lundi 21 novembre 2011

Religion, Démocratie et Libertés au Maghreb


Par Smaïl Goumeziane
Il a suffit de trois mots : charia, victoire et Ennahda, pour que le débat, passionné, sur la compatibilité de l’Islam et de la Démocratie soit relancé et que des craintes, réelles ou supposées, sur l’avenir du Maghreb, et de ses femmes, soient exprimées ça et là, des deux côtés de la Méditerranée. Contribuant, une fois de plus, et davantage, à entretenir la confusion plutôt qu’à en éclaircir les termes.  Pourtant, débarrassé de son caractère passionné, un tel débat reste plus que jamais d’actualité. A condition de le sortir des clichés, de l’affect et de recourir au maximum de rationalité.
En effet, dans cette région, depuis de nombreuses années, sur fonds de confusions, savamment entretenues, de manipulations idéologiques ou politiciennes, et de drames allant de la répression à l’affrontement armé, alimenté par la violence terroriste, un tel débat, forcément réducteur, ne pouvait avoir lieu à chaud et avec toute la sérénité nécessaire. Pendant toutes ces années, ce qui faisait lieu de débat convergeait vers cette idée toute simpliste de rapports exclusifs entre l’Islam et la Démocratie conduisant au mieux à la méfiance, au pire à la défiance et au rejet de l’une par l’autre. Dans ce cadre, les mêmes « vérités » étaient régulièrement assénées de part et d’autre : l’Islam est incompatible avec la Démocratie ; la Démocratie est étrangère à l’Islam ; la Démocratie ne protège pas de l’islamisme ; la Démocratie est une valeur occidentale ; le Maghreb n’est pas mûr pour la Démocratie…
Pour ces raisons on conçut alors aisément, dans les milieux politico-intellectuelo-journalistiques des deux côtés de la Méditerranée, que les pouvoirs autoritaires ou despotiques soient le seul rempart contre « les islamiste, ces ennemis de la liberté ». Installant dans toute la région le primat de la logique sécuritaire sur le dialogue politique, on en vint alors à soutenir  les stratégies répressives au détriment du dialogue réel,  tout en mettant en lumière un semblant de jeu démocratique se traduisant par l’exclusion de tous islamistes et de toutes forces démocratiques prônant la primauté du dialogue sur le sécuritaire, et par le refus de conclure tout contrat engageant les parties au respect des règles de fonctionnement des sociétés maghrébines. Le dialogue des armes s’imposa à l’arme du dialogue. Avec son lot d’attentats aveugles, de tueries collectives, d’assassinats, de disparitions,  d’arrestations et autres horreurs insoutenables…  Que l’on ne put que condamner fermement en tant que croyant et citoyen !
Tout au long de ces années, on vit alors se développer un processus démocratique au rabais, réduit à sa plus simple expression : scrutins à candidatures plurielles, voire uniques, sélectionnées par les pouvoirs ; organisation de la fraude à grande échelle ; scores électoraux ubuesques… Favorisant la radicalisation de la violence terroriste et sa répression, sur fonds de corruption à très grande échelle. Au bout du compte, au Maghreb, on assista à l’émergence, ou à la consolidation, de véritables « démocratures » (fruit d’une fusion contre nature de la démocratie et de la dictature) et à l’émergence de l’islamisme d’Etat dans la vie politique, s’appuyant sur la constitutionnalisation, souvent ancienne,  de l’Islam comme religion d’Etat, sur l’intégration d’ « islamistes modérés » (au sens où il ne mettent pas en cause la « démocrature ») dans les appareils de l’Etat, avec lesquels des compromis et des alliances de gouvernement furent conclus.
Pourtant, malgré cela, et bien qu’il y eut un recul incontestable de l’hydre du terrorisme, ce qui est communément convenu d’appeler le « Printemps arabe », dont l’épicentre se situe à Sidi Bouzid (Tunisie), est venu rappeler à tous les observateurs que cette « démocraturisation » du Maghreb n’avait guère trouvé de solutions viables aux revendications des citoyens, particulièrement en termes d’accès aux libertés essentielles et plus largement aux bénéfices d’un développement humain et durable toujours promis, jamais atteint.
Dans ces nouvelles conditions, peut-être est-il aujourd’hui temps d’essayer de proposer « pacifiquement » quelques éléments de réflexion pouvant éclairer ce débat, oh combien essentiel, du rapport entre la Religion et la Démocratie au Maghreb. 
Bien que centré sur le Maghreb, un tel débat devrait d’abord concerner plus largement les rapports qu’entretiennent, ou devraient entretenir, la Religion et la Démocratie, partout  dans le monde, et pas seulement au Maghreb ou dans le monde arabe. En effet, à ce stade de la réflexion, il n’y a guère de raison de focaliser celle-ci sur le seul Maghreb ni sur la seule religion islamique, toutes les religions, notamment les trois grandes religions monothéistes, entretenant des liens plus ou moins forts avec la Démocratie dans la plupart des pays.
En effet, que constate-t-on ? Que de nombreux pays démocratiques entretiennent des relations plus ou moins officielles, plus ou moins fortes, avec une ou plusieurs religions. Sans que cela remette en cause le régime démocratique de ces pays.
A tout seigneur, tout honneur : la devise officielle des Etats-Unis d’Amérique n’est-elle pas « In God We Trust » ?  Bien sûr, dans ce pays, aucune religion n’est religion d’Etat. Mais, cela est le cas dans plusieurs pays européens. L’exemple le plus emblématique est celui de la Grande Bretagne, dont la Reine, à la fois chef héréditaire de l’Etat et chef de l’Eglise anglicane, est pourtant berceau de la démocratie moderne depuis le 17ème siècle. Il est vrai qu’on est là dans des pays de religion chrétienne. Qu’à cela ne tienne. Pour de nombreux observateurs, Israel, pays dont le régime politique si fusionnellement enraciné dans sa religion hébraïque, n’en reste pas moins considéré, malgré sa politique coloniale en Palestine, comme « le » modèle de démocratie au Moyen-Orient !
Ainsi, dans bien des pays de l’ouest comme de l’est,  avec ou sans religion d’Etat,    la religion dominante irrigue plus ou moins fortement les systèmes politiques (partis et syndicats religieux), juridiques (références religieuses dans les législations, notamment personnelles), éducatifs (écoles privées religieuses, place de la religion dans l’enseignement public). C’est d’ailleurs le cas même dans un pays comme la France dont la loi de 1905 a garantie la séparation de l’Eglise et de l’Etat. La fameuse « laïcité à la française ». Eh bien oui, tout cela serait compatible avec la Démocratie, et cela ne remettrait  nullement en cause le caractère hautement démocratique de ces pays.
Dès lors, en quoi l’Islam serait la seule religion monothéiste à poser problème ?
Pour certains observateurs, l’Islam poserait un problème dans sa relation à l’Etat.
L’Islam serait à l’origine d’un conflit de pouvoir entre lui et l’Etat en général, et donc entre lui et tout Etat démocratique.  Pour d’autres, tant qu’il ne se séparera pas de l’Islam, l’Etat, serait donc incompatible avec la Démocratie. Or, sur ces deux aspects il semble bien qu’il y ait confusion. Selon moi, ce qui pose problème est davantage lié à la représentation de la religion musulmane et à son rapport à l’Etat, d’une part, et à la nature de l’Etat et à sa relation à la démocratie, d’autre part.
En effet, que sait-on de la représentation de l’Islam ? Contrairement aux autres religions, l’Islam n’a pas de représentation organisée, structurée, assurant un quelconque pouvoir religieux, encore moins temporel, sur les croyants et les citoyens. En Islam, la relation de Dieu à l’homme est directe. La seule médiation est le Coran (et les Hadith qui en découlent) et Mohamed, son Prophète, en fut le Messager. Dès lors point de clergé (exception de l’islam chiite), point de « pape » et donc point d’ « Eglise » structurée comme un pouvoir spirituel et temporel influant sur les consciences religieuse et civile des individus,  donnant sa légitimité au pouvoir politique ou s’y substituant. En Islam ceux qui diffusent le Coran et ses préceptes s’appellent les imams, les muftis et autres docteurs de la foi (fouqahas), exerçant dans les mosquées, les zaouïas (universités) et autres confréries. N’ayant pas « d’Eglise officielle », il est donc difficile pour les Etats en pays musulmans d’établir, par la loi, la séparation de l’Eglise et de l’Etat comme elle eut lieu en France en 1905 (fondement de la « laïcité à la française »). Dans ce cas, d’ailleurs, il s’agissait bien de la séparation de l’Etat français de l’Eglise, en tant qu’institution, c'est-à-dire de la représentation de la religion (dont par ailleurs le pouvoir papal se trouvait étranger au pouvoir français) et non de la séparation de l’Etat d’avec la Religion elle-même.
Dès lors, d’où vient le problème en pays musulman ? En fait, dans ces pays, les pouvoirs politiques, strictement (et « bassement » ?) humains, y ont décidé, le plus souvent par des constitutions imposées, d’y décréter l’Islam religion d’Etat, en d’autres termes de créer une « Eglise d’Etat », chargée d’organiser et de gérer le pouvoir religieux sur des citoyens-croyants, et de représenter ce pouvoir religieux au niveau des exécutifs (y compris en y associant des représentants de partis politiques religieux). Cette « Eglise d’Etat » et ses pratiques donnèrent naissance à un « Islamisme d’Etat ». Cela traduisit une volonté de soumettre la religion à l’Etat. Par ailleurs, en instaurant l’Islam religion d’Etat on lui conférait un statut exclusif qui renforçait le caractère monopoliste du pouvoir politique lui-même. En retour, et pour s’opposer à cet Etat qui phagocytait la religion, l’islamisme politique chercha à inverser les choses : soumettre l’Etat à la religion, et pour cela viser la mise en place d’un Etat théocratique pourtant étranger aux régimes musulmans des origines  (ni les califats, ni les empires et royaumes musulmans ne furent des théocraties). Et imposer la seule religion musulmane, à l’exclusion de toute autre, pour confirmer, là également, le caractère monopoliste de « l’Eglise islamique » érigée en pouvoir politique.
Dès lors, la question qui se pose dans les pays du Maghreb n’est pas, me semble-t-il, comment garantir la séparation de la religion et de l’Etat, mais comment disqualifier toute « Eglise » fabriquée par les Etats (Islamisme d’Etat) ou par les Islamistes (Etat théocratique) puisque celle-ci est étrangère, par essence, à l’Islam. Ainsi posée, cette question signifie tout autant qu’il ne suffit pas de séparer la religion de l’Etat pour lui conserver son caractère monopoliste sur les croyants et, en contre partie, lui opposer un Etat qui conserverait lui aussi un pouvoir monopoliste sur les citoyens.
Tout cela est totalement contraire non seulement au vécu  dans les royaumes berbéro-arabes du Maghreb, ou dans l’Andalousie musulmane, dont on sait que l’Islam y laissa coexister, sous la protection des pouvoirs politiques, les autres religions du Livre, et leurs adeptes, au moment où le catholicisme officiel se fit particulièrement inquisiteur dans toute l’Europe (ainsi, dès le début du 16ème siècle, Juifs et Musulmans d’Andalousie furent pourchassés et expulsés vers le Maghreb). En Algérie, c’est aussi particulièrement contraire à l’esprit et à la lettre de la déclaration de novembre 1954 qui prône tout autant le respect des principes islamiques que  l’exercice des libertés sans distinction de race ou de confession.
Cette création « ex nihilo » d’une « Eglise d’Etat sous sa forme islamique » eut son pendant en termes de démocratie. Au Maghreb, les Etats, qui ont créé cette « Eglise officielle » ou Islamisme d’Etat, sont, comme on l’a vu, des Etats autoritaires, voire despotiques, se refusant à toute évolution démocratique des sociétés. Pour justifier ce refus, ils mettent notamment en avant « l’Islam religion d’Etat » (ce qui, au demeurant est absurde : la religion établit une relation entre Dieu et les hommes, pas entre dieu et l’Etat. Un Etat peut-il prier ou accomplir le Hadj ?), et mobilisent tous les moyens de leur Eglise d’Etat. Mais, on le sait maintenant, ce qui est incompatible avec la démocratie ce sont les Etats non démocratiques du Maghreb, fondés sur l’autoritarisme ou le despotisme.  La démocratie de façade, instaurée sous forme de «démocratures », à fait long feu et ce n’est pas le moindre des résultats positifs du « Printemps arabe » que d’en avoir mis à nu la nature répressive et les modes de fonctionnement claniques et corrupteurs.
Au bout du compte, dans les pays du Maghreb, ce qui apparait clairement, c’est que la Religion et la Démocratie furent (et sont encore) otages des pouvoirs autoritaires et despotiques, qui jouent l’une comme repoussoir de l’autre, et inversement, pour mieux se protéger et de l’une et de l’autre, et tenter de durer advitam eternam.
Dès lors, comment libérer la Religion et la Démocratie de tout pouvoir autoritaire et despotique ? En les sortant toutes deux de l’alternative exclusive suicidaire (la Démocratie ou l’Islam, et inversement) imposée par les pouvoirs autoritaires et leurs soutiens, et en les inscrivant dans un dénominateur commun, celui de l’expansion historique des libertés humaines, fondement essentiel aussi bien de l’Islam que de la Démocratie. En effet, les relations de l’homme et de la nature à Dieu ne sauraient exclure les relations des hommes entre eux et des hommes à la nature. Le défi, car c’en est un, et là : comment construire, patiemment et pacifiquement, une dialectique nouvelle du religieux et du profane au Maghreb, fondée sur la liberté de ses habitants, entendue comme responsabilité de chacun et de tous d’exercer leurs libertés (religieuses et civiles)  au profit de chacun et de tous, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, avec le même respect et la même tolérance ?
Pour construire cette nouvelle dialectique, faut-il attendre ou chercher un modèle étranger ? Qu’on achèterait à l’Occident démocratique comme on lui achète le blé ou la technologie, grâce à la main invisible du marché ? Ou qu’on leur demanderait d’instaurer de force, grâce au  poing visible des armées de l’Otan ? A l’évidence non. Sans renier les apports, souvent exceptionnels, de l’Occident et de l’Orient à l’Histoire universelle, il est tout aussi fondamental de s’appuyer sur l’Histoire même des pays maghrébins, ces pays berbéro-arabes et musulmans de longue date.
Bien avant l’arrivée de l’Islam et des Arabes, la région était peuplée de berbères qui s’appelaient eux-mêmes des Imazighen ou hommes libres épris de grands espaces, jaloux de leur indépendance à l’égard de tous pouvoirs internes et externes, et de l’intégrité de leur territoire. En ces temps là où la tribu était le cœur de leur organisation sociale,  et alors que naissaient les démocraties athénienne ou romaine, les berbères, alors polythéistes,  développaient une démocratie villageoise (Tajmaïth) qui permit de prendre collectivement les décisions engageant la vie de la tribu et de ses membres. Bien sûr, il ne s’agissait pas encore, et pour cause, de la démocratie moderne (les femmes et les jeunes étaient exclus des organes délibératifs ; la démocratie s’arrêtait aux portes du village et de la tribu et n’atteignait pas le cœur du pouvoir : la confédération de tribus et son pouvoir royal) mais en termes d’organisation politique et sociale la Berbérie (Tamezgha) se trouvait déjà dans la même dynamique qu’Athènes ou Rome.
Avec l’arrivée de l’Islam et des arabes, la région passa définitivement au monothéisme et  devint progressivement berbéro-arabe et musulmane. L’Islam, dont le Coran affirmait la liberté de l’homme (son libre arbitre), non seulement à l’égard des hommes et de la nature, mais aussi à l’égard de la religion elle-même (« nulle contrainte en religion »),  et l’interdiction pour lui d’assujettir d’autres hommes, comme cela fut rappelé par les premiers califes, convenait parfaitement aux Imazighen particulièrement rétifs à tout esclavage et à toute domination interne et externe. Pour ces raisons, l’Histoire des berbères du Maghreb fut une succession permanente de révoltes et de résistance à l’oppression, y compris celle des arabes d’Orient. Par ailleurs, l’égalité et la justice sociale, plus d’une fois réaffirmées par le Coran et la Sunna, justifiaient tout autant leur adhésion massive à cette nouvelle religion. Cependant, à ce moment là, le contenu démocratique charrié par les gouvernements musulmans, à travers les notions de Oumma et de Choura, n’eurent pas le même succès. A l’évidence, la Oumma (communauté des croyants) dépassait alors le cadre de l’organisation tribale et confédérale des berbères (dont les royaumes particulièrement instables étaient en conflits et rivalités récurrentes), et la Choura (conseil consultatif au service d’un pouvoir désigné par la Oumma) ne correspondait pas non plus à la Tajmaïth des Imazighen. En d’autres termes, la légitimité communautaire, à fondement religieux, se différenciait de la légitimité tribale, fondée sur la famille agnatique, sans pouvoir s’y substituer. Il faudra attendre le 19ème siècle, pour que l’Emir Abdelkader, face à la colonisation française qui tenta de détruire cette double identité berbère et musulmane de l’Algérie, mit en place une gouvernance basée sur une synthèse entre la Choura et la Tajmaïth, comme sources de légitimité de son pouvoir dans un cadre national. Celle-ci ne survécut pas à sa défaite.
Bien entendu, en ces instants, les berbéro-arabes du Maghreb, en tant que membres de la démocratie villageoise (Tajmaïth) ou de la « démocratie islamique » (Oumma et Choura), n’étaient pas encore en état d’accéder à une véritable citoyenneté démocratique. Ce ne fut d’ailleurs le cas nulle part ailleurs. En Europe, il faudra attendre les révolutions démocratiques de la Grande Bretagne et de la France, ainsi que celle des Etats-Unis, pour sortir des monarchies d’ordre divin et aller vers des régimes démocratiques modernes.
L’Histoire du Maghreb entre les 15ème et  18ème siècles montre que le non-passage à la citoyenneté, donc à la démocratie, fut moins le fait d’un blocage de ses sociétés par l’Islam que par celui des structures tribales et confédérales minées par des rivalités intestines récurrentes. Elles expliquent, pour l’essentiel, la marginalisation du Maghreb, au moment où les révolutions bourgeoises d’Europe assurèrent le dépassement de l’ordre monarchique de droit divin. Tout juste peut-on incriminer le poids de la religion dans l’interdiction de l’usure, instituée par le Coran (et qui aurait pu être dépassé par l’Ijtihad, comme ce fut le cas dans la chrétienté grâce au réformisme de Luther et Calvin et sa notion d’intérêt légal), pour expliquer l’incapacité des sociétés musulmanes à organiser avec efficacité le financement et l’essor économique et technique du Maghreb. Ce qui les cantonna dans des processus rentiers, leur interdisant toute révolution technique et industrielle, comme celles qui permirent l’envol de l’Europe.
Cette évolution historique révèle la dynamique du sujet « spirituel » et du sujet « temporel » au Maghreb  telle qu’elle s’est développée, sans qu’une claire distinction n’apparaisse entre ce qui ressort du spirituel et ce qui est du domaine du temporel. Ce qu’on appellerait aujourd’hui la dynamique du croyant et du citoyen. En effet, ce que les révolutions « bourgeoises » ont  apporté depuis le Siècle des Lumières, c’est la claire identification de ces deux « êtres » qui cohabitent en chaque homme et de l’unité dialectique de leur « gouvernance » : à la foi, aux « institutions et aux sciences religieuses » la gestion du croyant, grâce aux textes sacrés ; à la libre pensée, « aux institutions et aux sciences humaines » (selon la distinction pertinente d’Ibn Khaldoun) de gouverner les citoyens selon la rationalité et les règles de droit.
C’est pourquoi, comme indiqué précédemment, le droit des pays démocratiques fait référence, plus ou moins fortement, aux textes et à l’enseignement religieux, et pourquoi, inversement, dans les pays où l’Islam est religion d’Etat le droit  positif et l’enseignement ne s’appuient pas uniquement sur les préceptes religieux.  Ainsi comprise, cette dynamique fait que le croyant et le citoyen se distinguent plus fondamentalement du sujet privé de liberté (esclave, serf, ou « citoyen » de régime autoritaire) sommé de se soumettre aux ordres et décisions arbitraires du monarque absolu ou du dictateur.   En ce sens, cette dynamique du croyant et du citoyen réunit en l’homme sa liberté spirituelle et sa liberté temporelle, à la fois comme éléments essentiels de sa substance, mais aussi comme instruments de son action quotidienne,  pour la conquête de nouveaux principes et institutions de gouvernance et de nouvelles libertés.
Ce faisant, la dynamique de la religion et de la démocratie s’affirme comme un processus vivant, en constante évolution pour assurer l’expansion des libertés des hommes et des femmes du Maghreb. C’est pourquoi ces éléments et leur dialectique sont au cœur des débats en cours dans les pays du « Printemps arabe », notamment autour de la définition et de la mise en place des Constitutions, des institutions de pouvoir (Présidence, exécutif, parlement, justice…), de leur séparation et de leur indépendance. Mais aussi de la définition des libertés essentielles, dont la liberté d’association, la liberté de la presse, la liberté d’opinion, tout autant que la liberté de culte. En un mot, de tout ce qui est constitutif de ce qu’on appelle désormais les Droits Humains et Sociaux, fondements essentiels de tout Etat de droit.
Au bout du compte, et c’est là ma conviction, à la lumière de cette brève analyse, le vrai débat, qu’il faut instaurer, et qui doit guider la mobilisation et l’action pacifique des populations du Maghreb, doit répondre à cette question : comment construire patiemment, librement et dans la paix,  cette dialectique de la religion et de la démocratie débarrassée de tout pouvoir autoritaire et despotique? Bien sûr, les enjeux sont énormes et le chemin sera semé d’embûches. Raison de plus pour rester vigilants et ne pas se tromper d’adversaires.

18 commentaires :

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