Dans cet entretien, le président d’honneur de la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme et membre influent de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie, explique les raisons pour lesquelles l’Armée ne peut indéfiniment rester spectatrice devant une Algérie réelle en mouvement et un système politique qui a fait le choix de l’immobilisme et du statu quo.
Liberté : Votre interpellation de l’Armée pour prendre ses responsabilités a suscité quelques incompréhensions avant de revenir à la charge pour apporter des clarifications. Pensez-vous toujours que l’armée a un rôle à jouer ?
-Ali Yahia Abdennour : Je dois d’abord préciser une chose : lors de la conférence de presse de la CNCD, le 24 avril, un journaliste m’a posé une question sur celui qui a ramené Bouteflika. J’ai répondu que c’est l’Armée. Je n’ai pas appelé à un coup d’état, je ne suis le porte-parole de personne. J’ai seulement soumis des idées pour le bien de l’Algérie. Il faut remonter à l’indépendance du pays pour mieux saisir la problématique. En prenant le pouvoir, l’Armée des frontières a fait de l’ANP la gardienne de toutes les institutions algériennes créées depuis. C’est elle qui a désigné tous les présidents, issus de ses rangs ou non. Les élections ne sont qu’une confirmation de la décision prise. Le Président est dans l’obligation d’appliquer la politique tracée par l’Armée, sinon il est démis. Ce qui fait que la marche vers le sommet de l’état ne dure pas et la descente peut être dure ou tragique. L’Armée a relevé Ben Bella, Chadli et même Zeroual. En 1988, elle a tiré sur les foules et elle a même torturé. Et, en 1999, c’est toujours l’Armée qui a ramené Bouteflika. Larbi Belkheïr a joué un rôle important dans son retour aux affaires. Dans les différentes constitutions, on n’a jamais institué une haute cour de justice pour juger un président ou un haut responsable en cas de faute grave. C’est l’Armée qui joue ce rôle, c’est elle qui surveille le Président en dépit des pouvoirs que lui confère la Constitution.
C’est la raison pour laquelle vous avez demandé à l’Armée l’application de l’article 88 de la Constitution ?
-Nous demandons à être informés sur la santé du Président. On n’a pas le droit de cacher aux Algériens ce que les Européens savent. C’est du mépris pour le peuple algérien. S’il est malade, il faut alors appliquer l’article 88 de la Constitution. Le problème est que dans la dictature instaurée par Bouteflika, les institutions ne peuvent pas jouer ce rôle. Il n’y a pas de séparation des pouvoirs et le législatif joue un rôle mineur. Comment voulez-vous qu’un Conseil constitutionnel, qui a avalisé toutes les fraudes électorales, puisse agir de la sorte ? C’est pour cette raison que j’ai dit que l’Armée doit assumer ses responsabilités. Il apparaît clairement que Bouteflika ne veut pas démissionner pour maladie, il ne veut pas se soumettre à la Constitution. Donc, il veut partir par la violence. C’est son choix.
L’armée n’est-elle donc pas sous la coupe de Bouteflika ?
-Aujourd’hui, il y a trois forces au sommet de l’état : la présidence, l’Armée et le DRS. Est-ce que celui-ci est avec l’armée ou avec Bouteflika ? On ne le sait pas. Une chose est sûre : l’armée et Bouteflika ne partagent ni la même vision ni la même stratégie, mais tout juste la tactique. La différence entre l’armée et Bouteflika est que le commandement au sein de l’armée est collégial alors que Bouteflika veut mettre en place un état policier avec un seul chef : lui. Bouteflika ne veut pas être le pouvoir mais le système politique comme c’était le cas de Houari Boumediene ou Fidel Castro à Cuba. Il veut diriger tout le monde, y compris l’armée. C’est là le problème de fond. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’aujourd’hui, il y a une mutation au sein de l’armée avec l’arrivée aux postes de commandement d’une nouvelle génération d’officiers dotés d’une formation intellectuelle et militaire. Et qui ne tirera jamais sur les manifestants.
Avez-vous des échos sur l’accueil réservé par les militaires à votre appel ?
-Les dirigeants militaires ne communiquent jamais. Ceci dit, je n’ai aucun contact avec eux et je n’ai jamais cherché à en avoir un. Mais je dis une chose : ceux qui sont pour la fin du système politique, même dans le pouvoir, pour sortir le pays de la dictature et pour instaurer la démocratie, la justice, la liberté, les droits de l’Homme et la justice sociale sont les bienvenus.
Vous avez déclaré, la dernière fois, que les grandes puissances pèsent dans le choix d’un président. En même temps, on constate que la pression occidentale sur le pouvoir a quelque peu baissé. Peut-on conclure que Bouteflika bénéficie toujours de l’appui des Américains ?
-Contrairement aux élections locales, la présidentielle a toujours intéressé les grandes puissances, particulièrement les USA. Ils essaient d’influer sur ce qui se passe dans le monde et veillent à ce que les présidents ne nuisent pas à leurs intérêts. Ils n’ont pas d’amis, ils ont des intérêts. Trois facteurs déterminent leur position : la lutte antiterroriste, les intérêts économiques et les considérations stratégiques. Comment Bouteflika a eu son deuxième mandat alors que l’Armée a été contre ? C’était au retour du général-major Mohamed Médiene (Tewfik, ndlr) des états-Unis que la situation a été renversée. La contrepartie du soutien américain était la privatisation du pétrole. La France, elle aussi, a des intérêts. Ceci dit, on ne peut pas dire que le président américain est pour Bouteflika. Dans son discours à Accra, au Ghana, Barack Obama a clairement soutenu que l’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts mais d’institutions fortes. Il a donc pris parti contre les dictatures. Il a dit aussi que l’Afrique n’a pas besoin de coup d’état constitutionnel pour permettre au chef de l’état de rester au pouvoir. Ce que Bouteflika a fait en 2008. Et au lendemain de l’élection présidentielle d’avril 2009, le président américain n’a pas envoyé de félicitations à son homologue algérien.
Le président Bouteflika vient de confier le chantier des réformes au président du Conseil de la nation, Abdelkader Bensalah. Un commentaire ?
-Le président Bouteflika ne tient absolument pas compte de ce qui se passe sur le plan régional. Il ne considère pas qu’il y a actuellement une accélération de l’histoire qui promet de balayer toutes les dictatures. Il continue à appliquer sa politique sans tenir compte du peuple qui manifeste tous les jours. Pour revenir à votre question, la personne de Bensalah m’importe peu. Ce que je ne m’explique pas, en revanche, c’est le fait de confier un tel chantier au président d’une institution qui ne devait même pas exister. En 1997, le président Liamine Zeroual a créé le Conseil de la nation pour pouvoir faire face à une éventuelle majorité islamiste à l’APN. En 1999, Bouteflika, lui-même, avait déclaré que les élections locales sont entachées de fraudes. Or, ce sont les élus locaux qui choisissent les membres du Conseil de la nation. Il n’y a pas une volonté de changer et on est dans l’immobilisme politique.
Que faut-il faire alors ?
-Face au pouvoir, il y a trois forces : la jeunesse insatisfaite d’un partage inéquitable des richesses du pays. Ces jeunes-là qui n’ont pas de travail, de logement, qui vivent de petits boulots ne peuvent pas supporter ce pouvoir. La deuxième force, ce sont les étudiants qui commencent à bouger. D’aucuns assurent qu’ils portent des revendications catégorielles et non pas politiques. Or, quand on conteste la politique appliquée à l’université, on est dans la revendication politique. La troisième force, ce sont les syndicats autonomes qui sont aujourd’hui dans la rue. Il arrivera le moment où le travailleur se rendra compte qu’il faut s’attaquer au politique pour obtenir ses droits sociaux. Il y a aussi l’émigration qui, de par ses capacités intellectuelles et matérielles, est une force importante. Elle doit alerter le monde sur l’absence d’état de droit en Algérie. Mais il y a lieu de relever une chose : l’élite algérienne ne joue pas son rôle. Elle doit freiner des quatre fers à son attitude actuellement négative et se mettre à la tête de toutes les manifestations pour faire partir le système politique et instaurer la démocratie. Ça passe aussi par la jonction de toutes les manifestations. Mais une chose est sûre : le problème se réglera dans la rue, pacifiquement ou dans la violence. Moi, je suis contre la violence. Le peuple algérien en a beaucoup souffert. Malheureusement, le pouvoir pousse vers le pourrissement. Si les Algériens et les Algériennes de la guerre de Libération nationale étaient morts pour la patrie, Bouteflika, lui, est prêt à sacrifier la patrie pour lui.
Que fera la CNCD face au refus obstiné du pouvoir de laisser la rue à l’expression citoyenne ? Continuera-t-elle à appeler à des marches ou trouvera-t-elle d’autres formes de contestation ?
-A mon avis, il faut persister dans cette voie car le monde entier nous regarde et ne comprend pas qu’après la levée de l’état d’urgence on ne puisse toujours pas manifester pacifiquement en Algérie. En plus, nous faisons œuvre de pédagogie vis-à-vis de l’opinion publique nationale et internationale. Il ne faut pas oublier que c’est grâce à la CNCD qu’il y a eu levée d’état d’urgence. Aujourd’hui, tout le monde descend dans la rue. La pression finira par faire reculer le pouvoir. Nous concernant, nous continuerons à organiser des marches jusqu’au jour où tout le monde, civils et militaires, sera dans l’obligation d’agir et d’assumer ses responsabilités parce que le pays ne doit pas mourir.
Liberté, le 07 mai 2011.
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