La guerre de Libération a été effroyable. Elle a entraîné des centaines de milliers de morts. 1 500 000 civils tués ainsi que 40.000 combattants en armes (*). Du sang, des larmes, des souffrances indescriptibles et la mort furent le lot quotidien des 7 années et demie de guerre de tout un peuple. Des milliers de villages rasés, des milliers de douars vidés de leurs habitants et déclarés zones interdites. Deux millions d'Algériens, soit 30% de la population rurale déplacés et regroupés dans des centres où ils subissent la promiscuité, la précarité, l'insalubrité, et tous les maux sociaux à l'intérieur de fils barbelés, tel un no man's land...
Nous sentions que la fin de la guerre était si proche, nous écoutions chaque heure, les bulletins d'informations. Dans le refuge, les civils et les moudjahidine sont en fête. Pour tempérer un peu leur ferveur, je tins une réunion, le soir, avec tous les combattants et les civils présents. En ma qualité de commissaire politique de la Région III, je me devais de les éclairer sur les dangers qui nous guettaient: «Le peuple a fait son choix, un choix définitif, malgré la propagande colonialiste. Ce choix s'est concrétisé par son adhésion totale et indéfectible à l'ALN et au FLN. En outre, l'Armée française est minée de l'intérieur, en plus des pertes qu'elle a subies pendant sept années et demie de guerre. Mais sachez que la guerre n'est pas terminée. La situation peut changer d'un jour à l'autre. Rien n'est encore acquis. Il faudrait s'attendre à ce que l'armée reprenne le pouvoir en Algérie, avec l'aide des colons et des ultras. Dans ce cas, les négociations d'Evian seraient balayées. C'est pour cela qu'il nous appartient d'être prudents, de ne pas crier déjà victoire (...)»
Les présents étaient quelque peu déçus par cette vérité. Ils se rendaient compte que ce n'était pas le moment de baisser les armes et encore moins de diminuer de vigilance. Nous prîmes le départ de nuit avec les adjudants Si Smaïl Benaoudia, Si Méziane Amirouche et Si Abdallah Dellys. Ces deux derniers devaient rejoindre leurs secteurs respectifs. Nous fîmes le chemin ensemble. Moralement, nous nous sentions forts, presque invincibles. Nous prîmes la route vers Allaghane pour nous réfugier à Tavlast, chez les Hamimi. C'était le 18 mars 1962. Mon ami Arezki, ainsi que ses parents, nous ont bien reçus, comme d'habitude. Là aussi, il sera question de cessez-le-feu dans la discussion. On me ramena plusieurs journaux, dont Le Monde, L'Express, etc. Leurs analyses, leurs comptes rendus ne faisaient aucun doute. Le cessez-le-feu était imminent! Nous sommes plus qu'heureux. Le cessez-le-feu ou une deuxième naissance Nous sommes installés au salon, décoré avec raffinement, entourés de toute la famille Hamimi que je connaissais depuis longtemps déjà. La maîtresse de maison, Na Hadjila me chouchoutait pour avoir été en classe à Alger avec son fils Arezki. Femme de caractère, elle aidait efficacement son mari Da Mouloud, dans la gestion de la ferme. Dans pareille circonstance, la discussion est toujours animée.
- Je crois que c'est la fin de la guerre! Nous sommes contents que ce cauchemar se termine. Vous l'avez gagnée cette guerre! Nous rendons grâce à Dieu.» La vieille Hadjila s'approcha plus près de moi et me déclara:
- Nous sommes tous heureux que vous soyez épargnés par cette terrible guerre. Vous allez enfin rentrer chez vous et retrouver vos parents et vos familles. Quant à ceux qui sont morts, que Dieu les accueille en Son Vaste Paradis.»
Nous reprenions la route à Tazmalt. Arrivés au passage à niveau pas loin des Rezoug, à côté de l'orangeraie de Mme Georges, j'entendis le claquement de deux ou trois culasses de mitraillettes; nous étions tombés au milieu d'une embuscade. Nous n'arrivons pas à distinguer les soldats derrière les orangers, mais grâce à notre flair, nous sentions leur présence. J'attendais d'un moment à l'autre d'être transpercé par leurs balles.. Nous avons eu chaud. Et puis, le cessez-le-feu était prévu dans quelques heures! Ce serait trop bête de mourir à cette veille de fin de la guerre. Nous reprenons la route en direction de la maison des Ath Achour, non loin de la gare de Tazmalt, où nous arrivions au petit matin. A huit heures trente minutes, c'est le coup de théâtre! On nous annonce que les soldats arrivaient de tous les côtés!? Avec mon camarade, Si Amirouche Méziane, nous nous installâmes au premier étage de la maison; Si Smaïl Benaoudia et le sergent-chef Djelloul Djermouni étaient dans la maison en face, tandis que l'adjudant Si Abdallah Dellys et Tayeb Bouzidi se tenaient dans la maison de droite. Nous étions six combattants, tous avec des armes de guerre, embusqués autour d'une grande cour. C'était là notre tactique: une fois que la cour sera pleine de soldats et en cas d'attaque, aucun d'eux n'y échappera. Ce sera un cul de sac. Après avoir fermé la porte à clé, et avec mon camarade, nous nous sommes postés de part et d'autre de l'entrée, décidés, malgré nous, à vendre chèrement notre peau. Les soldats fouillèrent toutes les maisons. Nous les entendîmes arriver au-dessous de nous, interrogeant quelques personnes, non sans menaces. Heureusement qu'ils n'ont pas eu l'idée de défoncer la porte. Cette fois-ci encore et pour la dernière fois, nous l'avions échappé. Le dernier miracle a eu lieu. Ce serait bête de mourir à quelques minutes seulement du cessez-le-feu. Enfin, midi est arrivé! Fort de la proclamation du cessez-le-feu, notre groupe se retrouva drapeau en tête, à quelques trois kilomètres de Tazmalt, au milieu des gens qui commençaient à nous embrasser. Nous fûmes rejoints par tous les voisins. Le signal était donné par les femmes qui lançaient des youyous de toutes parts. La foule grossissait à vue d'oeil; des groupes d'hommes, de femmes et d'enfants arrivaient de tous côtés avec des drapeaux, en entonnant des chants patriotiques. C'était la fête; c'était le délire! Nous étions émus; nous baignions dans un bonheur indescriptible. Il me semblait que je venais au monde, une seconde fois. J'avais les larmes aux yeux. Le photographe de Tazmalt, est là aussi, pour la circonstance, afin de prendre des photos pour pérenniser l'événement. Nous commencions à prendre des photos avec des gens de passage, des militants qui nous avaient aidés, tels Hamimi Arezki, Tahar Hamitouche, Belkacemi Tahar, Hocine Ahmed Ali etc. Les éléments de notre cellule d'Alger nous rejoignirent pour fêter ensemble l'événement. Il s'agit de Md Arezki Touat, Aminoulah Mouissi, Zidani Mokrane etc. En début de soirée, je me rendis chez les Rezoug. En voyant le téléphone, j'avais tout de suite pensé à ma famille. Il faudrait quand même les appeler pour les informer que j'étais toujours vivant; je lui demandai aussi des nouvelles de toute la famille et particulièrement de ma grand-mère. Les retrouvailles avec ma grand-mère Au troisième jour du cessez-le-feu, je vis arriver un groupe d'Algérois et parmi eux, M.Rezoug qui, paraît-il, était directeur de la Radio kabyle; il y avait, également, deux jeunes filles. Pour ces Algérois, c'était un rêve de voir les Moudjahidine. La discussion s'engagea sur la situation à Alger, avec les terribles attentats de l'OAS. L'une des jeunes filles s'excusa de nous quitter, elle devait rejoindre Sidi Aïch. Mes pensées allèrent tout de suite à ma grand-mère puisqu'elle y résidait. Comme elle me dévisageait, elle reconnut en moi son cousin. Je la regardai pour la dévisager et un lointain souvenir me vint en tête. Oui, je la reconnais. Je ne l'avais pas revue, depuis qu'elle était fillette, depuis qu'elle faisait ses études à l'Institut St-Joseph ou Ste-Elizabeth d' El Biar. Elle me serra contre elle et se mit à pleurer à chaudes larmes. Le lendemain, à neuf heures, je la vis arriver, accompagnée de ma grand-mère. Elle eut les larmes aux yeux de me voir vivant, elle m'embrassa sur les joues, le front et sur la tête tout en me serrant contre elle, comme elle le faisait, lorsque j'étais enfant. J'étais heureux de la serrer contre moi. Après les moments d'émotion, je la regardai dans les yeux. Elle était courageuse, elle ne pleurait plus; elle avait seulement les yeux mouillés:
«- Mon petit! Mon petit! Elle ne cessait de le répéter et de me regarder dans les yeux. Elle me caressa le visage, la tête, le cou. Elle ne cessait de me regarder.
- Alors Yema Koukou, cela fait longtemps! Tu m'as beaucoup manqué! Il ne faut pas pleurer, je suis à tes côtés maintenant!
- Non, je ne pleure pas, les larmes coulent toutes seules. Tu as beaucoup maigri, mon petit. Je vois que tu as trop souffert. Je n'ai jamais cru que je te reverrai un jour. J'ai toujours prié pour toi, pour que tu reviennes vivant. Je crois que mon voeu a été exaucé; mon Dieu, je T'en remercie!
- Et ma mère, comment va- t- elle? Et mon père? lui demandai-je.
- Ils sont à Alger; toute la famille va bien. Tout le monde croit que tu es mort; après ton coup de téléphone d'avant-hier, j'ai chargé quelqu'un de passer chez eux pour leur donner de tes nouvelles. Je suis sûre qu'ils ne tarderont pas à venir te voir. Cela fait tellement longtemps qu'ils ne t'ont pas vu. Oui, cela fait exactement six ans. C'est beaucoup! -
On m'a dit que tu étais mort. J'ai pleuré tant que j'ai pu, avant de faire ton deuil. Même après toutes ces années, je n'ai pas pu t'oublier. Au fond de moi, il y avait quelque chose qui me disait que tu étais toujours vivant. Mais je me disais que c'était un espoir éphémère.
- Moi aussi j'ai pensé que je ne vous reverrais jamais; c'était tellement infernal la guerre. Après tant d'années et tant de choses qui se sont passées, il n'y avait pas d'espoir d'en sortir vivant.
- Je sais que vous avez beaucoup souffert. Arezki Rabaï, le mari de ta tante Djida a été tué par le lieutenant Rachid Ikih. Ton cousin Abdelkader a été tué et jeté dans le puits des Mazri. Ton oncle Tahar a été blessé et capturé dans la grotte d'Ouzellaguen. Dans le village, il y a eu plusieurs personnes tuées par les soldats, parmi elles, les quatre frères Mazri et les trois frères Mazouz...»
Ce que je ne savais pas, c'était la mort de Larbi Hadidi, mon beau-frère et ancien camarade de classe. Ainsi, ma sœur est devenue veuve à 18 ans, après quelques mois seulement de mariage. Elle restera toujours la «veuve de guerre», malgré son jeune âge et les pressions de toute la famille pour refaire sa vie. Son mari aussi avait été victime du lieutenant Rachid Ikih du poste de Tinebdar. Ce fut finalement avec beaucoup de regrets qu'elle me quitta. Je lui promis de passer dans les prochains jours à la maison. Vers la fin du mois, je reçus mon affectation à la commission locale de cessez-le-feu. Et là, je quittai mes compagnons pour assurer une nouvelle mission, celle de veiller sur l'application des Accords d'Evian, de veiller sur cette paix si fragile.
L’Expression, 19 mars 2012.
(*) «Informations et Réflexions», espace de débat contradictoire et de réflexions, publie cette contribution de l’ancien officier de l’ALN Djoudi Attoumi telle qu’elle est parue dans le quotidien algérien L’Expression, sans, pour autant, revendiquer les chiffres donnés, qui, à ce jour, n’ont jamais, en Algérie, été l’objet d’une étude sérieuse, objective. De leur coté, les chercheurs français donnent d'autres chiffres...
il n'y a pas eu 1.5 million de morts, mais environ 600000
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