dimanche 24 avril 2011

La Colline Oubliée de Mouloud Mammeri vue par Taha Hussein


 Par Taha Hussein

L’auteur de ce livre est un de nos frères d’Algérie. Nous ne le connaissons pas, et nous ne réalisons presque pas son nom. S’il était d’origine arabe, il serait possible de rétablir son caractère initial. Mais puisqu’il est issu d’une tribu berbère donc son nom aurait subi l’influence de sa première langue et ne peut être prononcé que Mameri. Il est fort probable que ce soit Maameri. L’écrivain appartient à une tribu berbère installée sur une colline au pied d’une dominante montagne qui la sépare de la plaine qu’habitent les Arabes. Ces gens croient à l’islam, mais ils le pratiquent avec une naïveté de païens. Ils sont à la dévotion totale de leurs saints qu’ils considèrent capables de leur concrétiser leurs vœux et souhaits. Et en guise d’hommage, ils leur organisent des fêtes et leur versent des offrandes à des dates bien précises.
La tribu dont il est question dans ce roman ne communique que rarement avec le monde extérieur. Elle est presque isolée si ce n’est la nécessité qu’imposent certaines affaires administratives qui font sentir aux citoyens l’existence d’un gouvernement.
Ce dernier est formé de Français, «les maître des lieux», et quelques caïds, serviteurs désignés parmi les hommes de la tribu. Ceux-ci assurent la médiation, avec beaucoup d’orgueil et de fierté, entre les citoyens et les Français comme le font les saints entre les hommes et Dieu. On respecte les caïds tout en les détestant, et on sacralise les saints de peur de la malédiction dont ils sont capables. C’est ainsi que la vie se déroule sous la crainte d’un Français qu’ils ignorent d’où il est venu, comment il est parvenu jusqu’à eux et comment se délivrer de ses affres. Cependant, ils l’acceptent en se résignant à leur destin. Tel est l’environnement décrit et représenté avec une perfection et élégance remarquables. Nous pouvons ajouter à cela, sans risque de nous tromper, qu’un tel livre est parmi le meilleur de ce qui a été édité ces dernières années en langue française. L’écrivain est un instituteur dans une des écoles de la ville d’Alger. Il est fort probable qu’il n’ait pas la maîtrise de la langue arabe, la preuve : la lettre qu’il nous a envoyée pour présenter son œuvre depuis quelques mois. Il est vraiment regrettable qu’une telle élégance soit exercée dans une langue autre que celle des Algériens, l’arabe. Nous n’avons jamais reçu de ce pays une œuvre littéraire, écrite en arabe, réussie avec une pareille perfection et excellence. Nous pensons que les conditions de la naissance d’une littérature d’expression arabe en Algérie ne sont pas encore réunies, car on n’accorde que peu d’importance à la langue arabe. Ceci est la moindre des choses qu’on puisse réclamer de la France, quoique les Français continuent toujours à considérer que la colonisation de l’Algérie est un bienfait que les Algériens feignent de reconnaître. Nous ne pensons pas qu’il arrivera un jour où ils le reconnaîtront. Comment bénir le fait d’apprendre aux gens une langue qui n’est pas la leur jusqu’à ce qu’ils la maîtrisent mieux que beaucoup de ses locuteurs en les privant de la langue de leurs pères et de leurs mères ? Mais avons-nous oublié qu’aujourd’hui nous écrivons en littérature et pas en politique. Revenons donc à ce roman à qui son auteur donne le titre de La colline oubliée ; nous lui aurions préféré «la fiancée de la nuit» pour ce que nous allons voir tout à l’heure. Néanmoins, l’œuvre a deux qualités principales, chacune d’elles suffit de la rendre intéressante et excellente. Que dire maintenant qu’elles sont associées harmonieusement pour produire une musique qui satisfait le cœur et le goût ensemble. Il s’agit bel et bien d’une étude sociale profonde et précise d’une société dans l’isolement total. Les gens de cette colline ne connaissent presque rien de ce qui est au-delà des montagnes. Ils ne quittent leur village que par nécessité extrême. Ils ne sentent pas l’autorité du gouvernement que lorsqu’on vient leur extorquer les maigres rentes que leur apporte la terre. Deux catégories de gens vivent en harmonie et dans une communion qui semble imperturbable ; ceux qui possèdent les terres, les riches, et ceux qui les travaillent avec d’autres activités comme le pâturage. Le tout vit en fraternité, en égalité et selon la tradition d’entraide, notamment dans les périodes dures. Sinon, en matière de la répartition des biens, tous sont contents de leurs parts dans la vie en se confiant au destin. De leur vie, ils ne contestent rien mis à part ce différend, entre vieux et jeunes, qui a surgi après que ces derniers eurent fréquenté l’école française. Celle-ci leur a inculqué des idées qui vont souvent à l’encontre des traditions ancestrales à qui les vieux accordent beaucoup d’intérêt. Ils ont appris de leurs maîtres d’école un raisonnement qui nuit aux traditions sacrées. Et, malgré tout, les vieux ont fini par accorder aux jeunes le droit de voir les choses autrement à condition qu’ils ne l’exhibent pas ouvertement. Les jeunes, de leur côté, ont accepté de respecter les traditions sans qu’ils en soient vraiment convaincus. C’est dans cette situation précaire et d’inquiétude que la guerre surprendra les villageois. Les échos étaient déjà parvenues à la colline avant que les convocations n’arrivent. Des jeunes sont mobilisés pour les combats et censés gagner leurs positions dans les plus brefs délais. Imaginez l’impact qu’aurait un tel événement sur le moral des pères et des mères à qui on retire les plus chers êtres pour les livrer à une guerre sans merci ! Ces guerres que provoquent les roumis (les roumis chez eux sont les Européens) devraient-elles les concerner, eux qu’on ne consulte jamais ? Les réponses importent peu, puisque les jeunes doivent aller maintenant rejoindre, au-delà de la mer, les champs de bataille où les attend la guerre pour les engloutir. Ces mères et ces pères ne disent rien de cela. Ils le gardent sur le cœur en ayant les sentiments les plus pénibles. Ils souffrent, mais ils ne montrent rien, au contraire, ils s’efforcent à paraître heureux par complaisance et solidarité entre eux. Quant aux jeunes, en hommes courageux, ils se préparent au voyage. Ils n’aiment pas voir leurs parents souffrir sans rien dire. Ils détestent qu’on soupçonne chez eux une quelconque peur parce qu’ils sont hommes d’un côté et pour alléger les peines des plus âgés de l’autre. Quand vient le jour du départ, et vient cette heure d’avant le lever du soleil, les jeunes sortent attristés et absorbés par les cris des mères, des sœurs et des épouses ainsi que les implorations des pères qui savent étouffer les sentiments d’angoisse et d’inquiétude. De ces gens-là la guerre ne retire pas seulement leurs fils, mais elle leur ôte aussi l’espoir. Elle ne leur apporte pas que la peur et la tristesse mais aussi les peines de tous bords. Le gouvernement leur confisque tout ce qu’ils possèdent en matériel, bêtes et ce que leur donne la terre comme maigre récolte. A peine cette guerre déclarée, vient la hausse des prix pour rendre la vie des pauvres insupportable. En dépit de tout, la guerre, dans ses premiers mois, n’exhibe pas tout son mal, puisque bientôt la défaite des Français surviendra et aura des conséquences apparentes en Algérie. On démobilise les jeunes qui iront reprendre l’éternelle vie pénible. Quelques mois plus tard, viennent les Américains en Algérie et commencent à chasser les Allemands de l’Afrique du Nord. Les Français s’invitent aux combats et au triomphe ; ce qui impose le rappel des jeunes qui reprendront la vie d’enfer qu’ils ont menée il y a de cela quelques mois seulement. Telle est l’image sociale que nous présente l’écrivain dans son œuvre. Nous l’avons résumée, et nous en avons laissé le meilleur de ce qui irrite et satisfait, ce qui attriste et rend heureux. Nous évitons les détails et laissons les lecteurs le découvrir dans la mesure du possible. Jusque-là, nous n’avons évoqué que la qualité sociale, il y en a bien une autre plus excellente ; c’est celle qui consiste en la vie de cette bande de jeunes entre eux d’un côté et entre eux et eux-mêmes de l’autre. Ce sont des jeunes appartenant à des catégories sociales distinctes. Mais malgré cela, ils s’assemblent en oubliant tout ce qui les différencie les uns des autres. Ils s’associent aux jeux et au sérieux de la jeunesse. Ils se régalent de l’amour lorsqu’ils y trouvent le plaisir. Ils souffrent de désespoir quand leurs rêves s’avèrent irréalisables. Celui-ci a aimé sa compagne d’un amour fou. Il n’a jamais douté en cela, et son objectif était de l’avoir comme épouse. La famille de la fille lui a préféré un autre, un riche, mais elle, elle garde toujours son premier amour. Elle accepte de se soumettre aux traditions de la tribu en offrant à son mari tout ce que doit offrir une bonne femme à son mari en matière de respect et de fidélité. Quant aux cœurs, ils ne relèvent guère de la volonté de ceux qui les portent, mais dépendent de ces sentiments sans bornes. Celui-là, un autre jeune amoureux d’une fille qu’il devait ôter à un amant dur qui n’est autre que la nuit. La fille aimée s’est habituée, depuis longtemps, et à l’instar de beaucoup d’autres, à s’isoler la nuit et jouer la journée avec ses amis de la bande. Ce jeune a pu extraire sa bienaimée de la nuit et l’épouser. Ils sont maintenant tous les deux heureux si ce n’est cette guerre qui vient les séparer, et cette mère qui n’a pas marié son fils pour le satisfaire mais pour mettre au monde un garçon qui gardera le nom de la famille et préservera son patrimoine de passer dans les mains des étrangers. L’attente de la mère dure quelque temps avant de céder au désespoir. Elle ne veut plus de cette mariée heureuse et demande à son fils de la répudier pour épouser une autre qui lui donnerait un enfant. Le fils oppose un refus catégorique, mais il finit par accepter d’aller chercher l’enfant chez les saints et les vieilles de la tribu en oubliant ce qu’il a appris à l’école et à l’université. La jeune épouse ne retrouve plus la quiétude et le bonheur. Le vieux, au départ, est indécis mais progressivement il rejoint le camp de la vieille. Il profite d’une absence de son fils pour emmener la jeune mariée chez ses parents. Dès lors, le jeune homme peut partir à la guerre de nouveau sans regret ni hésitation. En revenant des combats par une permission en compagnie de certains de ses amis, il s’impatiente à revoir son village, les siens ainsi que sa bienaimée. Elle lui a déjà écrit une lettre dans laquelle elle lui dit son amour désespéré et sa misère avérée. Elle lui y dit, entre autres, qu’à peine arrivée chez ses parents elle a senti une grossesse, et elle attend maintenant l’accouchement. Les jeunes venus en permission ont emprunté le chemin vers leur village par une journée orageuse et neigeuse. La voiture qui les transportait avançait mal, et ils se rendirent compte des risques qu’ils encouraient. Ils décidèrent d’attendre le lendemain, le temps de voir la tempête se calmer, sauf celui qui pressait à voir sa femme répudiée sans raisons valables, il décida d’atteindre le village en marchant. Il aperçut sa femme, la fiancée de la nuit, lui paraissant de loin et l’appelait tantôt, l’appel du cœur, et tantôt le blâmait en lui reprochant d’avoir osé l’aventure. Il lui parut qu’il n’était pas loin de son village, mais il n’avait pas de force pour continuer sa marche. Il était fatigué de ce combat épuisant. Il s’assit pour prendre du repos, et il ne se lèvera jamais, la mort l’attendait pour le prendre avec sympathie. Le roman nous donne également une précise et belle image d’autres jeunes et vieillards par une description progressive qui atteint parfois le paroxysme avant de revenir au calme et à la souplesse. S’ajoute à cela la privation que l’on retrouve tout au long de l’œuvre, et qui se manifeste sous deux formes différentes : la privation éternelle et celle des circonstances. Cette privation touche les âmes aussi. Elle vient attrister une vie heureuse qui aurait demeuré tout bonheur si ce n’est cette guerre qui s’invite encore une fois avec ses malheurs et ses catastrophes pour appauvrir des riches et enrichir des pauvres qui n’auraient vécu qu’une vie moyenne. La tristesse qu’on sent dans ce livre, en compagnie de la privation, n’est pas une tristesse de désespoir et de révolte, mais une tristesse de résignation au destin et une attente de ce qui pourrait sortir de cette colline de l’oubli qui l’a submergé. Ce livre nous a vraiment plu. Nous ne lui aurions reproché que le fait qu’il ne soit pas écrit en langue arabe. Mais cela n’est pas imputable à l’écrivain mais au colonialisme. Combien sont nombreux les défauts et les torts du colonialisme !

Extrait du livre Naqd oua Islah de Taha Hussein.
Traduit de l’arabe par Mohamed Rezzik, écrivain, journaliste.

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