dimanche 28 septembre 2014

Algérie : l’illusion du général patriote sauveur

L'armée ne doit etre que le bras de la nation, jamais sa tête. Pierre Baroja 
Bouteflika et l'armée. Qui commande qui ?


Par Lyes Benyoussef

En Algérie, la crise n’a pas commencé au lendemain du quatrième mandat d’un chef d’État impotent, ni à sa veille. C’est pourtant cet affront qu’il aura fallu pour que bouge, ne serait-ce qu’un peu, une opposition longtemps déchirée. Cependant, les prémices d’un regroupement de l’opposition algérienne – actuellement en œuvre – augurent d’une possibilité d’amélioration, et ce n’est pas là une affaire ténue dans un pays où le confusionnisme, maintenu à dessein, a toujours entravé les actions. En effet, ce regroupement, s’il devient effectif et fonctionne, sera sans conteste l’action la plus méritoire jamais entreprise par l’opposition, toutes tendances confondues par ailleurs, depuis l’Indépendance du pays.
Cela dit, depuis quelques années déjà, des intellectuels et des hommes politiques de divers horizons disent avoir trouvé (découvert ?) la solution pour sortir de la crise dans laquelle pataugent, tous ensemble, l’État et la société.
Il s’agit d’un appel à l’armée ou à un groupe de généraux ou à un seul général, qui, par une sorte métaphysique de patriotisme mythologique, sauvera le pays des griffes du régime actuel, moribond et qui risque d’entraîner la société vers des abysses insoupçonnables. Pourtant, si l’histoire de l’Algérie indépendante prodigue ne serait-ce qu’une seule leçon, c’est bien la suivante : quand l’armée est de la partie, c’est l’option du pire qui prévaut. Et c’est le cas depuis plus de cinq décennies maintenant, et sans aucune exception.


Une société possédée par son armée

À la veille de l’Indépendance nationale, c’est l’armée qui destitua le GPRA du génial Benyoucef Ben Khedda et plaça à la tête de l’État en formation Ahmed Ben Bella. Et, en 1965, ce fut au tour de celui-ci d’être déposé toujours par l’armée, qui puisa pour la circonstance et par la personne de son maître le colonel Boumediene, dans la terminologie de l’opposition. Le colonel Boumediene s’était installé confortablement à la tête de l’État sans se soucier de la légitimité ni même de la légalité de son système (il n’organisera aucune élection jusqu’en 1976). Ainsi que l’avait relevé Ferhat Abbas, Boumediene faisait du benbellisme sans Ben Bella ! Avec la Sécurité militaire, la société algérienne était verrouillée pendant le règne de Boumediene, lequel seule la mort a pu détrôner. Une fois disparu, c’est un autre colonel inculte que l’armée et les Services ont imposé. Après ce que d’aucuns ont dénommé une décennie noire et la montée de l’islamisme, puis son triomphe dans les élections législatives de 1991, c’est encore l’armée et ses généraux qui ont arrêté le processus démocratique et destituèrent Chadli Benjedid (dont le deuxième tome des Mémoires tarde à paraître). Et ce sont les généraux de l’armée qui optèrent pour l’éradicationnisme, en connaissance de cause – ils prévoyaient 60 000 morts et cela ne les gênait guère. Quant à Liamine Zeroual, avant qu’il soit un chef d’État coopté par le général Nezzar (voir les Mémoires du général Nezzar), il est général de l’armée. Jouissant d’une réputation d’homme irréprochable après avoir quitté la présidence et non pas durant son mandat inachevé, réputation diffusée par les rejetons de son douar natal – régionalisme oblige – il n’est pas inutile de rappeler qu’« Avant de regagner Batna [en 1991, Liamine Zeroual] s’était assuré d’une ligne de crédit bancaire pour se reconvertir dans le secteur privé. Il est de tradition que le pouvoir accorde à des responsables politiques des prêts pour services rendus aux intérêts supérieurs de l’État. » (Rachid Tlemçani, Élections et élites en Algérie, Éditions Chihab, 2003.) L. Zeroual est complètement transfiguré dans l’imaginaire de certains pour qui son retour est la « solution » – preuve irréfutable s’il en est de la profondeur de la crise. C’est durant son « presque mandat » que les plus atroces massacres ont été commis et que l’économie nationale a connu, sans contredit, le plus grand démantèlement survenu dans notre galaxie, etc.
Il est certes psychologiquement réconfortant de se leurrer de la sorte, en croyant posséder la solution. Et cependant ce n’est qu’un leurre !
Last but not least, après l’isolement de l’État algérien suite aux « dépassements » massifs des années quatre-vingt-dix, ce sont les généraux qui cooptèrent Abdelaziz Bouteflika. Celui-ci, s’il a essayé d’éliminer des adversaires au sein d’une institution ou d’une autre, l’affaire est somme toute personnelle. Règlement de comptes entre vieilles adversités, dans une république bannière, quoi ! En définitive, Voltaire avait raison de préciser que « la politique est le premier des arts et le dernier des métiers. »
Regardant ces règlements de comptes sous un autre angle, faussaire, certains décident à la veille des élections qu’il y a opposition, au sein de l’armée, à la reconduction de Bouteflika. Et ils trouvent auditeurs !

Les généraux opposants : une mauvaise blague

Ainsi, à chacun de ses mandats successifs, depuis le deuxième, en 2004, des voix s’expriment dans la presse, évoquant une opposition des militaires au deuxième, puis au troisième, ensuite au quatrième et, probablement, ces mêmes voix – qui hibernent actuellement – vont retentir, en 2019, ou  quelques mois auparavant, pour évoquer une opposition des militaires pour le cinquième mandat, sinon pour la consécration d’une république dynastique, une « djoumloukiyya », en faveur du frère de l’impotent. Pourtant, l’histoire nous montre assez bien que le seul souci des décideurs militaires était toujours – et restera – la sauvegarde de leurs privilèges pour tous, et l’impunité pour certains. Si le mensonge de « généraux opposants » sert à une chose, c’est bien au recrutement de lièvres pour une façade démocratique à la veille des élections. Ali Benflis en sait quelque chose, lui qui s’est fait avoir par deux fois (et qu’est-ce que l’on dit déjà de ceux qui tombent deux fois dans le même piège ?), la seconde étant plus pitoyable que la première. (« Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.)

Le mythe du sauveur

En dernière analyse, cette « solution » d’un général patriote à la rescousse d’une nation en perdition relève d’un mythe populaire assez répandu. Selon le sociologue Raoul Girardet, quatre mythes structurent l’imaginaire politique : la conspiration, le sauveur, l’âge d’or et l’unité.
Il est aisé de voir en notre général patriote – ou Liamine Zeroual, ou Mouloud Hamrouche, ou Ahmed Benbitour, ou Ali Benflis, etc. – la figure du sauveur. En effet, il connaît le système de l’intérieur pour y avoir appartenu de longues décennies – y avoir appartenu, et, aussi, l’avoir servi docilement. Non seulement il s’agit du sauveur mythique, mais, en outre, les autres mythes aussi sont ici présents. Voyons : la « conspiration » du « printemps arabe » qui menacerait l’Algérie et son « unité » et que notre « sauveur » est là pour nous payer un retour à « l’âge d’or .» (En 1999, aussi, dans un reportage paru dans le Nouvel Obs., un couple d’enseignants disait avoir voté Bouteflika, car c’était le moyen de revenir vers « l’âge d’or » des années soixante-dix !)
La puissance de ces mythes tient au fait que l’on est inconscient de leur fonctionnement et de l’immensité du réconfort psychologique qu’ils offrent.
Mais que faire donc ?

L’impossible « dernier coup d’État »

En 2011, avec le début du printemps arabe, le sociologue Lahouari Addi, a publié un article intéressant où il est question d’un dernier coup d’État. L’armée est appelée à le commettre comme pour laver son honneur, car c’est elle qui a plongé le pays dans la situation que le sociologue a qualifiée de « coup d’État permanent. » Ainsi, avec un dernier coup d’État, l’armée freinera la tendance suicidaire actuelle qui caractérise un régime sans projet viable. L’idée, d’un point de vue formel, est séduisante – on ne s’attend pas à moins que cela de Lahouari Addi.
Mais, encore une fois, ce ne sont pas les décideurs militaires algériens qui choisiront cette option. Et Lahouari Addi en est conscient, puisqu’il a laissé un commentaire – je ne sais plus où – le disant explicitement. Son article était publié, « au cas où… » !

Où va l’Algérie ?

L’Algérie semble piégée. Depuis 1962, tout a été fait pour éliminer l’alternative – et il faut avoir l’honnêteté de reconnaître au système en place son succès. Le gouffre entre populations et élites n’a jamais été plus grand. Et seules des élites conscientes de leur vocation historique, en mobilisant par tous les moyens à leur portée, des populations dont le désintérêt à la chose publique s’explique par son histoire, notamment la décennie de sang, seront à même d’amorcer un début de changement en Algérie. Celui du système politique, qui n’est que le préalable avant de confronter le vrai problème, qui est le même pour toutes les sociétés arabo-berbères : leur profonde décadence pluriséculaire.
Le regroupement des tendances de l’opposition actuellement en œuvre augure d’un bon début pour une future mobilisation. Mais aura-t-elle le temps, cette opposition, de réussir sa tâche ? Je ne le crois pas – et j’espère me tromper.
Et pour cause : la rente.
Aussi longtemps que l’État algérien consent à jeter des miettes à sa plèbe, il n’aura aucun problème sérieux à affronter. Et l’épuisement de la rente – qui a généré une culture rentière au sein de la société – n’est pas une condition de changement démocratique et pacifique, mais le préalable d’une guerre civile. Rappelant que la décennie de sang a été immédiatement précédée par une baisse des revenus de l’État algérien – dès 1986, une baisse du prix du baril conjuguée avec une dévaluation du dollar, monnaie des échanges, ont entraîné la chute de ces revenus…
En attendant une seconde guerre civile plus meurtrière – terminale ? – que la précédente, certaines personnes préfèrent se réconforter par des mythes et se bercer d’illusions. Mais, dit-on, les illusions ont la vie dure…

L. B.

2 commentaires :

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...