Par Nadir Marouf
Suite au débat médiatique suscité par l'article de Kamel Daoud dans le «Monde» où l'anthropologie, voire la psychanalyse, se muent en débat idéologique jusqu'à faire intervenir publiquement le Premier ministre français, je me réveille de mon amnésie pour évoquer un ancien souvenir.
Il ne s'agit pas pour moi d'entrer dans la surenchère de l'invective, sachant que la liberté d'expression est mon maître mot, à condition que l'on ne s'improvise pas psychanalyste, anthropologue ou sociologue à moindre frais. Je voudrais seulement rappeler un fait peu connu chez nous : celui de la fête du carnaval dont les préparatifs durent plusieurs jours jusqu'à la fête des Cendres (Mardi gras).
Au cours de l'année académique 1966-1967 je me trouvais à Maastricht proche de Köln (Cologne) et d'Aachen (Aix-la-Chapelle), ancienne métropole de la chrétienté sous les Carolingiens (9ème siècle), pour une enquête sociologique sur les conditions de vie des mineurs maghrébins dans les charbonnages du Limbourg belgo-néerlandais ayant pour chefs-lieux respectifs Liège et Maastricht(*). Le carnaval est fêté conjointement par les citoyens de Cologne et de Maastricht, distants d'une centaine de kilomètres à peine.
On y assiste alors à une permissivité qui contraste avec la vie austère des deux cités luthériennes, qui ont accueilli depuis l'Edit de Nantes les Huguenots, protestants condamnés à l'exil sous le règne de Louis XIV. Il n'est pas rare, en effet de rencontrer à Maastricht des noms bien français. La bibliothèque municipale y contient des ouvrages francophones datant du 16ème siècle. Quiconque a vécu à Maastricht, en tout cas à cette époque, est saisi par la grande exubérance de la population, notamment les jeunes, dans une ambiance où la bière coule à flots et où tout semble permis. Une bonne partie des gens de Maastricht continue la fête à Cologne et vice-versa. Des amis néerlandais m'avaient confié qu'un nombre anormalement élevé de naissances sous X surviennent neuf mois après les fêtes du carnaval !
Encore une fois, je ne suis pas psychanalyste, je constate un fait, celui de l'orgie collective permise le temps du carnaval, une fête bien catholique malgré son soubassement païen (ce qui n'est pas propre à la religion catholique). Comment qualifier les évènements festifs encadrés par ce rituel populaire qui était bien présent à Cologne au moment des faits rapportés par la presse, précisément sur le précèdent mettant en cause des migrants maghrébins ? Je laisse le soin aux spécialistes d'investiguer sur les circonstances précises de ce fait divers. Il se peut que mon propos soit à côté du débat et des faits qui l'on suscité. Je voudrais néanmoins restituer un fait que les populations autochtones de cette région de l'Europe de l'Ouest connaissent très bien.
En effet, au-delà de cet épisode, je rappelle sans rentrer dans les dédales de l'anthropologie historique, voire religieuse, que la Rhénanie (qui englobe le sud-ouest de l'Allemagne et la zone contiguë flamande c'est-à-dire le Limbourg belgo-néerlandais) font partie de ce qu'on appelle les sociétés agraires tout au moins pour ce qui est de leur histoire médiévale. Dans le cas d'espèce, il s'agit de producteurs traditionnels de houblon, d'où la prépondérance de la bière dans la région. Dans toute société agraire, qui tranche avec les civilisations pastorales, il existe des rituels dédiés à la fécondité : fécondité de la femme, s'inscrivant dans le cycle végétal, et ponctués par des rituels célébrant la fertilité de la terre : les Saturnales décrites par les auteurs latins ne sont pas différentes de nos « nuits de l'erreur » (leylat el gh'lat, sorte de simulation d'un coït anonyme), vieux rituel judéo-berbère dont subsistent quelques traces sur les hauteurs de l'Atlas tellien. Abdallah Hamoudi nous en a donné une excellente restitution monographique à propos de la fête de Achoura dans un village marocain près de Beni Mellal (« La victime et son masque », PUF, 1987). Dans l'antique Palestine des Cananéens, Astarté faisait office de déesse de la fécondité : les Cananéens étaient agriculteurs sédentaires et comme tous les peuples de leur espèce, on y découvre un panthéon dédié à la fertilité, du sol, des femmes. Dagon était le dieu de la charrue, Baal le dieu du grain.
Dans toutes ces civilisations agraires, quelles que fussent leurs latitudes géographiques et leurs appartenances (Indo-européennes, Sémito-chamitique, amérindienne etc.), il y a deux constantes :
1. La mise en scène érotique de l'acte de production pour la survie, ce qui exclut toute interprétation normative.
2. La fragilité du statut paysan pour des raisons logistiques évidentes : le paysan sédentaire depuis le néolithique a toujours été menacé par le pasteur nomade à la recherche de pâturages. Ibn Khaldoun a admirablement développé cette épopée de la prédation pour le Maghreb médiéval. Mais la séquence médiévale décrite par ce dernier n'est qu'un épisode dont les origines remontent à la protohistoire.
De tout ce qui précède, il y a la symbolique du sexe, ou plutôt de l'Eros. Dans le panthéon des cultures agraires du monde, nous avons affaire à une dialectique irréductible de la sexualité et du mysticisme, du profane et du sacré. Pour revenir au « syndrome de Cologne », j'ai la faiblesse de croire que les préparatifs du carnaval (qui commencent le 11 novembre pour s'arrêter au mercredi des Cendres) donnent lieu -autant que je m'en souvienne- à une érotisation de la fête, processions masquées, ivresse physiologique, ambiance lubrique etc., j'ai vu à Maastricht des scènes d'accouplement débridés dans les recoins de rues ou à l'entrée des immeubles la nuit aidant. Je me suis toujours demandé pourquoi ce contraste flagrant entre le conformisme très puritain des jours ordinaires, et cette revanche dionysiaque à l'occasion du carnaval.
Je n'ai pas suivi dans les comptes rendus médiatiques si le carnaval a été signalé, car la Saint-Sylvestre s'y trouve encadrée.
Encore une fois, les religions canoniques laissent apparaître des pratiques païennes, ce qu'on appelle « syncrétisme » pour faire simple. Le rapport à l'Eros, donc au corps sexué, est un problème ontologique qui se passe de psychologie différentielle. Il n'y a qu'à se reporter à Freud, et plus encore à Frazer et à Robertson Smith (le découvreur du personnage totémique et de « l'assassinat du père »). Qu'il y ait une spécificité du rapport au sexe dans l'islam des musulmans n'est qu'un épiphénomène culturaliste qui n'élimine pas le fondement archétypal du rapport à l'Eros, lequel concerne l'humanité.
Dans ce qui s'est passé à Cologne, me semble-t-il, ce n'est pas tant le caractère scandaleusement agressif des migrants, qu'un problème de langage, un déficit de communication. Jacques Lacan a fait du langage ce par quoi Eros advient. La libido est d'abord langage avant d'être corps. Plus que de la mésalliance éthique, il s'agit d'un brouillage de code. Sinon, sur le rapport au sexe, tout au moins au niveau où je situe le débat, celui de l'anthropologie générale, il n'y a rien à signaler quant à une spécificité barbare du comportement des « arabo-musulmans » ou des musulmans tout court, en dehors de ce qu'on peut appeler un fâcheux quiproquo.
Nadir Marouf est professeur émérite en anthropologie juridique, université de Picardie Jules-Verne.
(*) Cette enquête faisait l'objet d'un DES (devenu DEA plus tard), que j'ai soutenu à l'université d'Alger en juin 1967 (le jury était composé de Jean Stoetzel, Alain Girard et Emile Sicard).
Article publié par Le Quotidien d'Oran.
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