Par Ahmed Henni
Présentée par la
monarchie saoudienne comme la cause unique des violences au
Moyen-Orient, la fracture sunnites/chi’ites sert à masquer la
compétition autour de la souveraineté sur les champs de pétrole ou de
gaz, situés pour l’essentiel dans des zones peuplées de chiites.
Il suffit de superposer deux cartes – celle des
champs pétrolifères au Moyen-Orient et celle des peuplements chi’ites –
pour s’apercevoir que, là où des majorités chi’ites habitent en
surface, du pétrole se trouve en sous-sol – et, pratiquement, rien que
là.
Observons la carte des peuplements chi’ites :
Observons maintenant la carte des champs pétrolifères (en vert : pétrole ; en rouge : gaz) :
La monarchie wahhabite saoudienne se trouve donc confrontée à plusieurs problèmes.
- Ses puits et réserves de pétrole sont « sous
les pieds » des minorités chi’ites qui peuplent la côte est de la
Péninsule (25% de la population). Or, au lieu de se sentir dans leur
pays comme d’authentiques citoyens, les minorités chi’ites y font
l’objet d’une suspicion qui réduit leurs droits, rejoignant ainsi le
sort réservé aux sunnites démocrates, réprimés par la monarchie. Mieux :
partageant souvent les mêmes rites que la majorité des Iraniens, ils
sont soupçonnés de faire allégeance à l’Iran comme puissance étrangère,
distante de quelques dizaines de kilomètres, de l’autre côté du Golfe,
et qui a déjà, par le passé, occupé militairement sans coup férir et
annexé trois îlots dans ce Golfe.
Il convient ici de distinguer les intérêts de grande puissance de l'Iran avec ceux des chi'ites arabes. L’Iran tente certainement d’intégrer les chi'ites arabes dans son jeu (et des minorités chi'ites arabes cherchent sûrement son soutien) : il n'est pas angélique et doit être tout aussi condamné pour l'absence de démocratie de son régime.
Il convient ici de distinguer les intérêts de grande puissance de l'Iran avec ceux des chi'ites arabes. L’Iran tente certainement d’intégrer les chi'ites arabes dans son jeu (et des minorités chi'ites arabes cherchent sûrement son soutien) : il n'est pas angélique et doit être tout aussi condamné pour l'absence de démocratie de son régime.
En effet, la question, dans tout le
Moyen-Orient, n'est pas essentiellement celle d'un prétendu affrontement
sunnisme/chi'isme, qui ne sert qu'à légitimer la poursuite d'intérêts
de grande puissance (la souveraineté sur le pétrole), comme la
reproduction d'ordres autoritaires : le problème central est d'ordre
démocratique, celui de l'absence d'Etats de droit garantissant l'égalité
citoyenne à tous leurs habitants.
- La disparition, en Irak, du régime de Saddam
Hussein et l’occupation américaine qui s’en est suivie ont provoqué un
transfert de pouvoir des élites sunnites baathistes (les sunnites
représentent 30% de la population irakienne) aux élites chi’ites,
jusque-là maintenus dans un statut secondaire. Et, de ce fait, elles ont
accru la sphère d’influence iranienne à l’ouest, bien que les élites
chi’ites irakiennes se considèrent comme arabes et ne partagent pas la
conception politique sur laquelle est fondée la République islamique
(leur grand ayatollah, Ali Sistani, récuse la vision platonicienne
khomeyniste de la wilayet el faqih – la « tutelle du savant »).
Cela n’empêche pas que le pétrole irakien soit passé d’une souveraineté
baathiste sunnite à une souveraineté chi’ite sous contrôle américain.
Les Saoudiens soutiennent Daech comme ils ont soutenu Saddam
La monarchie saoudienne semble très préoccupée
de cela. Plusieurs sources ont prétendu qu’elle serait à l’origine du
renforcement de l’Organisation de l’État islamique (OEI), dit « Daech »,
qui se proclame sunnite et dont le but avoué est de renverser le
pouvoir chi’ite irakien. La volonté saoudienne de pérenniser un contrôle
des élites sunnites sur le pétrole s'était déjà manifestée par son
soutien – avec l'appui des puissances occidentales – à Saddam Hussein
dans sa guerre au nouveau pouvoir à dominante cléricale chi'ite apparu à
Téhéran en 1979. Cette guerre a contribué, à n'en pas douter, à la
radicalisation théocratique du pouvoir iranien et à sa monopolisation
par le clergé chi'ite. Le soutien aujourd'hui de la monarchie à Daech
s'inscrit dans la continuité de celui accordé hier aux élites sunnites
baathistes irakiennes dans leur conflit avec l'Iran.
Ces quelques éléments laissent penser, sans
analyse approfondie, que la fracture idéologique sunnites/chi’ites – que
la monarchie saoudienne s’efforce de médiatiser comme cause unique de
la violence qui secoue la région – ne fait, en réalité, que masquer la
compétition autour de la souveraineté sur les champs de pétrole ou de
gaz tout en légitimant des régimes oppressifs. Il est clair que la
monarchie saoudienne considère comme une menace mortelle pour elle
l’arrivée ou le maintien d'élites chi’ites au pouvoir, tant sur le plan
extérieur qu’intérieur car ses propres populations chi’ites pourraient
réclamer davantage de droits, et, pour une minorité d’entre eux, une
sécession de la côte est du Golfe.
En mars 2011, la monarchie n’a pas hésité à
investir militairement l’île de Bahreïn pour réprimer dans le sang les
manifestants issus de la majorité chi’ite qui revendiquaient des droits
de citoyens et qui sont opposés au pouvoir dictatorial du prince sunnite
de l’île. Sur un autre front, elle a armé l’opposition sunnite syrienne
au pouvoir alaouite (et dictatorial) de Bachar el Assad, considéré
comme allié du chi’isme iranien. En mars 2015, cette stratégie l’a
conduite à mener une opération militaire au Yémen contre les zaydistes
yéménites, qui avaient investi la capitale et qui sont opportunément
présentés comme des chi’ites, alors qu'ils sont adeptes d'un rite
différent de l'iranien et les alliés du président déchu Abdallah Saleh,
réfugié aux États-Unis.
La monarchie tente de convaincre les sunnites
du monde entier, et les néo-conservateurs de tout bord, de se ranger à
ses côtés dans ce combat contre les chi’ites. Elle y parvient et des
régimes aussi différents que la dictature militaire du maréchal Sissi en
Égypte et la monarchie marocaine l’ont suivie dans l’opération Tempête
de la fermeté au Yémen.
Pour les populations sunnites, l’affaire est
facile et difficile. Les populations lointaines, qui ne connaissent pas
la férocité de la dictature saoudienne, peuvent entendre favorablement
le message anti-chi’ite. Des pogroms anti-chi'ites ont récemment eu lieu
en Egypte (où ils ne sont que 2%). Par contre, une partie des sunnites
du Moyen-Orient savent que ce message est purement idéologique et
factice, sinon falsificateur. Nombre de sunnites libanais, par exemple,
et ailleurs sont davantage enclins à soutenir la résistance du Hezbollah
chi’ite libanais face à Israël qu’à voter pour les leaders sunnites
financés par la monarchie saoudienne.
La question, en effet, ne porte pas sur un
clivage idéologique mais sur le caractère anti-démocratique de régimes
soutenus par l’étranger et dont le seul but est de pérenniser par la
force leur souveraineté vassalisée sur les puits de pétrole. Au lieu de
donner des droits à leurs ressortissants chi’ites et d’en faire des
égaux, les monarques saoudiens ou émiratis en font des ennemis
idéologiques en s’autoproclamant défenseurs de l’orthodoxie sunnite.
Les chiites libanais: de la marge au centre de la vie politique
Le Liban est, à cet égard, un cas d’école. Une
première éviction des chi'ites est intervenue au XIVe siècle avec
l'invasion des mamelouks « sunnites » du Liban, qui les considéraient
comme des « infidèles ». Sous l’Empire ottoman, les autorités
religieuses ont ensuite jeté un interdit sur le chi’isme sous prétexte
de guerres contre l’Iran safavide. L’éviction ensuite des derniers
fermiers d’impôts chi’ites lamine un grand nombre de féodaux chi’ites.
Le mandat français (1920) permet à la communauté chi’ite d’être reconnue
officiellement en tant que telle (1926). Selon Georges Corm, « l'autre
laminage a été celui de la pesanteur des féodaux ruraux chi’ites qui ne
voulaient pas laisser leurs paysans s'émanciper et profiter de la
modernisation du pays » (pour une analyse complète, consulter son
ouvrage Le Liban contemporain : histoire et société, 2012).
A l’indépendance, les élites chrétiennes et
sunnites se partagent le pouvoir et en excluent les chi’ites. Déjà
marginalisés sur le plan social et économique, les chi’ites sont, de ce
fait, politiquement exclus. On leur attribue la présidence du Parlement,
poste purement honorifique. « Certes, le président Fouad Chéhab
(1958-1964), chrétien maronite, œuvrera plus tard pour faire rentrer de
jeunes chi’ites diplômés à des postes de responsabilité dans
l'administration publique. » Mais il faudra une guerre civile
(1975-1989), faussement présentée comme un conflit entre « chrétiens
réactionnaires » et « palestino-progressistes », pour que les chi’ites
aient une place aux négociations qui se concluent par une modification
de la Constitution libanaise (accords de Taëf). Ils obtiennent une
représentation à égalité avec les sunnites et un poids plus important
dans le Parlement national.
Le Parlement était constitué, selon le Pacte
national de 1943, de 99 députés, 54 étant chrétiens, et 45 musulmans :
20 sunnites, 19 chi’ites (42% des musulmans, 19% du total national) et 6
druzes.
Les accords de Taëf (1989) stipulent que « les sièges parlementaires sont répartis selon les règles suivantes :
a) à égalité entre chrétiens et musulmans [sunnites et chi’ites, et non plus seulement sunnites] ;
b) proportionnellement entre les communautés des deux parties ;
c) proportionnellement entre les régions […]. »
Les accords de Taëf (1989) stipulent que « les sièges parlementaires sont répartis selon les règles suivantes :
a) à égalité entre chrétiens et musulmans [sunnites et chi’ites, et non plus seulement sunnites] ;
b) proportionnellement entre les communautés des deux parties ;
c) proportionnellement entre les régions […]. »
Ces accords modifient donc la répartition en
faveur des chi’ites. Le nombre de sièges est de 128, répartis à égalité
entre chrétiens et musulmans (64-64), mais les chi’ites augmentent leurs
sièges au niveau national : 27 sunnites, 27chi’ites (42% des musulmans,
21% du total national), 8 druzes et 2 alaouites. Ils obtiennent un
nombre de sièges égal aux sunnites et pèsent davantage au niveau
national. Georges Corm y ajoute deux éléments qui ont donné plus
d'importance aux chi’ites : l'éviction des grandes familles de
propriétaires fonciers au profit de la classe moyenne chi’ite, incarnée
par la milice Amal, et les succès de l'action de résistance du Hezbollah
contre Israël en 2000 puis en 2006.
Comme on le voit, les conflits ne sont pas
religieux mais tournent toujours autour de la question des droits
citoyens. Certes, durant la guerre civile libanaise, un événement
d’importance s’était produit en Iran, en 1979, et une République
islamique chi’ite s’y était proclamée, renforçant les capacités
revendicatives des chi’ites libanais. Une crainte fondée ou non qui,
aujourd’hui, met les chi’ites des monarchies du Golfe sous surveillance
et pousse le pouvoir saoudien à considérer l’Iran comme ennemi
principal.
Le cas libanais montre, cependant, que
l’opposition chi’ite aux pouvoirs sunnites vient avant tout de leur
statut de second ordre. Si la monarchie saoudienne veut que le pétrole
de sa côte est ne lui échappe pas, il vaudrait mieux pour elle
considérer ses populations chi’ites comme des citoyens de pleins droits
au lieu de les pousser à chercher des soutiens étrangers. Elle ferait
mieux également d’éviter de créer le chaos à l’extérieur en nourrissant
des organisations se réclamant d’un sunnisme falsificateur et violent.
(*) Ahmed Henni est professeur d'économie à l'Université d'Artois, en France. Il a notamment publié Syndrome islamiste et les mutations du capitalisme (Non Lieu, Paris : 2007) et Le Capitalisme de rente : de la société du travail industriel à la société des rentiers (L'Harmattan, 2012).
Article paru sur Maghreb Emergent
Lire aussi d'Ahmed Henni, Algérie : langues centrales, langues locales et guerres linguistiques fomentées par le régime.
Lire aussi d'Ahmed Henni, Algérie : langues centrales, langues locales et guerres linguistiques fomentées par le régime.
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