotes aient pu être seulement ébranlés.
Le
rôle d’Al Jazeera a été capital. Et ce n’est pas pour rien qu’elle avait été
saluée par des peuples entiers, qui ont trouvé en elle une alliée précieuse.
On retombe toujours du côté où l’on penche…
Pourtant,
Al Jazeera ne fut pas toujours irréprochable. Loin s’en faut. Au moment même où
elle couvrait, avec une intensité remarquable, le combat libérateur des peuples
contre leurs régimes, elle a presque totalement occulté la lutte du peuple
bahreïni contre la famille régnante de ce petit royaume. Elle a passé
sous silence les effroyables massacres commis par la minorité régnante, et même
l’intrusion brutale, dans ce malheureux pays, des armées de l’Arabie Saoudite
et des autres pays du CCG(Conseil de Coopération du Golfe) .
La
révolution du peuple bahreïni a donc été étouffée dans le sang, y compris par
des pays étrangers, sans que personne n’y trouve à redire, et Al Jazeera encore
moins. Pourquoi ? Tout simplement parce que la majorité du peuple bahreïni
qui s’est soulevée est de confession chiite, alors que la minorité qui règne
sur elle est sunnite. Cette première grave carence d’Al Jazeera, qui
s’était alignée de façon aussi outrancière, indigne du journalisme, allait être
la première d’une série d’attitudes qui finiront par la montrer sous un jour
beaucoup moins romantique.
Al
Jazeera couvrait donc les évènements sous un angle assez particulier. Celui du
grand lobby saoudien, qui a trouvé en ces évènements un tremplin pour sa guerre
contre les Chiites, mais aussi contre toute force progressiste qui pourrait le
déstabiliser, ou contrecarrer sa propagande hégémonique sur une certaine vision
de l’Islam, pierre angulaire de sa domination sur toute la région, et sur les
lieux saints de l’Islam. Et là, une jonction peut-être faite en effet, mais à
postériori des évènements, et non sur leur causalité, avec les thèses qui
accusent Al Jazeera d’être un outil de manipulation des peuples. Et de là à
faire une autre jonction avec celles qui désignent les Saoudiens comme des
agents des Néocons et d’Israël, il n’y a qu’un pas, que n’importe qui de
moyennement censé aura vite fait de franchir.
L’appétit vient en mangeant…
Le
propriétaire d’Al Jazeera, l’émir du Qatar, qui a toujours été, jusque là, un
acteur sans aucune envergure, dans la région, et qui avait su assurer le
développement de sa chaîne en n’y interférant pas, ou très peu, allait être
vite enivré par le formidable succès que lui avait valu le travail de fond de
ce média. Très vite, il allait sortir de sa réserve, et se servir de l’audience
d’Al Jazeera, pour se poser en partenaire incontournable dans tout ce qui
concernait les développements des évènements. Et ainsi, presque naturellement,
l’émir du Qatar, une minuscule principauté, se retrouva à siéger dans
tous les cénacles internationaux qui se réunissaient pour prendre des décisions
sur les actions internationales à mener. Il alla même jusqu’à s’imposer, aux
peuples qui s’étaient libérés, en Tunisie, en Lybie, et au Yemen, comme une
sorte de puissance qu’ils ne pouvaient pas se permettre de ne pas consulter,
jusqu’à leur dicter des orientations qui relèvent de leur souveraineté
nationale.
Finalement,
même si nul ne pourra lui dénier le rôle éminent qu’elle a joué dans la
libération des peuples, Al Jazeera s’est révélée être un outil au service
d’ambitions aussi claniques qu’elles sont inféodées à ces puissances qui se
sont faites les protectrices des régimes honnis. Et qui continuent de vouloir
contrôler les aspirations des peuples libérés, et de faire en sorte de les
domestiquer.
Algérie, les copains d’abord…
En
Algérie, où le régime a vite compris l’importance décisive de cette chaîne sur
des évènements qu’il appréhende, et qu’il tente d’empêcher, voire de les
endiguer lorsqu’ils se produiront, un accord a été passé avec l’Emir du Qatar
lui-même. Pour un traitement de faveur, pour un remake de ce qui s’est passé à
Bahreïn. Et ainsi, depuis quelques mois, sur Al Jazeera, qui ne
passait pas une semaine sans inviter des opposants algériens, sans traiter des
graves problèmes que connait l’Algérie, avec une acuité qui faisait crisser des
dents à Alger, nous assistons, depuis quelque temps, à un tout autre
traitement de l’information dans ce pays. Hormis quelques interventions
ampoulées, de certains opposants, dont on comprend vite qu’il leur a été
demandé de ne pas passer certaines limites, l’Algérie n’est plus dans l’ordre
du jour d’Al Jazeera, malgré la gravité des événements, malgré une mobilisation
du peuple algérien jamais observée depuis l’indépendance du pays.
Ainsi,
le boycott annoncé des prochaines élections législatives, qui risque de faire
basculer la situation vers un soulèvement généralisé, et qui mobilise une
jeunesse particulièrement impliquée, est presque totalement ignoré par cette
chaîne qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a failli devenir. Une chaîne
qui allait entrer dans l’histoire des peuples, et qui s’est transformée en vile
machine de propagande à deux vitesses. Marche avant, marche arrière.
Aux
dernières nouvelles, l’Emir du Qatar était en villégiature en Algérie. Un
invité royal, au vrai sens du terme. Il y dispose d’une chasse gardée de
plusieurs milliers d’hectares, dans les steppes algériennes, où il a été
autorisé à chasser des espèces protégées, l’outarde et la gazelle. Il en fait
un véritable carnage. Des milliers de ces animaux ont été abattus, et
abandonnés aux charognards. Des centaines de gendarmes ont été affectés à la
protection de l’Emir et de ses invités, ainsi qu’une foule de domestiques.
En échange de ce traitement l’Emir du Qatar a ordonné à El Jazeera de
regarder ailleurs. Parce que pour lui, l’Algérie est une chasse gardée.
Anwar
Kais
In
Le Quotidien d’Algérie, 22 avril 2012
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