Par
Ali Yahia Abdennour
La
Convention
internationale de 1984 sur la torture fait obligation aux États qui l’ont
ratifiée de déférer sur leur territoire en justice tout tortionnaire, quelles
que soient sa nationalité et celle des victimes et quel que soit le pays où il
se trouve et vit en exil doré ou est seulement de passage. L’Algérie a ratifié
cette convention.
Le
principe de non-ingérence
Deux
principes se sont opposés sur le principe de l’impunité : celui d’une
intolérable atteinte à la souveraineté nationale que représente l’ingérence
étrangère et celui du combat universel contre l’impunité. Les notions de
souveraineté et de non-ingérence dans les affaires internes des Etats, régissent
depuis longtemps la politique internationale, mais elles ont des limites. Elles
ont conduit à la non-assistance aux peuples en danger et ont protégé les
bourreaux.
Le
concept du droit international à l’assistance humanitaire est un des nouveaux
droits de l’homme. L’Assemblée générale de l’ONU a entériné, le 8 décembre 1988,
une résolution qui retient le droit à l’assistance humanitaire et à son
corollaire, le libre accès au secours des victimes des catastrophes naturelles
ou des cataclysmes causés par l’homme, guerres, massacres collectifs. C’est
toute la question du devoir d’assistance, donc d’ingérence, au service des
peuples et des personnes en danger qui est posé.
Dans
la décennie 1990, le pouvoir en place a martyrisé ses propres ressortissants à
l’abri du principe de non-ingérence. La notion des droits de l‘homme répond à
une vision qui privilégie «l’homme, tout homme et tout l’homme», selon
l’expression de Jean-Paul Sartre, qui rassemble dans son identité des éléments
d’exclusion : sexe, ethnie, religion, culture, indépendamment de toute
idéologie et de toute considération politique. Les droits de l’homme sont
universels, ne connaissent ni frontières géographiques ou idéologiques ni non-ingérence
dans les affaires intérieures des Etats du fait qu’ils jouent un rôle
primordial dans la qualité et l’importance des relations entre Etats.
Le
pouvoir algérien est, selon la conjoncture, pour ou contre l’ingérence
étrangère
Il
la stigmatise avec force quand elle l’accuse d’avoir pratiqué ou cautionné la
torture et ordonné les massacres collectifs. Elle provoque alors chez lui un
réflexe de crispation nationaliste, fait vibrer sa fibre patriotique et flatte
ses réflexes de repli sur soi. «Charbonnier
est maître chez lui», a dit Goebbels. Mais il accueille l’ingérence étrangère
avec ferveur quand elle soutient sa politique contre l’islamisme et ses thèses
éradicatrices.
Trois
délégations officielles étrangères – la troïka présidée par le ministre des
Affaires étrangères de Grande-Bretagne, la délégation parlementaire européenne
présidée par André Soulier et le panel onusien présidé par l’ex-président de la République du Portugal,
Soares – sont bien reçues par le pouvoir parce qu’elles ont partagé ses analyses
au sujet de la violence politique et passé sous silence ses graves violations
des droits de l’homme.
Le
pouvoir algérien s’est ingéré dans les affaires intérieures de la Palestine, de l’Afrique
du Sud du temps de l’apartheid, du Chili et d’ailleurs. Il a accueilli à bras
ouverts ses hôtes, Bernard Henry-Lévy et André Glucksman, à qui il a prodigué
tous les honneurs. Les amalgames reviennent : terrorisme – islamisme – islam. La
réplique est venue des Français Geze et Pierre Vidal-Naquet : «La réponse tient
hélas en un mot, l’islam, car dans leurs visions tout est simple, les égorgeurs
tuent au nom de l’islam, donc c’est l’islam qui tue.»
Dans
mon livre La Dignité
humaine, j’ai écrit : «Après Bernard Henry Lévy hélas mais après Glucksman holà.»
Dans l’affaire libyenne, Bernard Henry Levy a déclaré : «Je suis intervenu en
Libye en ma qualité de juif, de sioniste et de défenseur de l’Etat d’Israël.»
Le
général Khaled Nezzar, ministre de la Défense nationale et coprésident de la République au sein du
Haut-Comité d’Etat (HCE) étaient au pouvoir, était le pouvoir, durant les
années de braise.
L’Algérie,
après avoir vécu en octobre 1988 et en juin 1991 deux états de siège, connaît
depuis le 9 février 1992 un état d’urgence qui n’épargne pas au pays de violentes
convulsions politiques et surtout des violations graves systématiques des
droits de l’homme. Depuis 1988 et surtout partir de 1992, l’armée a été
utilisée dans des opérations de police inadaptées à sa fonction, parce que les
services de sécurité étaient débordés. La réduire à des opérations de police, est-ce
lui rendre service ? Glissant peu à peu sur une pente savonneuse, elle s’est
impliquée dans la répression.
L’internement
administratif décidé par l’état d’urgence, qui a obligé des milliers d’Algériens
à payer leurs convictions politiques et religieuses par une privation de leur
liberté, s’est fait au mépris des lois internes et internationales. Nul ne peut
être privé de sa liberté, si ce n’est par voie de justice. Le problème des
disparus est un des dossiers-clés du pouvoir, qui sera jugé à sa capacité de le
résoudre. Connaîtrons-nous un jour les circonstances exactes de l’enlèvement
prémédité, de la détention et du sort final réservé aux disparus, sans la mise
en branle de la justice internationale ?
De
très nombreux messages vérifiés, exprimés avec force, angoisse, détresse et
colère par les prisonniers, leurs familles et leurs avocats, ont fait état, durant
la décennie 1990, de tortures qui ne sont pas des bavures, des faits isolés ou
des accidents de parcours, mais une pratique administrative courante, employée
par les services de sécurité et l’armée. La torture, cette forme extrême de
terreur individualisée avec ses conséquences les plus extrêmes, la mort ou le
handicap à vie, est devenue partie intégrante des interrogatoires qu’elle
remplace ou accompagne. Les signataires de la déclaration sur le principe de
non-ingérence disent «se sentir eux-mêmes atteints dans leur dignité de
citoyens algériens par l’intervention d’un Etat étranger dans les affaires
intérieures du pays». Le pouvoir a fait des Algériens des sujets et non des
citoyens. Les citoyens sont ceux qui élisent par des élections libres, transparentes
et honnêtes, leurs représentants à toutes les institutions élues de l’Etat. Le
plus grave n’est pas d’avoir des sujets, mais de les appeler citoyens. Il faut
rendre aux Algériens réduits au rang de sujets leurs droits de citoyens. L’argumentation
des soussignés de la déclaration est partielle, donc à approfondir et partiale.
Les assassinats de civils ne sont pas seulement l’œuvre des groupes armés
islamiques, mais aussi des services de sécurité et de l’armée.
Ne
pas condamner les assassinats de femmes, d’intellectuels, de journalistes par
les groupes armés serait impardonnable. Mais ne pas condamner les assassinats
de jeunes Algériens des quartiers populaires, des villes et des villages, par
les forces de sécurité et l’armée serait intolérable et l’intolérable ne peut
être toléré. Il faut condamner tous les actes de violence d’où qu’ils viennent,
particulièrement ceux qui entraînent la mort, quels que soient les auteurs et
les commanditaires et quelles que soient les victimes. Peut-il y avoir deux
vérités : condamner la violence des groupes armés islamiques, comme le font les
signataires de la déclaration sur le principe de non-ingérence, et passer sous
silence celle des services de sécurité et de l’armée ?
L’Algérie
veut l’ordre à condition qu’il ne soit pas l’ordre des prisons ni la paix des
cimetières. Daho Ould Kablia, ministre de l’Intérieur, force de conservation, de
statu quo et de régression politique, fait du maintien ou du rétablissement de
l’ordre sa priorité. Henry de Jouvenel, ambassadeur, invoquait dans La Revue des vivants un
dialogue entre un néophyte de la politique et un vétéran. Le néophyte demandant
«mais qu’est-ce que l’ordre» et le vétéran lui répondant : «Quand tu es monté
sur le dos de quelqu’un et que tu le fais marcher, c’est l’ordre. Mais quand
celui qui est dessous veut être dessus, c’est le désordre.»
L’ordre
défend toujours le pouvoir en place. Il n’y a pas de liberté sans ordre ; inversement,
sans liberté, il n’y a pas d’ordre, il n’y a que la police. Les droits pour
tous et pour chacun, il faut les inscrire dans les faits de manière tranquille,
mais résolue et déterminée. Il ne faut pas torturer le droit pour lui faire
dire ce que veut le pouvoir à mesure qu’il se pervertit. Les intellectuels ne
peuvent renoncer à leur rôle de critiques et d’analystes rigoureux pour servir
de simples relais ou d’instruments du pouvoir. Les signataires de la pétition
en faveur du général Khaled Nezzar savent que la procureure fédérale suisse
applique à la lettre la
Convention internationale de 1984 sur la torture. Les faits
reprochés à Khaled Nezzar sont les mêmes que ceux que la justice internationale
condamne. L’affaire Pinochet est à l’origine d’une jurisprudence internationale
en matière de droits de l’homme. Le devoir d’ingérence, qui est devenu le droit
d’ingérence, répond à un besoin de vérité, de mémoire et de justice, qui sont
complémentaires. La Chambre
des lords, la plus haute autorité du Royaume-Uni, a établi un principe : ceux
qui commettent des atteintes graves contre les droits de l’homme dans un pays
ne peuvent se réfugier dans un autre. Le général George Vedela, auteur du coup
d’Etat du 24 mars 1976 en Argentine, a été condamné en 1988 à la prison à
perpétuité, après avoir été reconnu coupable par la justice de son pays de
centaines d’assassinats, de tortures, d’enlèvements suivis de disparitions. Gracié
par la suite, il a été à nouveau emprisonné.
La
justice algérienne doit retrouver sa dignité et son honneur pour juger les
tortionnaires
Le
Tribunal permanent des peuples (TPP) a tenu à Paris, du 5 au 8 novembre 2004 sa
32e session. C’est à Alger qu’a été adopté, le 4 juillet 1974, la Déclaration
universelle des droits des peuples, qui représente le document de référence
fondamental pour les délibérations de ce tribunal. Il a jugé les violations des
droits de l’homme en Algérie pour la période 1992-2004. «Le tribunal a
considéré que compte tenu de leur nature, de leur ampleur et des conditions qui
les entourent, les milliers de disparitions forcées constituent des violations
flagrantes du droit international général et des conventions internationales
ratifiées par l’Algérie, donc des crimes contre l’humanité. Les tortures
pratiquée de façon générale ou systématique en Algérie en octobre 1988 et à
partir de 1992 à ce jour contre la population civile sont des crimes contre
l’humanité.» Les signataires de la pétition du général Khaled Nezzar demandent
aux responsables de l’Etat algérien d’intervenir auprès de la confédération
helvétique pour mettre un terme à la procédure engagée.
La
confédération helvétique est un Etat de droit qui ne peut influencer sa justice,
qui est indépendante. Les rédacteurs de la déclaration sur le principe de non-ingérence
veulent revenir à la situation vécue par l’Algérie de 1988 à 1992, alourdie par
le pesant poids des 20 années qui lui ont succédé pour créer un conflit algéro-algérien.
La
conclusion de cet article pose deux questions fondamentales : l’Algérie qui a
connu, après une longue nuit coloniale, une longue dictature, prendra-t-elle le
chemin d’une démocratie apaisée ? La dictature doit céder le pas à la
démocratie. L’Algérie accuse un déficit républicain et démocratique. Elle est
la propriété exclusive du peuple algérien et ses dirigeants ne sont que des
locataires réguliers, légaux et légitimes des institutions de l’Etat, quand ils
sont délégués par le peuple par des élections libres et propres, et des
occupants sans droit ni titre quand ils prennent le pouvoir par un coup d’Etat,
par les armes ou par les urnes. Le triptyque de l’ancien président grec Andréa
Papandréou est valable pour l’Algérie : «Le pouvoir au peuple, l’armée à la
nation, l’Algérie à tous les Algériens.» L’ANP suscite des interrogations
auxquelles elle doit répondre.
Des
cadres d’âge moyen, politisés, reflet des divers courants d’opinion qui
traversent la société, d’un niveau intellectuel et technique élevé, légalistes,
sans arrière-pensée de putsch, las des privilèges qui accentuent les injustices
et éloignent le peuple de l’armée, opposés aux flatteries courtisanes et à la
pratique de la flagornerie à l’égard des chefs, auxquels sont sensibles nombre
de leurs aînés attachés à leurs privilèges, mouillés dans les affaires et sûrs
de l’impunité, souhaitent l’émergence d’un pouvoir qui se manifeste de bas en
haut de manière démocratique et désirent servir, au-delà d’un homme et d’une
institution, l’Algérie entière, nation et peuple. La volonté du peuple est que
l’armée ne désigne plus le président de la République et lui
laisse choisir, dans une compétition démocratique, un homme ou une femme d’une
grande capacité de travail, cultivé(e), en mesure de dominer les dossiers et
d’être à l’écoute des citoyens et non plus des sujets.
Alger,
le 1er janvier 2012
Ali
Yahia Abdenour
In El Watan du 03 janvier 2012
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