De décembre 1991 à décembre 2011
Par Ghania
Mouffok
En cette fin
d’année extraordinaire de bouleversements dans le monde arabe, je me souviens
que la majorité des électeurs algériens auront été les premiers à choisir comme
alternative à un régime militaire un parti islamiste, le FIS, à l’issue des
premières élections démocratiques dans le monde arabe. C’était en 1991. Vingt
ans déjà. Vingt ans plus tard, c’est au tour des Tunisiens, des Égyptiens, des Marocains de faire le même choix.
Si ce choix parut dramatique pour l’Algérie et il le devint, il semble aujourd’hui mieux encaissé par nos voisins. En 1991, les algériens étaient comme seuls sur terre. Internet n’existait pas, même si nous étions armés des premières paraboles pour fuir la télé étouffante de la police politique et de son parti unique le Front de Libération Nationale, le FLN. Notre guerre civile nous l’avons vécue à huis clos dans une guerre sans image, impensable aujourd’hui.
Nous n’avions ni réseaux sociaux pour nous faire entendre, ni vidéos pour être crus. Seules les images de la propagande, du régime militaire surtout, qui se cachait derrière les corps suppliciés des femmes et des enfants et plus rarement celles des islamistes, images maladroites de maquis, en vidéos, prétendaient témoigner pour le plus grand nombre des violences subies ou données.
Ce fut
terrible. Des années perdues «d’épouvante
et d’effroi.» Cette expression, que j’emprunte à la justice algérienne – qui,
dans ses actes d’accusation, l’employait à propos de «groupes armés islamistes»
accusés de semer «l’effroi et l’épouvante dans la population» en des procès
douteux, expéditifs, où la terrifiante
torture accouchait de coupables qui, face à la cour, revenaient sur leurs
aveux, les corps encore boursouflés de ce qu’ils avaient subi sans jamais être
entendus – me semble encore très juste en dépit de son côté moyenâgeux.
Pourtant,
contrairement à ce que de nombreux experts de l’époque nous serinaient, la
guerre civile algérienne n’était pas une guerre renvoyant au moyen-âge
musulman, au djihad d’une autre époque, c’était une guerre de son temps, une
guerre contemporaine.
Vingt ans plus
tard, à la lumière des expériences accumulées, je crois pouvoir dire que nous
n’étions pas prêts. Nous n’étions pas
armés pour mesurer l’ampleur des changements à l’œuvre à travers l’ensemble de
la planète.
Et comment aurions-nous
pu savoir, enfermés que nous étions derrière le mur de la guerre froide, que
nous étions sur la ligne de fracture de la fin d’une époque. Notre «ouverture
démocratique», la fin du parti unique, en 1989, a été contemporaine de la fin de l’URSS, de la
guerre en Tchétchénie, de celle d’ Afghanistan quand les islamistes étaient
présentés comme des «Combattants de la Liberté» soutenus par l’Occident pour
combattre le communisme déjà moribond ; plus proche de l’exécution de Ceausescu
que du lynchage de Kadhafi, plus proche
de la Pologne de Lech Walesa que de l’Égypte de Moubarak, plus proche de la
perestroïka que de l’infitah. Et aujourd’hui, l’Algérie de Bouteflika est plus
proche de la Russie de Poutine et de ses oligarques que de la Tunisie de Ben
Ali.
Il m’arrive,
quand je raconte mon adolescence dans l’Algérie de Boumediene à une Yougoslave
de mon âge, grandie sous Tito, de me sentir plus proche d’elle que d’une égyptienne.
Même si je partage avec les pays musulmans la Palestine, omniprésente blessure.
La Yougoslavie
n’existe plus, son explosion préfigurait la fin de l’Europe comme puissance,
mais nous ne le savions pas. Comme nous ne savions pas que cette fin de l’hégémonie
européenne, additionnée à la fin de l’empire soviétique, allait transformer le
monde arabo-musulman en territoires pour les nouvelles guerres impérialistes
soumises au diktat de l’Amérique, elle aussi en déclin, alors qu’elle
apparaissait encore comme la superpuissance mondiale pendant que l’Amérique
Latine se libérait de son hégémonie en se débarrassant de ses dictateurs et
pendant que la Chine discrète jetait ses filets sur le monde. Je trouve que cette proximité avec le bloc de
l’est est l’une des singularités oubliée dans la lecture de l’expérience
algérienne.
Il y a de cela
vingt ans nous ne savions pas, avec l’acuité actuelle, que la fin de ce monde
n’avait rien d’autre à nous proposer en échange que de nous jeter corps et âme
dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’ultralibéralisme, détruisant au passage
les quelques acquis de notre indépendance, un État fut-il autoritaire, des
services publics, fussent-ils approximatifs, du travail pour les gens en âge de
travailler, fussent-ils improductifs, les entreprises publiques, comme une
béquille, nourrissaient encore le plus grand nombre.
Endettement,
faillite de l’état avec la chute du cours du pétrole nourricier, en 1986,
chômage, misère, colère, après des décennies de mensonges et de propagande, nous
n’étions pas prêts pour comprendre les cataclysmes qui s’abattaient sur nos
têtes.
L’Algérie a été
un laboratoire des nouveaux mondes. Après des années de solitude intellectuelle
et politique, nous étions désormais envahis, au milieu des années 80, par des
images venues du ciel qui nous ont bousculés, malmenés, fascinés par la
débauche de marchandises proposées alors que nous avions oublié jusqu’au goût
des bananes et du chocolat. Nos bons pour avoir une voiture sur une longue
liste d’attente étaient devenus obsolètes alors que sur l’écran, de magnifiques
femmes et hommes pouvaient se les offrir comme nous, nous nous achetions un
ticket de bus bondé. Désormais nous avions l’embarras du choix, après les télés
européennes, pour ne pas dire françaises, vint le temps de l’est devenu
musulman entre l’Irak et le Coran, au milieu les télénovelas turques et les
films pornos… et les petites filles s’appelleront Lamiss ou Aya, entre la
caresse et le verset.
Le choc fut
brutal, nos vies nous parurent étriquées, notre absence de liberté
insupportable, mais nous ne savions pas ce que nous voulions, comme tétanisés
par l’ampleur du chantier.
Paradoxalement,
l’adhésion à l’islamisme politique a été la stratégie de défense de la majorité
des algériens qui furent appelés à voter lors des premières élections
démocratiques dans le monde arabe, on l’oublie, en décembre 1991. Inaugurant
ainsi le paradoxe du monde arabe, (vingt ans avant le Maroc, la Tunisie, l’Égypte
et sans doute les autres pays de la région) : pour se défendre de ces nouveaux
mondes écrasants, les arabes choisissent l’islam politique alors que c’est sans
doute l’alternative qui les livre aux marchés dont ils espèrent fuir les
stratégies d’asservissement, de domination économique et culturelle. Et si les
islamistes incarnent encore 20 ans plus tard l’alternative pour les suffrages
exprimés, l’autre majorité, comme hier en Algérie et aujourd’hui en Tunisie et
en Égypte, étant celle des abstentionnistes, c’est sans doute parce que dans le
monde arabe ils ont été les premiers à comprendre la nouvelle géopolitique du
monde.
Anti-communistes,
anti-socialistes, favorables à la propriété privée, au commerce, à la
concurrence, préférant la charité à la justice sociale, la fraternité à
l’égalité, le consensus plutôt que la démocratie, ils sont les contemporains du
libéralisme triomphant, loin de nos chimères, ils proposent l’insertion dans le
marché mondial avec en guise de camisole une certaine éthique musulmane pour
contenir les désirs contradictoires qui étouffent, culpabilisent les arabes,
les femmes comme les hommes. Un référent symbolique total quand l’ancien monde
s’effondre.
En 1991, l’islam
politique incarné chez moi par le Front islamique du Salut, le FIS aujourd’hui
interdit, n’avait pas encore été domestiqué par les Etats-Unis et ses
supplétifs d’occident et d’orient, comme il le sera après les attentats du 11
septembre, avec la deuxième guerre d’Irak, le chaos afghan.
Ce grand parti
que fut le FIS déchainait les passions avec ses rock stars en gandoura qui,
comme Ali Benhadj, remplissaient les stades d’une passion extatique.
Aujourd’hui, Ali Benhadj a vieilli, comme moi, comme Ghanouchi en Tunisie, et
Ben Laden est mort dans l’indifférence. Et l’islam politique apparaît pour ce
qu’il est, une idéologie politique avant d’être une théologie, capable
d’arrangements comme n’importe quel parti avec les forces en présence, capable
de stratégies qui ont très peu à voir avec la foi. L’explosion du courant
islamiste en plusieurs partis, tendances, obédiences, ses divisions en sont
aujourd’hui la preuve.
Défendre il y a
vingt ans ce point de vue quand on n’était pas islamiste était une hérésie, en
Algérie et dans le reste du monde.
Pour m’être
opposée à l’annulation des élections pressentant la guerre civile, la
suspension de toutes les libertés, moi féministe, démocrate, de gauche, j’étais
devenue une hérétique, une traîtresse à mon camp, une capitularde comme tous
ceux et celles qui me ressemblaient.
Nous étions
pourtant à l’époque, j’en suis convaincue, majoritaires, mais une minorité en a
décidé autrement pour toute l’Algérie. Une minorité de civils qui jouèrent les
utilités, le bouclier d’un régime militaire qui a toujours su se servir de
leurs ambitions, de leurs prétentions à décider pour le plus grand nombre.
L’armée, nous
disait-on, allait sauver la démocratie, et pendant qu’elle arrêtait, torturait,
tuait, on nous expliquait doctement : «on ne fait pas d’omelette sans casser
des œufs». L’omelette fut grandiose et les œufs se comptèrent par centaines de
milliers.
Malheureusement,
on ne réécrit pas l’histoire, mais rien n’interdit de la relire.
Comment ne pas
être frappé par le silence qui accompagne aujourd’hui dans mon pays cet
anniversaire, 1991/2011, de l’annulation des élections qui virent la première
victoire démocratique d’un parti islamiste aux soulèvements arabe d’aujourd’hui
salués dans le monde entier, y compris par ceux qui, hier, appelaient les chars
pour mater «le mauvais choix d’un peuple inculte».
Il n’y a pas de guerre plus destructrice pour
un peuple qu’une guerre civile. Cette guerre qui fut sans image, est
aujourd’hui sans récit. Mais son résultat est là : moi qui ne voulais ni des
islamistes, ni des militaires, j’ai maintenant les deux, et le pouvoir des
islamistes et le pouvoir des militaires.
Pendant que s’accumulent leurs victimes, toutes les victimes. Chacune
d’entre elles, pour chaque famille en deuil ont un visage, une photo, un
souvenir, un objet, un mot, mais pour toute l’Algérie quels sont les visages,
les photos, les souvenirs, les objets, les mots, si ce n’est des coupables, au
moins des responsables ? Chaque mot a compté, même s’ils se sont envolés dans
la vitesse incroyable du temps qui passe dans ces nouveaux mondes qui
s’affolent.
Les
bouleversements du monde arabe en cette fin d’année 2011 devraient inviter, au
moins les algériens, à relire ce moment d’histoire plutôt que de se lamenter de
manière infantile, sur notre impossible soulèvement contre nos despotes à la
manière tunisienne ou égyptienne.
Il est vain
aujourd’hui de comparer ces expériences avec l’expérience algérienne.
Le temps du
monde n’était pas le même, nous n’étions ni en avance, ni en retard, nous
étions ailleurs dans une béance du monde, un trou où l’histoire et la
géographie nous ont jetés. Mais cela ne nous dispense pas de nos
responsabilités.
Mais pour ce
faire, il faudrait des élites, des intellectuels, des leaders politiques moins
médiocres que ceux qui s’expriment aujourd’hui. Longtemps j’ai cru que cette
médiocrité nous était particulière à nous autres, les algériens, les
soulèvements arabes m’ont malheureusement convaincue que c’est toute la pensée
dans le monde arabe qui est en crise.
Dans ce moment
historique de l’Égypte à la Tunisie, les plus sensibles, les plus conscients
des incompétences de l’intelligentsia se sont faits modestes, admirant le
courage des plus jeunes et se contentant de suivre « le mouvement»… en
attendant de faire sens.
Quant à moi,
algérienne de ces années de sang, j’ai appris à reconnaître le printemps et je
sais que les hommes ne sont pas des hirondelles et que l’histoire qui se forge
n’a rien à voir avec la météo mais avec le temps qui se déroule en de longs
processus de victoires et de défaites, dont l’issue n’est pas l’inéluctable
progrès. La barbarie aussi peut être une
alternative.
L’histoire
récente de ma génération m’a aussi appris que les despotes sont prêts à tout et
même à l’inimaginable pour durer, elle m’a aussi appris que les dictatures ne
sont pas incarnées par des hommes qui n’en sont que les masques mais par la
manière dont elle réduit les êtres humains au mépris d’eux-mêmes, à la haine de
soi.
Quand les
despotes tombent, ils laissent en héritage cette insondable blessure qu’aucune
urne ne peut panser car la démocratie ne peut se confondre avec des processus
électoraux, aussi transparents soient-ils. La démocratie «est un suffrage
permanent» que seuls des femmes et des hommes libérés de bien des aliénations
peuvent exercer.
Les dernières
images de répression qui nous arrivent d’Égypte en ce mois de décembre 2011 en
témoignent, ce n’est pas tant la répression qui étonne même si elle révolte
encore plus que la précédente, parce qu’entre temps il y a eu l’espoir, mais
l’incapacité de la rendre définitivement illégitime par une pensée forte
totalement désaliénée.
Qu’après la
chute de Moubarak, sur la place Tahrir, les mêmes soldats casqués, bottés, se
permettent sur cette même place de traîner une femme par les cheveux, elle qui
les avait voilés, de dénuder sa poitrine, de dévoiler l’intimité de son
soutien-gorge bleu, qu’un de ces hommes s’avance et qu’avec une violence
insupportable il écrase de ces bottes en toute conscience le buste de cette
femme à terre, cette image en dit plus qu’un long discours sur le chemin qui
reste à parcourir pour qu’une telle scène soulève toutes les poitrines de l’Égypte
millénaire. Renvoyant les régimes
militaires ou policiers à ce qu’ils sont : des machines à broyer de l’Algérie à
la Syrie, de la Tunisie à l’Égypte.
Et les
islamistes, si prompts à condamner le moindre bout de femme qui rendrait
librement visible le moindre bout de chair au nom de la pudeur recommandée en
islam, ne semblent pas être troublés dans leur ascension par ce viol impudique
de l’intimité d’une femme de courage.
En revanche, ils
n’auront pas de mots assez durs pour condamner de façon unanime une jeune
blogueuse qui, en toute liberté, donne à voir son corps, pour tester, naïve
hirondelle, les limites de sa révolution.
Entre ces deux
corps de femme malmenés et sans défense, si proches et si lointains, il y a
dans un raccourci saisissant toute l’ambigüité de la réflexion sur cette rive
sud du monde sur le concept même de liberté.
De 1991 à 2011,
de l’Algérie à l’Égypte, par des chemins détournés, nous arrivons au même
résultat : les islamistes et les militaires se partagent le pouvoir. Quel sens
donner alors aux mots : liberté, libération, égalité ? Quelle formidable question nous renvoient
ainsi nos sociétés, quel stimulant défi !
Inchallah en
2012.
Ghania Mouffok,
journaliste indépendante
Source : son blog
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