lundi 2 janvier 2012

Je ne voulais ni des militaires ni des islamistes... j'ai maintenant les deux!


De décembre 1991 à décembre 2011

Belkhadem, Bouteflika, Toufik
Par Ghania Mouffok

En cette fin d’année extraordinaire de bouleversements dans le monde arabe, je me souviens que la majorité des électeurs algériens auront été les premiers à choisir comme alternative à un régime militaire un parti islamiste, le FIS, à l’issue des premières élections démocratiques dans le monde arabe. C’était en 1991. Vingt ans déjà. Vingt ans plus tard, c’est au tour des Tunisiens, des Égyptiens, des Marocains de faire le même choix.

Si ce choix parut dramatique pour l’Algérie et il le devint, il semble aujourd’hui mieux encaissé par nos voisins. En 1991, les algériens étaient comme seuls sur terre. Internet n’existait pas, même si nous étions armés des premières paraboles pour fuir la télé étouffante de la police politique et de son parti unique le Front de Libération Nationale, le FLN. Notre guerre civile nous l’avons vécue à huis clos dans une guerre sans image, impensable aujourd’hui.
Nous n’avions ni réseaux sociaux pour nous faire entendre, ni vidéos pour être crus. Seules les images de la propagande, du régime militaire surtout, qui se cachait derrière les corps suppliciés des femmes et des enfants et plus rarement celles des islamistes, images maladroites de maquis, en vidéos, prétendaient témoigner pour le plus grand nombre des violences subies ou données.

Ce fut terrible.  Des années perdues «d’épouvante et d’effroi.» Cette expression, que j’emprunte à la justice algérienne – qui, dans ses actes d’accusation, l’employait à propos de «groupes armés islamistes» accusés de semer «l’effroi et l’épouvante dans la population» en des procès douteux, expéditifs,  où la terrifiante torture accouchait de coupables qui, face à la cour, revenaient sur leurs aveux, les corps encore boursouflés de ce qu’ils avaient subi sans jamais être entendus – me semble encore très juste en dépit de son côté moyenâgeux.

Pourtant, contrairement à ce que de nombreux experts de l’époque nous serinaient, la guerre civile algérienne n’était pas une guerre renvoyant au moyen-âge musulman, au djihad d’une autre époque, c’était une guerre de son temps, une guerre contemporaine.

Vingt ans plus tard, à la lumière des expériences accumulées, je crois pouvoir dire que nous n’étions pas prêts.  Nous n’étions pas armés pour mesurer l’ampleur des changements à l’œuvre à travers l’ensemble de la planète. 

Et comment aurions-nous pu savoir, enfermés que nous étions derrière le mur de la guerre froide, que nous étions sur la ligne de fracture de la fin d’une époque. Notre «ouverture démocratique», la fin du parti unique, en 1989, a été  contemporaine de la fin de l’URSS, de la guerre en Tchétchénie, de celle d’ Afghanistan quand les islamistes étaient présentés comme des «Combattants de la Liberté» soutenus par l’Occident pour combattre le communisme déjà moribond ; plus proche de l’exécution de Ceausescu que du lynchage de Kadhafi,  plus proche de la Pologne de Lech Walesa que de l’Égypte de Moubarak, plus proche de la perestroïka que de l’infitah. Et aujourd’hui, l’Algérie de Bouteflika est plus proche de la Russie de Poutine et de ses oligarques que de la Tunisie de Ben Ali.

Il m’arrive, quand je raconte mon adolescence dans l’Algérie de Boumediene à une Yougoslave de mon âge, grandie sous Tito, de me sentir plus proche d’elle que d’une égyptienne. Même si je partage avec les pays musulmans la Palestine, omniprésente blessure.

La Yougoslavie n’existe plus, son explosion préfigurait la fin de l’Europe comme puissance, mais nous ne le savions pas. Comme nous ne savions pas que cette fin de l’hégémonie européenne, additionnée à la fin de l’empire soviétique, allait transformer le monde arabo-musulman en territoires pour les nouvelles guerres impérialistes soumises au diktat de l’Amérique, elle aussi en déclin, alors qu’elle apparaissait encore comme la superpuissance mondiale pendant que l’Amérique Latine se libérait de son hégémonie en se débarrassant de ses dictateurs et pendant que la Chine discrète jetait ses filets sur le monde.  Je trouve que cette proximité avec le bloc de l’est est l’une des singularités oubliée dans la lecture de l’expérience algérienne. 

Il y a de cela vingt ans nous ne savions pas, avec l’acuité actuelle, que la fin de ce monde n’avait rien d’autre à nous proposer en échange que de nous jeter corps et âme dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’ultralibéralisme, détruisant au passage les quelques acquis de notre indépendance, un État fut-il autoritaire, des services publics, fussent-ils approximatifs, du travail pour les gens en âge de travailler, fussent-ils improductifs, les entreprises publiques, comme une béquille, nourrissaient encore le plus grand nombre.

Endettement, faillite de l’état avec la chute du cours du pétrole nourricier, en 1986, chômage, misère, colère, après des décennies de mensonges et de propagande, nous n’étions pas prêts pour comprendre les cataclysmes qui s’abattaient sur nos têtes.

L’Algérie a été un laboratoire des nouveaux mondes. Après des années de solitude intellectuelle et politique, nous étions désormais envahis, au milieu des années 80, par des images venues du ciel qui nous ont bousculés, malmenés, fascinés par la débauche de marchandises proposées alors que nous avions oublié jusqu’au goût des bananes et du chocolat. Nos bons pour avoir une voiture sur une longue liste d’attente étaient devenus obsolètes alors que sur l’écran, de magnifiques femmes et hommes pouvaient se les offrir comme nous, nous nous achetions un ticket de bus bondé. Désormais nous avions l’embarras du choix, après les télés européennes, pour ne pas dire françaises, vint le temps de l’est devenu musulman entre l’Irak et le Coran, au milieu les télénovelas turques et les films pornos… et les petites filles s’appelleront Lamiss ou Aya, entre la caresse et le verset.

Le choc fut brutal, nos vies nous parurent étriquées, notre absence de liberté insupportable, mais nous ne savions pas ce que nous voulions, comme tétanisés par l’ampleur du chantier.

Paradoxalement, l’adhésion à l’islamisme politique a été la stratégie de défense de la majorité des algériens qui furent appelés à voter lors des premières élections démocratiques dans le monde arabe, on l’oublie, en décembre 1991. Inaugurant ainsi le paradoxe du monde arabe, (vingt ans avant le Maroc, la Tunisie, l’Égypte et sans doute les autres pays de la région) : pour se défendre de ces nouveaux mondes écrasants, les arabes choisissent l’islam politique alors que c’est sans doute l’alternative qui les livre aux marchés dont ils espèrent fuir les stratégies d’asservissement, de domination économique et culturelle. Et si les islamistes incarnent encore 20 ans plus tard l’alternative pour les suffrages exprimés, l’autre majorité, comme hier en Algérie et aujourd’hui en Tunisie et en Égypte, étant celle des abstentionnistes, c’est sans doute parce que dans le monde arabe ils ont été les premiers à comprendre la nouvelle géopolitique du monde.  

Anti-communistes, anti-socialistes, favorables à la propriété privée, au commerce, à la concurrence, préférant la charité à la justice sociale, la fraternité à l’égalité, le consensus plutôt que la démocratie, ils sont les contemporains du libéralisme triomphant, loin de nos chimères, ils proposent l’insertion dans le marché mondial avec en guise de camisole une certaine éthique musulmane pour contenir les désirs contradictoires qui étouffent, culpabilisent les arabes, les femmes comme les hommes. Un référent symbolique total quand l’ancien monde s’effondre. 

En 1991, l’islam politique incarné chez moi par le Front islamique du Salut, le FIS aujourd’hui interdit, n’avait pas encore été domestiqué par les Etats-Unis et ses supplétifs d’occident et d’orient, comme il le sera après les attentats du 11 septembre, avec la deuxième guerre d’Irak, le chaos afghan.

Ce grand parti que fut le FIS déchainait les passions avec ses rock stars en gandoura qui, comme Ali Benhadj, remplissaient les stades d’une passion extatique. Aujourd’hui, Ali Benhadj a vieilli, comme moi, comme Ghanouchi en Tunisie, et Ben Laden est mort dans l’indifférence. Et l’islam politique apparaît pour ce qu’il est, une idéologie politique avant d’être une théologie, capable d’arrangements comme n’importe quel parti avec les forces en présence, capable de stratégies qui ont très peu à voir avec la foi. L’explosion du courant islamiste en plusieurs partis, tendances, obédiences, ses divisions en sont aujourd’hui la preuve.

Défendre il y a vingt ans ce point de vue quand on n’était pas islamiste était une hérésie, en Algérie et dans le reste du monde.

Pour m’être opposée à l’annulation des élections pressentant la guerre civile, la suspension de toutes les libertés, moi féministe, démocrate, de gauche, j’étais devenue une hérétique, une traîtresse à mon camp, une capitularde comme tous ceux et celles qui me ressemblaient.

Nous étions pourtant à l’époque, j’en suis convaincue, majoritaires, mais une minorité en a décidé autrement pour toute l’Algérie. Une minorité de civils qui jouèrent les utilités, le bouclier d’un régime militaire qui a toujours su se servir de leurs ambitions, de leurs prétentions à décider pour le plus grand nombre.

L’armée, nous disait-on, allait sauver la démocratie, et pendant qu’elle arrêtait, torturait, tuait, on nous expliquait doctement : «on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs». L’omelette fut grandiose et les œufs se comptèrent par centaines de milliers.

Malheureusement, on ne réécrit pas l’histoire, mais rien n’interdit de la relire.

Comment ne pas être frappé par le silence qui accompagne aujourd’hui dans mon pays cet anniversaire, 1991/2011, de l’annulation des élections qui virent la première victoire démocratique d’un parti islamiste aux soulèvements arabe d’aujourd’hui salués dans le monde entier, y compris par ceux qui, hier, appelaient les chars pour mater «le mauvais choix d’un peuple inculte».

 Il n’y a pas de guerre plus destructrice pour un peuple qu’une guerre civile. Cette guerre qui fut sans image, est aujourd’hui sans récit. Mais son résultat est là : moi qui ne voulais ni des islamistes, ni des militaires, j’ai maintenant les deux, et le pouvoir des islamistes et le pouvoir des militaires.  Pendant que s’accumulent leurs victimes, toutes les victimes. Chacune d’entre elles, pour chaque famille en deuil ont un visage, une photo, un souvenir, un objet, un mot, mais pour toute l’Algérie quels sont les visages, les photos, les souvenirs, les objets, les mots, si ce n’est des coupables, au moins des responsables ? Chaque mot a compté, même s’ils se sont envolés dans la vitesse incroyable du temps qui passe dans ces nouveaux mondes qui s’affolent.

Les bouleversements du monde arabe en cette fin d’année 2011 devraient inviter, au moins les algériens, à relire ce moment d’histoire plutôt que de se lamenter de manière infantile, sur notre impossible soulèvement contre nos despotes à la manière tunisienne ou égyptienne.



Il est vain aujourd’hui de comparer ces expériences avec l’expérience algérienne.

Le temps du monde n’était pas le même, nous n’étions ni en avance, ni en retard, nous étions ailleurs dans une béance du monde, un trou où l’histoire et la géographie nous ont jetés. Mais cela ne nous dispense pas de nos responsabilités.

Mais pour ce faire, il faudrait des élites, des intellectuels, des leaders politiques moins médiocres que ceux qui s’expriment aujourd’hui. Longtemps j’ai cru que cette médiocrité nous était particulière à nous autres, les algériens, les soulèvements arabes m’ont malheureusement convaincue que c’est toute la pensée dans le monde arabe qui est en crise.

Dans ce moment historique de l’Égypte à la Tunisie, les plus sensibles, les plus conscients des incompétences de l’intelligentsia se sont faits modestes, admirant le courage des plus jeunes et se contentant de suivre « le mouvement»… en attendant de faire sens.    

Quant à moi, algérienne de ces années de sang, j’ai appris à reconnaître le printemps et je sais que les hommes ne sont pas des hirondelles et que l’histoire qui se forge n’a rien à voir avec la météo mais avec le temps qui se déroule en de longs processus de victoires et de défaites, dont l’issue n’est pas l’inéluctable progrès.  La barbarie aussi peut être une alternative. 

L’histoire récente de ma génération m’a aussi appris que les despotes sont prêts à tout et même à l’inimaginable pour durer, elle m’a aussi appris que les dictatures ne sont pas incarnées par des hommes qui n’en sont que les masques mais par la manière dont elle réduit les êtres humains au mépris d’eux-mêmes, à la haine de soi.

Quand les despotes tombent, ils laissent en héritage cette insondable blessure qu’aucune urne ne peut panser car la démocratie ne peut se confondre avec des processus électoraux, aussi transparents soient-ils. La démocratie «est un suffrage permanent» que seuls des femmes et des hommes libérés de bien des aliénations peuvent exercer.

Les dernières images de répression qui nous arrivent d’Égypte en ce mois de décembre 2011 en témoignent, ce n’est pas tant la répression qui étonne même si elle révolte encore plus que la précédente, parce qu’entre temps il y a eu l’espoir, mais l’incapacité de la rendre définitivement illégitime par une pensée forte totalement désaliénée.

Qu’après la chute de Moubarak, sur la place Tahrir, les mêmes soldats casqués, bottés, se permettent sur cette même place de traîner une femme par les cheveux, elle qui les avait voilés, de dénuder sa poitrine, de dévoiler l’intimité de son soutien-gorge bleu, qu’un de ces hommes s’avance et qu’avec une violence insupportable il écrase de ces bottes en toute conscience le buste de cette femme à terre, cette image en dit plus qu’un long discours sur le chemin qui reste à parcourir pour qu’une telle scène soulève toutes les poitrines de l’Égypte millénaire.  Renvoyant les régimes militaires ou policiers à ce qu’ils sont : des machines à broyer de l’Algérie à la Syrie, de la Tunisie à l’Égypte.

Et les islamistes, si prompts à condamner le moindre bout de femme qui rendrait librement visible le moindre bout de chair au nom de la pudeur recommandée en islam, ne semblent pas être troublés dans leur ascension par ce viol impudique de l’intimité d’une femme de courage.

En revanche, ils n’auront pas de mots assez durs pour condamner de façon unanime une jeune blogueuse qui, en toute liberté, donne à voir son corps, pour tester, naïve hirondelle, les limites de sa révolution.

Entre ces deux corps de femme malmenés et sans défense, si proches et si lointains, il y a dans un raccourci saisissant toute l’ambigüité de la réflexion sur cette rive sud du monde sur le concept même de liberté.  

De 1991 à 2011, de l’Algérie à l’Égypte, par des chemins détournés, nous arrivons au même résultat : les islamistes et les militaires se partagent le pouvoir. Quel sens donner alors aux mots : liberté, libération, égalité ?  Quelle formidable question nous renvoient ainsi nos sociétés, quel stimulant défi !

Inchallah en 2012.  



Ghania Mouffok, journaliste indépendante

Source : son blog

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