Son parcours
Passionné par l’Orient depuis son premier voyage en Afghanistan, en
auto-stop en 1969, Olivier Roy est, à près de soixante-six ans,
professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, où il dirige
le Programme méditerranéen.
Spécialiste de l’Islam et fin connaisseur du djihadisme, cet agrégé
de philosophie et docteur en sciences politiques a longtemps travaillé
au CNRS.
Auteur, en 1992, de « l’Échec de l’islam politique », il a publié l’an dernier « En quête de l’Orient perdu » (Le Seuil, 2014).
Les attentats en France, Tunisie et Kenya indiquent-ils que les djihadistes sont devenus une menace mondiale ?
Mais c’est le cas depuis longtemps ! Depuis le
11 septembre 2001, qui marque leur irruption sur la scène médiatique.
Ils peuvent frapper partout depuis les années 1990. On assiste,
toutefois, à un changement qualitatif avec Daech, qui tient un
territoire et constitue une force d’attraction considérable, par
opposition à Al Qaida. Ben Laden voulait frapper dans le monde entier,
mais sans chercher à tenir un pays, il n’était qu’hébergé par les
talibans. Daech peut, en revanche, intégrer des milliers de volontaires
de nos pays.
Daech est-il en train de réussir son projet de constitution d’un Etat islamique ?
Oui et non. Il dispose, effectivement, de
certaines prérogatives étatiques, un système fiscal, judiciaire et
administratif, une armée, un territoire, mais on ne sait pas très bien
si cela fonctionne vraiment. Certains contacts à Raqqa affirment que
Daech assure la distribution de pain, d’allocations, gère des hôpitaux,
mais d’autres disent que ces derniers ne sont accessibles qu’aux
combattants de Daech et leur famille, que l’électricité n’est disponible
que deux heures par jour. En outre, pour Daech les frontières n’ont pas
de sens : c’est un projet d’expansion illimitée ou, au minimum, de
reconstitution de la communauté des croyants, la oumma, du Maroc à
l’Inde, comme aux premiers siècles de l’islam. S’il ne s’étend pas
continuellement, il est en échec, ce qui est le cas actuellement. En
Jordanie, l’exécution d’un pilote l’a privé de toute complicité et à
Damas il affronte les Palestiniens. Contrairement à ce que prétendent
certains, aucun djihadiste n’est d’origine palestinienne.
Bref, l’implication de Daech dans les guerres
civiles locales le gêne pour mener une guerre mondiale à l’Occident, à
l’inverse de son rival nomade, Al Qaida. Daech n’a pas d’alliés et ne
peut qu’échouer à terme. Ce qui ne l’empêchera pas de faire encore
longtemps des dégâts.
Comment voyez-vous la recomposition en cours du Proche-Orient ?
Nous assistons au début d’une guerre de Trente
Ans, par analogie à celle entre catholiques et protestants, qui a
ensanglanté l’Europe au début du XVIIe siècle. L’islam est au
confluent de trois crises majeures ; celle née du phénomène
d’immigration massive en Occident (je ne crois pas à la thèse du « grand
remplacement » mais il s’agit, quand même, d’un changement tectonique),
celle née de la constitution d’Etats nations artificiels suite au
démantèlement de l’empire ottoman après la Première Guerre mondiale et
celle de la rivalité féroce entre l’Arabie saoudite, sunnite et arabe,
et l’Iran, perse et chiite.
Une des conséquences est l’expansion du
salafisme, interprétation littéraliste de la révélation, très adaptée à
l’acculturation suscitée par la globalisation. On ne peut pas dire que
les djihadistes, en Occident ou dans le monde arabe, n’ont « rien à voir
avec l’islam », ne serait-ce que parce qu’ils s’en réclament. Mais ils
ne sont ni des musulmans traditionnels ni des traditionalistes : ils se
réclament d’un islam bricolé, totalement acculturé, qui rompt avec
quinze siècles de tolérance. La preuve, c’est que Daech détruit des
églises en Syrie et Irak : c’est donc que ces églises ont été respectées
depuis la prédication de Mohamed.
Les pays occidentaux devraient-ils se résoudre à s’allier à Damas ou Téhéran face à Daech ?
Bachar al Assad n’est plus une carte,
puisqu’il n’est plus en capacité d’agir. Ce n’est plus le chef d’un Etat
fonctionnel, mais un seigneur de guerre parmi d’autres. L’Iran, c’est
autre chose : c’est, quasiment, le seul Etat nation de la région. C’est
un redoutable joueur de poker menteur, qui va encore gagner du temps et
faire du chantage sur le nucléaire mais il est rationnel, il a le sens
du temps long et du rapport de force. On peut discuter avec lui.
L’Arabie saoudite, elle, n’a qu’un seul
ennemi : le chiisme. Ce qui la pousse à être complaisante avec les
djihadistes sunnites. Elle est donc plus un problème qu’une solution.
Vous annonciez dès 1992 la mort de l’Islam politique, mais 23 ans plus tard ce cadavre a l’air encore bien actif...
En 1992 je faisais allusion seulement aux
Frères Musulmans, c’est-à-dire à un projet de gestion d’un Etat nation
au nom de l’islam, à l’inverse du projet djihadiste. Les Frères
Musulmans ont été emportés par les suites du printemps arabe : ils ont
perdu le pouvoir en Tunisie et en Egypte. On assiste en revanche à
l’émergence d’un néo-fondamentalisme violent qui ne recrute pas parmi
des Frères Musulmans réprimés. Ce djihadisme s’implante plutôt en zones
tribales en crise (Yémen, Afghanistan, Pakistan) plutôt que dans les
villes.
En Occident, les djihadistes sont aux marges
des populations musulmanes. Les effectifs d’apprentis terroristes sont
significatifs mais faibles rapportés à la population: la preuve c’est
que chaque fois que l’un d’entre eux passe à l’acte on découvre qu’il
était fiché par la police.
Vous insistez sur « la quête existentielle » des terroristes
français. Est-ce une manière de dire qu’il n’y a pas chez eux de projet
politique ou de structuration idéologique ?
L’un n’exclut pas l’autre. Il y a une quête
existentielle de jeunes en recherche d’aventure – le syndrome : je veux
être un super-héros – et puis il y a un référentiel islamique. Daech
combine les deux. Un exemple : sur les pages Facebook de deux Portugais
de Paris qui sont partis en Syrie il y a quelques mois, il y avait, chez
l’un, Ray-Ban et boîte de nuit, et chez l’autre, une sourate du Coran.
Mais ils sont partis ensemble. Leur point commun est une forme de
marginalisation psychologique. Ils n’ont pas nécessairement de problèmes
d’argent, mais ils se situent en rupture avec la société et
s’enferment : ils découvrent ou redécouvrent l’islam sur Internet ou en
prison et se fabriquent leurs propres croyances et pratiques. C’est ce
que permet le salafisme.
Dans leur parcours, ils croisent quand même des imams…
Ils ont des figures tutélaires, des types qui
s’autoproclament imams – il n’y a pas de clergé dans l’islam sunnite –
et qui forment une sorte de secte. Mais il ne faut pas se tromper : il
n’y a chez eux aucun pilier de mosquée ou membre d’une organisation
musulmane telle l’UOIF. Ils ne s’inscrivent pas dans une pratique
collective de la religion ; ils ne sont pas fascinés par les imams
qu’ils considèrent être des ploucs ou des traîtres. Les grands prêcheurs
radicaux qui servaient de recruteurs, c’étaient les années 1990 et
c’est fini. Certains imams disent des choses horribles sur les femmes et
les homosexuels, mais ce n’est pas un appel au terrorisme. La police a
fait son travail. Les djihadistes d’aujourd’hui ont une structure de
croyance comparable à la radicalité des « born again » protestants ou
des convertis – qui représentent 22 % de ceux qui partent en Syrie.
La laïcité telle que la France la conçoit peut-elle être une réponse ?
La laïcité n’est pas une réponse au
terrorisme. Beaucoup de gens pensent que la radicalisation djihadiste
est une conséquence de la radicalisation religieuse. Mais ce n’est pas
parce que vous êtes ultraorthodoxe que vous êtes violent. Chez les
catholiques, les trappistes sont des fondamentalistes tout en étant les
hommes les plus pacifiques du monde. Et vous avez des salafistes tout à
fait paisibles. Contre le terrorisme, il faut du bon renseignement : il
vaut mieux augmenter les effectifs de la DGSI, c’est-à-dire avoir des
policiers formés à interpréter les écoutes, que multiplier ces mêmes
écoutes – c’est le défaut du projet de loi sur le renseignement.
Quant au fondamentalisme religieux, la République n’a pas à l’interdire.
Pourquoi ?
C’est comme si on avait dit que pour répondre
aux attentats d’Action directe, il fallait interdire les écrits de Karl
Marx ou d’Alain Badiou. En démocratie, on ne condamne pas quelqu’un pour
ses opinions, mais pour le passage à l’acte. La République française, à
partir de 1881, part de la liberté individuelle et pas du contrôle
étatique. Elle n’est pas robespierriste, il ne faudrait pas qu’elle le
devienne. On oublie que la loi de 1905 sur la séparation des églises et
de l’Etat garantit la liberté de pratique religieuse dans l’espace
public. Elle impose la neutralité à l’Etat, pas à la société. Le débat a
eu lieu à l’époque entre Aristide Briand et Emile Combes, entre
l’anticlérical et l’antireligieux. Le premier l’a emporté mais ce débat
renaît régulièrement. De nos jours, il n’y a plus de culture profane du
religieux, donc le religieux fait peur et on veut le chasser dans la
sphère privée. Mais la laïcité garantit la liberté, ce n’est pas une
idéologie.
Donc vous êtes opposé à l’interdiction du voile à l’université…
Oui. Nous ne sommes pas dans le même cas que
l’école, car les étudiantes sont adultes. Si on part du principe que la
liberté religieuse est une liberté individuelle, il faut un principe
aussi fort pour aller à son encontre. Cela peut-être un argument
sanitaire, comme le vaccin chez les témoins de Jéhovah, ou la sécurité
publique pour l’interdiction du voile intégral. Mais le fait qu’une
femme porte un foulard n’empiète en rien sur la liberté, la santé ou la
sécurité des autres.
Faut-il, à un moment, dire stop et selon quel principe ?
Pour moi, la liberté individuelle doit
prévaloir, dans la mesure du bon fonctionnement des institutions. Le
port du voile ne gêne pas le bon fonctionnement des institutions et ce
n’est pas non plus du prosélytisme. En revanche, il n’y a pas à
suspendre les examens pendant le ramadan car l’Etat n’a pas à s’adapter à
la religion. Dans les cantines, il n’y a pas à mettre de menu halal
mais on n’a pas à imposer à des enfants musulmans, juifs ou végétariens
de manger du porc. Comme on ne va pas les priver de repas, pourquoi se
priverait-on de menus de substitution végétariens ? Il faut être
empirique et faire confiance aux acteurs.
L’association nationale des DRH souhaite, par
exemple, que le port ou non du voile dans une entreprise relève du
contrat de travail car chaque entreprise a sa culture et ses clients.
Les hôpitaux ont aussi résolu le problème de la demande d’un médecin
femme par des patientes femmes : s’il y a une femme médecin de
disponible, elle vient, sinon – intérêt du service –, c’est un homme qui
se présentera. Il n’y a pas besoin de loi pour tout cela.
Outre le renseignement, la réponse d’une démocratie au terrorisme doit-elle être sociale, culturelle… ?
Sur le social, je suis un peu sceptique. Le
fait qu’une partie de la jeunesse – notamment les convertis – bascule
dans le nihilisme pose un problème de société qui dépasse l’islam. Il
faut opposer des contre-modèles. C’est le défi de l’école, mais elle me
semble très mal partie pour le relever. La laïcité autoritaire ne sert à
rien avec des adolescents qui, précisément, sont contestataires. Il
faut faire de la morale sans faire de leçons. Il faut réintroduire de la
culture. C’est pourquoi l’enseignement thématique de l’histoire est
aberrant ! Traiter Moïse, Dreyfus et l’Holocauste dans le même cours,
cela contribue à tout mélanger alors que ces jeunes sont déjà dans la
confusion.
L’école doit aussi assumer le débat dans les
classes, quitte à entendre des horreurs. Gérer les conflits, c’est le
boulot des enseignants à condition qu’ils soient soutenus par leur
administration. Or, trop souvent, le mot d’ordre dans l’Education
nationale, c’est : « pas d’emmerdes ».
Il faut réintroduire de la responsabilité à
tous les niveaux, plutôt que de demander des lois pour tout. Il faudrait
aussi que l’on ne voit pas que les salafistes dans l’espace religieux.
Il faut laisser émerger des modèles de musulmans modérés, mais pas en
inventant une religion modérée.
A quoi attribuez-vous l’échec du CFCM ?
A l’impensé gallican de notre
République qui ne rêve que d’une chose : régenter le religieux. Le but
officiel du CFCM était de faire émerger un Islam de France. Or tous les
ministres de l’Intérieur ont géré cela avec le Maroc, l’Algérie ou la
Turquie. Toutes les questions sur l’Islam en France sont négociées avec
trois Etats étrangers. Comment voulez-vous que le CFCM soit respecté par
la nouvelle génération de musulmans qui eux sont Français ?
Paru sur Les Echos .fr, le 30 avril 2015.
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