Entretien réalisé par Brahim
Taouchichet
Cet entretien, que nous voulions
volontairement approfondi avec l’éminent spécialiste en gastro-entérologie, le
professeur Farid Chaoui, fait ressortir que la santé des Algériens dans toutes
ses composantes sociales est toujours d’une brûlante actualité pour deux
raisons majeures. D’abord, l’irruption sur la scène publique des revendications
pour une meilleure protection sanitaire à la faveur de la dynamique induite par
le «printemps arabe». Face à la pression de la rue, les gouvernants sont
désormais obligés de «composer» et hisser la santé au rang de priorité. C’est
notamment le cas en Algérie où le budget de la santé 2012 avec 404,94 milliards
de dinars vient juste après ceux de la Défense et de l’Intérieur. A quelque
chose malheur est bon, oserions-nous dire puisqu’une prise de conscience se
dessine quant à la nécessité impérieuse d’apporter une réponse adaptée aux
problèmes du jour.
C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’il convient de placer la
réunion d’un conseil interministériel par le Premier ministre Sellal – fait
nouveau à la Pharmacie centrale. Il y a urgence, le cancer fait des ravages : 50
000 cas par an et tous les malades n’ont pas accès aux soins ni à un lit
d’hôpital. En conséquence, beaucoup meurent dans le dénuement total. Les
pathologies cardiovasculaires et métaboliques – conséquence dans l’entrée
brusque dans la vie moderne – connaissent une rapide augmentation. Farid Chaoui
va encore plus loin et met le doigt là où le bât blesse : la conjugaison
simultanée des transitions démographique et épidémiologique et, surtout, les
moyens ne suivent pas. Dans 20 ans, les séniors ou les plus de 60 ans seront
près de 4 millions. Ils corrigent ainsi une pyramide des âges qui a longtemps
prévalu chez nous avec la prépondérance de populations jeunes de moins de 30
ans et pèseront sur le budget santé. Des défis supplémentaires auxquels il sera
difficile à l’Etat de faire face à brève échéance, car 80 dollars par habitant
et par an c’est nettement insuffisant, nous dit le professeur Chaoui. Par
ailleurs, notre interlocuteur s’insurge quant à la mortalité maternelle du fait
d’une mauvaise prise en charge (100 femmes sur 100 000 décèdent lors de
l’accouchement et 800 des suites de leurs couches). Que dire sachant que 3 000
enfants sont en attente d’être opérés du cœur et 15 000 insuffisants rénaux
pour une greffe. Flambées épidémiques dans le cas de maladies que l’on croyait
complètement éradiquées (1 500 cas de tuberculose diagnostiqués récemment au
CHU d’Oran !), résurgence des maladies de la pauvreté et apparition de
pathologies foudroyantes comme le sida, les hépatites (5 millions de dinars par
malade et par an pour une trithérapie). La production locale des médicaments
génériques reste très modeste (40% des besoins alors que l’objectif déclaré
depuis plusieurs années est de 70%). C’est donc la voie ouverte aux lobbies (ou
mafia du médicament de plus en plus décriés jusqu’en haut lieu). A défaut d’une
nomenclature d’achat précise et transparente, ils influeront fatalement sur
l’orientation de la couverture sanitaire du pays. Nous abordons aussi dans cet
entretien l’épineuse question des traumatismes liés à la guerre de Libération
nationale auxquels se s’ajoutent ceux de la décennie noire qui imposent un
traitement spécifique et des moyens humains appropriés. Chargé du dossier de la
santé et de la Sécurité sociale dans le gouvernement Hamrouche, Farid Chaoui
nous révèle que le projet de réformes a été mis sous le boisseau sur injonction
du FMI. Mais depuis, les événements sanitaires qui s’accélèrent militent plus
que jamais pour une politique nationale de la santé chère à l’éminent
spécialiste, exigence qui interpelle les décideurs — dans un esprit de
solidarité et d’équité.
B. T.
- Le Soir d’Algérie : Récemment,
un conseil interministériel, tenu sous la présidence du Premier ministre, a été
exclusivement consacré à la prise en charge du cancer. Des décisions lourdes
ont été prises, notamment la création de centres anticancéreux, l’achat
d’équipements pour la radiothérapie et le remboursement de certains médicaments
anticancéreux et des antalgiques. Mais les sections syndicales affiliées à la
Fédération de la Sécurité sociale dénoncent ces mesures parce qu’elles
considèrent que ce n’est pas à la CNAS de les prendre en charge mais plutôt au
secteur de la santé ?
- Farid Chaoui : Tout d’abord, il
faut souligner que c’est la première fois qu’un conseil interministériel invite
des médecins concernés par le sujet. C’est une avancée parce qu’il était de
coutume de les solliciter avant ou après la réunion, jamais les faire
participer au conseil lui-même. Ensuite, il faut remarquer que nous avons un
Premier ministre pragmatique et qui a à cœur la chose publique et un ministre
de la Santé qui a une formidable expérience politique donc capable de voir les
choses dans leur globalité, qui est médecin et est doué d’une grande capacité
d’écoute. Voilà donc deux facteurs positifs qui encouragent à réfléchir sur la
problématique de la santé en Algérie. Parmi les mesures prises par ce conseil,
il y a celle rendue publique, concernant la mise à disposition en pharmacie de
villes de certains médicaments du cancer. C’est, sans aucun doute, une très
bonne décision, car tous les malades traités pour cette pathologie ne sont pas
hospitalisés : ceux qui sont soignés à l’hôpital bénéficient sur place du
traitement. Par contre, les patients traités dans des structures
extrahospitalières étaient contraints de se déplacer à la PCH (une seule agence
à Alger pour tout le territoire national !) pour acquérir leur médicament au
prix fort et sans espoir d’être remboursés par la Sécurité sociale. Cela pose
des problèmes énormes. Quant aux arguments du syndicat qui estime que cette
mesure peut déséquilibrer les finances de la CNAS, il soulève un faux problème.
C’est une hérésie que d’opposer les assurés sociaux à ceux qui sont censés être
pris en charge sur le budget de l’Etat. Outre son inanité, cet évènement
souligne toute l’absurdité de l’émiettement du système de financement du
système de santé entre CNAS, Casnos, budget de l’Etat, mutuelles et de plus en
plus la bourse des ménages. Dans tous les pays qui pratiquent une vraie
politique de santé, il y a une seule assurance-maladie qui couvre l’ensemble
des citoyens et qui permet à tous d’accéder aux mêmes soins de manière
équitable. Je ne comprends pas très bien la réaction de la Fédération, mais,
franchement, je trouve que dans ce cas ses justifications ne sont pas fondées.
-Visiblement, la controverse
s’amplifie quant aux dépenses pour une maladie incurable au détriment des
autres pathologies. Prolonger la vie des malades de quelques mois ou bien les
renvoyer mourir chez eux. Grave dilemme...
-Nous sommes-là dans une
situation qui résume bien toute la problématique. Des gens courageux comme le
professeur Bouzid sont montés au créneau pour poser le problème du cancer à
l’échelle nationale jusqu’aux plus hauts décideurs du pays. Si la même démarche
est adoptée pour les maladies cardiovasculaires, les maladies métaboliques, les
handicapés des accidents de travail, etc., on se rendra compte qu’il faudra un
programme spécial pour chacune de ces pathologies compte tenu des innombrables
problèmes qu’elles soulèvent et qui sont loin d’être résolus. Or, si l’on
additionne tous ces programmes, qui coûtent très cher, on va, hélas, découvrir
qu’il y a une inadéquation énorme entre ces besoins en constante augmentation
du fait de la transition épidémiologique et les moyens dont nous disposons pour
y faire face et qui ne progressent pas à la même vitesse. A bien y regarder, il
n’y a pas que la cancer qui pose problème !
-En matière de gestion, nous
avons l’impression que les autorités en charge du secteur réagissent aux
pressions du moment plutôt qu’elles n’anticipent les grandes questions de santé
publique. Selon vous, est-ce la conséquence de l’absence d’une stratégie et
d’une politique nationale claire ?
-La plupart des gouvernements
dans le monde, s’agissant d’un problème aussi sensible que celui de la santé,
ont tendance à réagir aux événements conjoncturels sous la pression de la rue
ou de lobbies puissants qui gravitent autour de ce secteur. Ils sont ainsi
littéralement pris en otages et tendent à réagir sous la pression en parant au
plus urgent. En ce qui nous concerne, il faut aller plus loin et engager des
réformes structurelles qui permettront au système de santé de s’adapter aux
transformations et aux grands défis liés aux transitions épidémiologique et
démographique. Ceci est d’autant plus vrai et actuel que la transition
démocratique est venue tout récemment se télescoper avec ces deux autres
transitions en donnant plus de poids aux associations d’usagers et aux
syndicats des personnels de santé qui revendiquent une plus grande place dans
la gestion du système. C’est une bonne chose mais qui rend la décision plus
difficile, nécessitant une permanente négociation. Si l’on ne fait pas l’effort
aujourd’hui de réfléchir réellement sur le devenir du système de santé, dans 5
ou 10, ou 20 ans, nous aurons encore à faire face aux mêmes problèmes et à
dépenser beaucoup d’argent pour, in fine, se retrouver à la case départ.
-Il est fait peu cas de la
maintenance des équipements médicaux achetés à coups de millions de dollars et
sont parfois à l’arrêt faute d’un personnel qualifié et suffisamment
sensibilisé sur sa «mission». Cela rappelle l’échec des usines clés en main...
-Vous posez là un vrai problème.
Il faut savoir comment ils ont été achetés ? Comment ils sont arrivés en
Algérie ? Ont-ils été installés ou pas ? Qu’a-t-on fait pour leur maintenance ?
Le problème est que nous n’avons pas un programme national de santé. Je
m’explique : aujourd’hui, les besoins en matière de santé augmentent alors que
proportionnellement les moyens financiers ne suivent pas. Deux chiffres : la
dépense nationale de santé (DNS), c'est-à-dire tout ce que la communauté peut
consentir pour financer le système de santé, c’est moins de 400 $ par habitant
et par an. C’est très peu en comparaison aux pays de l’OCDE où la DNS est
supérieure à 4 000 $. Nous sommes donc dans un rapport de 1 pour 10 ! En outre,
sur ces 400 $, 80 sont dépensés pour les médicaments, pas plus. Ce sont les
moyens réels dont nous disposons. On crie au scandale du fait que l’on dépense
2,8 milliards de dollars en achat de médicaments. En fait`, nous sommes là
aussi dans un rapport de 1 à 10 comparé aux pays de l’OCDE. La France dépense
800 dollars par habitant et par an en médicaments. La question est de savoir
comment utiliser cette ressource rare ? Il est évident qu’il nous faudra
établir un programme et des priorités dans le court, moyen et long termes. Sans
ce programme nous subirons la pression des lobbies qui vous poussent à acheter
non ce dont on a besoin, mais ce qu’ils ont à nous vendre !
-Mais compte tenu de votre
implication dans la politique de santé existe-t-il un état des lieux chiffré du
parc médical à travers le territoire national ? Vous-même vous avez évoqué le
cas des équipements toujours sous emballage de l’hôpital de Bab-El-Oued. A
Constantine comme ailleurs, des équipements n’ont jamais servi et sont à jamais
perdus comme les 12 microscopes électroniques achetés dans les années 1980 et
jamais mis en service...
-A ma connaissance non. Au
contraire, on se met de nouveau à acheter beaucoup d’équipements dont certains
restent dans leur emballage pendant des semaines, voire des mois. C’est le même
syndrome que dans les années 1980 : on a de l’argent, on se fait plaisir et on
achète ce qu’il y de mieux et de plus cher. Il faudra poser cette question au
ministère de la Santé. Dans les années 1990, le gouvernement avait décidé d’un
commun accord avec la Sécurité sociale, pour mettre fin au transfert de malades
à l’étranger, de financer l’achat d’équipements pour permettre à des équipes
nationales, appuyées ou non par des spécialistes étrangers, de soigner sur
place tous les malades. Ces équipements ont été installés, mais le transfert à
l’étranger, même s’il a été réduit, n’est toujours pas supprimé, créant de fait
un 3° secteur de soins. Nous ne savons pas à quoi ces équipements ont servi !
Voilà un bon cas d’étude sur cette politique d’importation d’équipements qu’il
convient d’analyser, non pas pour dénoncer ou faire le procès de qui que ce
soit, mais afin de nous interroger sur les raisons de cette gestion
calamiteuse. Nous dépensons beaucoup d’argent, en particulier lorsque le prix
du pétrole monte, sans une planification intelligente qui aurait donné plus de
sens et de pertinence à ces dépenses. Il faut une politique plus rigoureuse et
mieux adaptée à nos besoins et nos moyens, mais nous n’en sommes pas là.
-C’est préoccupant…
-Oui, parce que ça coûte cher et
que ça aggrave les coûts de santé sans apporter le bénéfice attendu à la santé
de la population. Le système fonctionne pour lui-même, pour acheter des
équipements et payer des personnels alors que le malade y est devenu un intrus.
Il ne sert à rien d’injecter autant d’agent dans un système en panne. Il faut
d’abord le remettre en état de fonctionner et remettre le malade au centre des
préoccupations du système de santé. Pour le moment, faute de hiérarchisation
des priorités et d’objectifs sur lesquels on peut asseoir une politique
nationale de santé, le système va poursuivre sa dérive.
-Transition démographique couplée
aux transformations épidémiologiques, y a-t-il une prise de conscience quant
aux effets induits par cette évolution ?
-Les pouvoirs publics sont
conscients qu’il y a problème et qu’il faut réfléchir aux solutions, mais la
réflexion ne démarre pas. A mon avis, probablement parce que, encore une fois,
le ministère de la Santé était l’otage de différents lobbies. Il y a eu
quelques avancées du temps du professeur Aberkane pour aller vers une loi
sanitaire nouvelle. C’est pourquoi, je dis qu’ aujourd’hui, nous devons
réfléchir sur le devenir du système de santé et ouvrir un débat : où
allons-nous et que voulons-nous faire ? Que les grands problèmes soient
clairement posés. Nous sommes en transition épidémiologique et démographique.
Nous allons au-devant de grosses difficultés. Les plus de 60 ans seront 10% de
la population dans 20 ans, le taux de natalité est de nouveau en augmentation,
si bien que la population infanto-juvénile (0-14 ans) constituera encore dans
les 10 prochaines années plus de 25% de la population. La mortalité infantile
est encore trop élevée, plus de 30 pour 1 000 naissances, ce n’est pas normal
pour un pays comme l’Algérie. Près de 100 femmes sur 100 000 décèdent lors de
l’accouchement : plus de 800 jeunes femmes par an meurent des suites de leurs
couches. Or, la majorité de ces femmes sont jeunes et en bonne santé, et
l’accouchement est, jusqu’à preuve du contraire, un phénomène physiologique et
non une maladie !! C’est un problème grave de santé publique intolérable ! Mais
il n’y a pas de voix assez fortes pour le dénoncer !! Par ailleurs, nous allons
vers l’augmentation de fréquence du cancer, du diabète, des maladies
métaboliques… Face à cela, les moyens ne suivent pas. Nous sommes aujourd’hui à
5% du PIB. Au mieux, si on prend conscience de la gravité de la situation, dans
les années 2020, on va pousser le curseur jusqu’à 10% du PIB. On restera très
bas par rapport aux dépenses de santé dans les pays du Nord. Il faut donc faire
un état des lieux, des périls à venir afin de construire un vrai programme de
santé pertinent et réaliste.
-La santé des Algériens est
confrontée aux conséquences non encore évaluées avec précision de la décennie
noire (traumatismes divers), les affections post-traumatiques inhérentes aux
accidents domestiques et de la route. Les statistiques sont tout simplement
effrayantes. Qu’en pense le praticien d’expérience ?
-Grave et énorme question, car
nous, Algériens, avons subi deux traumatismes majeurs : une guerre de
Libération nationale particulièrement dévastatrice, mais au cours de laquelle
l’ennemi était au moins clairement identifié et le combat avait un sens et
partagé par tous, ce qui amoindrit un peu le traumatisme. Puis nous nous
retrouvons dans une situation de guerre civile dont le sens et la violence
restent hors de portée de la raison humaine, décuplant ainsi la profondeur du
traumatisme. Entre les deux, les générations se chevauchent : la première garde
des souvenirs enfouis de cette période et qui remontent à la surface à
l’occasion de phénomènes de reviviscence créés par la guerre civile. La seconde
est celle qui n’as pas vécu la guerre mais qui en a connaissance par la mémoire
transgénérationnelle. Or, ces traumatismes de la guerre d’indépendance n’ont
pas été pris en charge. Dans l’euphorie de l’indépendance, on a voulu tout
oublier. Avec la décennie noire ou guerre civile, de nouveaux traumatismes plus
violents frappent la société qui croyait en avoir fini avec la guerre et ses
souffrances. Des lois amnistiantes ont été votées, leur bien-fondé est un autre
débat, mais elles ne traitent pas les conséquences sociales, juridiques et
médicales de ce stress post-traumatique collectif. La conséquence en est
l’enracinement de la violence dans la société, dans le couple, à l’école, dans
la rue. Partout elle devient le moyen «normal» de régler le moindre conflit. Il
ne s’agit plus de cas isolés mais toute la population algérienne est concernée
et le traitement doit être à la mesure du problème. Au plus haut niveau de
l’Etat, il faut une prise de conscience de ce problème. Il existe, il est
grave, il ne faut pas le mettre au placard. Il doit être pris en charge tant
par des moyens médicaux que juridiques et sociaux. On pourra ainsi éviter que
ces traumatismes, ce fardeau, ne soient transmis aux générations futures. Le
personnel qualifié existe.
-Trois millions d’hypertendus et
autant de diabétiques, 50 000 cas de cancer par an, résurgence de certaines
maladies de la pauvreté comme la tuberculose (15 000 cas à Oran) ou la peste.
50 ans après l’indépendance, est-ce là une réalité qui vous interpelle ?
-C’était prévisible comme pour
toutes les sociétés préindustrielles qui sont passée trop vite à la modernité.
Ceci s’est passé également dans les pays du Nord, mais sur une période bien
plus longue — environ deux siècles. En Europe, la transition épidémiologique
s’est achevée pratiquement à le fin du XIXe siècle et celle démographique a
commencé après la Seconde Guerre mondiale. Chez nous, les transitions
démographique et épidémiologique se sont produites simultanément et en un laps
de temps très court. En moins de 50 ans. Après l’indépendance, l’effort s’était
porté sur les maladies transmissibles. Dans les années 1960 et 70, beaucoup de
choses donc ont été faites en matière de protection maternelle et infantile, la
lutte contre le paludisme, le trachome, la tuberculose qui sévissaient à l’état
endémique. L’amélioration de la nutrition et des conditions d’hygiène a
contribué à l’éradication de ces pathologies, mais en même temps ont accéléré
le passage aux pathologies non transmissibles si coûteuses à prendre en charge
aujourd’hui. Nous sommes en retard pour ce qui est des infrastructures
hospitalières : il y a 2 lits pour 1 000 habitants alors que le minimum est de
3. Mais c’est surtout le personnel paramédical qui est le grand oublié.
Formation et infrastructures hospitalières peuvent être rattrapées rapidement
mais avec une dépense nationale de santé qui ne va pas excéder dans le meilleur
cas en 2020 500 ou 600 $ par habitant et par an, soit, encore une fois, le
dixième de ce que dépenseront les pays du Nord. Comment assurer la prise en
charge en même temps des problèmes de santé liés au sous-développement et à
ceux qui augmentent en flèche, liés aux maladies non transmissibles ? Revenons
au médicament dont la dépense par habitant est de moins de 80 $/an/habitant. Ce
qui est à la fois peu et beaucoup. Je l’ai dit, c’est très peu comparativement
à la moyenne de l’Europe, mais c’est beaucoup par rapport à la dépense
nationale de santé (400 $). Un calcul rapide permet de découvrir que plus de
1/4 de ce qui est épargné par la communauté pour se soigner va dans les poches
de l’industrie pharmaceutique !! Dans un pays comme la Nouvelle-Zélande, c’est
moins de 7%, 12% pour le Royaume-Uni. Où va cet argent est une question
cruciale à laquelle il est urgent de répondre.
-Pénurie chronique et cherté
encouragent le trafic des médicaments (on parle de plus de 10 milliards de
produits contrefaits déversés sur l’Afrique). Quelle pourrait être la parade ?
-Honnêtement, je pense que
l’Algérie n’est pas vraiment concernée grâce à un meilleur contrôle des
importations de médicaments et au travail qu’assure le Laboratoire national. Le
problème du médicament se pose différemment. Il s’agit pour nous de faire un
meilleur usage de ces 80$ que nous consentons pour chaque Algérien au
médicament en adaptant notre pratique industrielle, commerciale et médicale à
nos priorités sanitaires. La question est comment soigner mieux et moins cher ?
-Vu les énormes enjeux, la
pression des lobbies du médicament est proportionnellement aussi forte et
influe sur la prise de décision. Au plus haut niveau de l’Etat, l’on est amené
à les dénoncer publiquement. On ne comprend pas comment l’Etat dans toute sa
pérennité peut-il ainsi faire aveu d’impuissance ?
-Ecoutez, les lobbies existent
partout, le problème est de les identifier, de situer leur influence réelle
dans la prise de décision et de les contenir à la place que nous aurons décidé
qu’ils occupent ! Pas plus. Encore une fois, si nous avions un programme
national de santé, nous saurions quels médicaments prioritaires acheter et
ainsi l’interférence de ces lobbies serait moins forte. Sans politique
nationale claire et transparente dans ce domaine, ce sont ces lobbies qui
feront la politique de la santé à notre place.
-Pression, corruption ?
-Tout est lié. L’industrie
pharmaceutique veut vendre ses produits, c’est normal.
Il nous appartient à nous de
décider du médicament dont nous avons besoin et de nous interroger sur le
pourquoi. Il y a sur le marché tant de médicaments dont on n’a pas besoin.
Il faut une plus grande
transparence dans la gestion et de plus fortes capacités de négociation de nos
institutions face à l’industrie pharmaceutique.
-Pourtant, l’ancien ministre de
la Santé a dénoncé les pressions du lobby du médicament…
-Ayant travaillé sur ce dossier,
je ne m’exprimer qu’en qualité d’expert pour un point de vue rationnel. Il faut
réduire la part des médicaments dans les dépenses de santé. On ne peut plus
continuer comme ça, autrement on va se retrouver dans la même situation que le
Maroc où la part des médicaments dans la DNS atteint 50%. Par ailleurs, il faut
que l’on parvienne à définir nos besoins. L’OMS dit qu’avec 300 médicaments on
peut soigner 90% de nos malades. Or, actuellement il y a plus de 5 000
spécialités sur le marché sur quelque 1 500 dénominations communes
internationales sur la liste. Je dis qu’il y a problème. Nous sommes encore un
pays relativement pauvre et nous devons être plus réalistes et plus pertinents
dans nos dépenses. Il faut impliquer toutes les institutions pour encadrer les
dépenses nationales de santé, et promouvoir une politique rationnelle et
efficiente du médicament. Je pense que dans ce domaine plus que tout autre, une
coopération régionale, à l’échelle du Maghreb ou mieux des 5+5, peut être
réellement productive et mutuellement bénéfique.
-Justement, quels sont les échos
à votre appel pour un débat national sur la politique de la santé publique ?
-Je n’ai aucune influence sur la
politique de la santé n’étant qu’un praticien dans le secteur libéral dans mon
pays et membre d’un think-tank méditerranéen sur les problèmes de santé à
l’étranger. Ne dit-on pas que nul n’est prophète en son pays ? A travers ce
qu’on vient de dire, il faut se rendre à l’évidence que la problématique
dépasse le simple cadre du médicament ou du cancer et soulève la question
idéologique fondamentale de comment on va soigner et qui soigner ! Doit-on
construire un système de santé, comme aux Etat-Unis par exemple, «hypermarché
de la maladie», où chacun va se servir selon ses moyens ? Ou bien s’agit-il de
construire un système national et solidaire basé sur les principes fondamentaux
de solidarité nationale et d’équité. Aujourd’hui, nous sommes dans l’ambiguïté
totale parce que vous avez un secteur privé qui se développe de façon
anarchique tant sur la plan organisationnel que financier puisque les actes
médicaux prodigués par le secteur privé ne sont pratiquement pas remboursés par
la Sécurité sociale. Nous attendons l’application de la nouvelle nomenclature
depuis 1987 !! Situation qui rend ce secteur de moins en moins accessible à la
majorité de la population créant de fait un double système. Dans le discours
officiel, c’est le secteur public qui a la charge d’assurer la couverture sanitaire
de la population, mais en réalité, la crise profonde que vit ce secteur produit
un transfert de plus en plus important d’actes de soins vers le secteur privé.
Comme, encore une fois, ces actes ne sont pas remboursés par les assurances-
maladie, la conséquence en est que la part des ménages dans les dépenses de
santé est passée de 10% dans les années 1970 à plus de 40% aujourd’hui. Dans le
budget des ménages, les dépenses de santé vont devenir de plus en plus lourdes
au détriment de l’alimentation, l’habillement, l’éducation, les loisirs, etc.
Il faut absolument que ce pourcentage descende en dessous de 15%. Les Algériens
sont un peuple solidaire qui n’accepte pas que les riches soient soignés et les
autres abandonnés à leur sort. La solidarité c’est le riche qui paye pour le
pauvre comme le fort vient en aide au faible et ce n’est pas de la démagogie.
Cela veut dire qu’il faut intégrer le secteur privé dans le système national de
santé, qu’il soit tenu par un cahier des charges et encadré par des règles
éthiques et morales à la hauteur de sa mission. En échange de quoi il doit
bénéficier du système de financement par les assurances-maladie et participer
activement à la décision. C’est ainsi qu’il pourra se développer au bénéfice de
tous et reprendre la place qui doit être la sienne dans le cœur des Algériens !
Il est faux de croire que le secteur privé ne peut assurer un service public.
Prenez l’exemple, l’eau qui coule dans vos robinets : elle est distribuée par
un établissement privé tenu par des obligations de service public, clairement
négociées et inscrites dans un cahier des charges. Je crois qu’il y a trop
souvent confusion entre secteur public et service public !
-Professeur Farid Chaoui, vous
avez été dans le gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche chargé du
dossier de réforme de la santé et de la Sécurité sociale. 20 ans après,
avez-vous le sentiment du devoir accompli ou d’une mission inachevée du fait
des bouleversements survenus à l’époque ?
-Quand M. Hamrouche m’avait fait
appel, je faisais déjà partie d’un groupe informel au niveau de la présidence
de la République aux côtés d’une équipe pluridisciplinaire dont de brillants
économistes et des sociologues. J’ai été son conseiller sur le dossier de la
santé et de la Sécurité sociale chargé de préparer le système de santé aux
évolutions que le pays allaient connaître, c’est-à-dire sortir de l’économie
planifiée pour aller à l’économie libérale. Le Premier ministre insistait à ne
pas sacrifier le social et souhaitait que la santé puisse trouver la place qui
doit être la sienne, dans la nouvelle politique économique et sociale du pays,
au même titre que l’éducation ou la culture. On avait travaillé le plus
largement possible avec les partenaires sociaux dont les personnels de la santé
et les associations d’usagers pour explorer les moyens à mettre en place pour
le nouveau système de santé.
-Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
-Rien. Le projet a été purement
et simplement enterré. Il y a eu aussi le FMI qui ne trouvait pas à son goût
nos projets et a imposé des ajustements structurels que l’on sait. Les
gouvernements successifs étaient peut-être sensibles à ce dossier, mais rien
n’a été fait. Aujourd’hui, les choses sont plus compliquées.
-En colère ?
-Oui, quand je vois la détresse
des malades. Mais l’on doit néanmoins rester optimiste parce que nous avons des
médecins compétents en quantité et en qualité. Il y a, certes, des
insuffisances et des lacunes, mais que l’on peut rattraper par des
enseignements postuniversitaires, etc. Nous possédons beaucoup
d’infrastructures sanitaires parfois neuves, mais vides ! Ce qui manque encore
une fois, c’est une vraie politique de santé qui ne se résume pas aux soins :
car il ne faut pas perdre de vue que l’on parle santé et non pas seulement
soins : le système de soins c’est ce qu’il y a en bout de chaîne, lorsqu’on est
malade, la santé est un domaine plurisectoriel qui fait intervenir le logement,
l’eau, l’éducation, les loisirs… Un programme de santé doit en tenir compte et
un ministère de la Santé devrait être le chef d’orchestre qui coordonne toutes
les actions influant directement ou indirectement sur la santé des citoyens.
-Comparativement à la plupart de
vos collègues, vous avez fait un aller-retour de la société civile à la société
politique. Vous êtes très actif et présent dans diverses manifestions touchant
au domaine de la santé. Est-ce là pour vous le moyen de faire pression sur les
pouvoirs publics ? Un combat personnel ?
-J’étais longtemps médecin
hospitalo-universitaire. Lorsque le dossier des réformes fut clos, j’ai compris
que le système de santé risquait d’aller au- devant de difficultés majeures car
je me rendais compte que manifestement les moyens allaient manquer et que sa
gestion allait se dégrader. J’ai alors décidé de quitter l’hôpital pour me
placer dans les conditions d’exercer mon métier et de servir les malades du
mieux que je pouvais par mes propres moyens. Cette expérience dans le secteur
privé m’a énormément appris et servi à mieux connaître les problèmes de santé
de la population. Cela m’a permis d’arriver à la conclusion qu’il faut
rassembler les efforts du privé et du public, car aucun d’eux ne pourra, seul,
faire face à une situation aussi complexe. Mon activité de praticien
gastro-entérologue ne me suffit pas. Oui, je me sens interpellé quand je vois
la détresse d’un jeune homme ou d’une jeune fille de 18 ans atteint de la
maladie de Crohn qui ne peut pas accéder aux médicaments pour son traitement,
ou parfois n’est pas couvert par l’assurance-maladie pour se faire rembourser les
frais importants médicaux. J’ai compris à travers ce type de situation que ma
seule activité de praticien ne suffit pas pour aider ces malades, et qu’il faut
pour les aider saisir et poser les vrais problèmes. Qu’il faut se battre à
d’autres niveaux.
-Compte tenu de ce qui précède,
voulez-vous conclure cet entretien par une note d’optimisme ou bien
préférez-vous vous inscrire dans le possible et le raisonnable ?
-Il faut s’inscrire dans les deux
: s’inscrire dans le raisonnable pour rendre le raisonnable possible.
B. T.
NB/ Le professeur Farid Chaoui
est membre de Ipemed (Institut de prospective économique du monde
méditerranéen) et président de l’AGELA (Association des gastro-entérologues
libéraux de l’Algérois).
Interface
• Si vous étiez président, votre
première mesure...
Un compromis politique historique
• Si vous étiez ministre de la
Santé, votre priorité...
Un programme national de santé.
• Si vous étiez un médicament...
Utile et accessible à tous les
malades.
• Si vous étiez une plante
médicinale, laquelle?
Je ne saurais répondre
franchement…
• Si vous étiez une musique comme
thérapie médicale laquelle ?
Hyzia, interprétée par Abdelhamid
Ababsa.
• La première idée qui vous vient
à l’esprit en vous levant le matin...
Le programme de la journée qui commence
à 8h et se termine à 20h.
• Votre dernière pensée avant de
vous endormir...
Chaque fois une pensée
différente…
• Votre livre de chevet : un
roman littéraire ou une référence médicale ?
Je ne lis jamais chez moi de
documents médicaux.
• Votre idéal médical ?
Il y en a beaucoup, mais je dirai
Pasteur.
• Le prix Nobel de médecine...
Il est attribué à des gens qui
travaillent pour le siècle à venir.
In Le Soir d’Algérie, 18 nov. 12
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