Par
Smaïl Goumeziane
Il
a suffit de trois mots : charia,
victoire et Ennahda, pour que le débat, passionné, sur la
compatibilité de l’Islam et de la
Démocratie soit relancé et que des craintes, réelles ou
supposées, sur l’avenir du Maghreb, et de ses femmes, soient exprimées ça et
là, des deux côtés de la Méditerranée. Contribuant, une fois de plus, et
davantage, à entretenir la confusion plutôt qu’à en éclaircir les termes.
Pourtant, débarrassé de son caractère passionné, un tel débat reste plus
que jamais d’actualité. A condition de le sortir des clichés, de l’affect et de
recourir au maximum de rationalité.
En
effet, dans cette région, depuis de nombreuses années, sur fonds de confusions,
savamment entretenues, de manipulations idéologiques ou politiciennes, et de
drames allant de la répression à l’affrontement armé, alimenté par la violence
terroriste, un tel débat, forcément réducteur, ne pouvait avoir lieu à chaud et
avec toute la sérénité nécessaire. Pendant toutes ces années, ce qui faisait
lieu de débat convergeait vers cette idée toute simpliste de rapports exclusifs
entre l’Islam et la
Démocratie conduisant au mieux à la méfiance, au pire à la
défiance et au rejet de l’une par l’autre. Dans ce cadre, les mêmes « vérités »
étaient régulièrement assénées de part et d’autre : l’Islam est
incompatible avec la
Démocratie ; la Démocratie est étrangère à l’Islam ; la Démocratie ne protège
pas de l’islamisme ; la
Démocratie est une valeur occidentale ; le Maghreb n’est
pas mûr pour la Démocratie…
Pour
ces raisons on conçut alors aisément, dans les milieux
politico-intellectuelo-journalistiques des deux côtés de la Méditerranée, que les
pouvoirs autoritaires ou despotiques soient le seul rempart contre « les
islamiste, ces ennemis de la liberté ». Installant dans toute la région le
primat de la logique sécuritaire sur le dialogue politique, on en vint alors à
soutenir les stratégies répressives au détriment du dialogue réel,
tout en mettant en lumière un semblant de jeu démocratique se traduisant par
l’exclusion de tous islamistes et de toutes forces démocratiques prônant la
primauté du dialogue sur le sécuritaire, et par le refus de conclure tout
contrat engageant les parties au respect des règles de fonctionnement des
sociétés maghrébines. Le dialogue des armes s’imposa à l’arme du dialogue. Avec
son lot d’attentats aveugles, de tueries collectives, d’assassinats, de
disparitions, d’arrestations et autres horreurs insoutenables… Que
l’on ne put que condamner fermement en tant que croyant et citoyen !
Tout
au long de ces années, on vit alors se développer un processus démocratique au
rabais, réduit à sa plus simple expression : scrutins à candidatures
plurielles, voire uniques, sélectionnées par les pouvoirs ; organisation
de la fraude à grande échelle ; scores électoraux ubuesques… Favorisant la
radicalisation de la violence terroriste et sa répression, sur fonds de
corruption à très grande échelle. Au bout du compte, au Maghreb, on assista à
l’émergence, ou à la consolidation, de véritables « démocratures » (fruit d’une fusion
contre nature de la démocratie et de la dictature) et à l’émergence de
l’islamisme d’Etat dans la vie politique, s’appuyant sur la
constitutionnalisation, souvent ancienne, de l’Islam comme religion
d’Etat, sur l’intégration d’ « islamistes modérés » (au sens où
il ne mettent pas en cause la « démocrature »)
dans les appareils de l’Etat, avec lesquels des compromis et des alliances de
gouvernement furent conclus.
Pourtant,
malgré cela, et bien qu’il y eut un recul incontestable de l’hydre du
terrorisme, ce qui est communément convenu d’appeler le « Printemps
arabe », dont l’épicentre se situe à Sidi Bouzid (Tunisie), est venu
rappeler à tous les observateurs que cette « démocraturisation » du Maghreb n’avait guère trouvé
de solutions viables aux revendications des citoyens, particulièrement en
termes d’accès aux libertés essentielles et plus largement aux bénéfices d’un
développement humain et durable toujours promis, jamais atteint.
Dans
ces nouvelles conditions, peut-être est-il aujourd’hui temps d’essayer de
proposer « pacifiquement » quelques éléments de réflexion pouvant
éclairer ce débat, oh combien essentiel, du rapport entre la Religion et la Démocratie au
Maghreb.
Bien
que centré sur le Maghreb, un tel débat devrait d’abord concerner plus
largement les rapports qu’entretiennent, ou devraient entretenir, la Religion et la Démocratie, partout
dans le monde, et pas seulement au Maghreb ou dans le monde arabe. En
effet, à ce stade de la réflexion, il n’y a guère de raison de focaliser
celle-ci sur le seul Maghreb ni sur la seule religion islamique, toutes les
religions, notamment les trois grandes religions monothéistes, entretenant des
liens plus ou moins forts avec la
Démocratie dans la plupart des pays.
En
effet, que constate-t-on ? Que de nombreux pays démocratiques
entretiennent des relations plus ou moins officielles, plus ou moins fortes,
avec une ou plusieurs religions. Sans que cela remette en cause le régime
démocratique de ces pays.
A
tout seigneur, tout honneur : la devise officielle des Etats-Unis
d’Amérique n’est-elle pas « In God
We Trust » ? Bien sûr, dans ce pays, aucune
religion n’est religion d’Etat. Mais, cela est le cas dans plusieurs pays
européens. L’exemple le plus emblématique est celui de la Grande Bretagne,
dont la Reine,
à la fois chef héréditaire de l’Etat et chef de l’Eglise anglicane, est
pourtant berceau de la démocratie moderne depuis le 17ème siècle. Il
est vrai qu’on est là dans des pays de religion chrétienne. Qu’à cela ne
tienne. Pour de nombreux observateurs, Israel, pays dont le régime politique si
fusionnellement enraciné dans sa religion hébraïque, n’en reste pas moins
considéré, malgré sa politique coloniale en Palestine, comme « le »
modèle de démocratie au Moyen-Orient !
Ainsi,
dans bien des pays de l’ouest comme de l’est, avec ou sans religion
d’Etat, la religion dominante irrigue plus ou moins fortement
les systèmes politiques (partis et syndicats religieux), juridiques (références
religieuses dans les législations, notamment personnelles), éducatifs (écoles
privées religieuses, place de la religion dans l’enseignement public). C’est
d’ailleurs le cas même dans un pays comme la France dont la loi de 1905 a garantie la
séparation de l’Eglise et de l’Etat. La fameuse « laïcité à la
française ». Eh bien oui, tout cela serait compatible avec la Démocratie, et cela ne
remettrait nullement en cause le caractère hautement démocratique de ces
pays.
Dès
lors, en quoi l’Islam serait la seule religion monothéiste à poser
problème ?
Pour certains observateurs, l’Islam poserait un problème dans sa relation à l’Etat.
Pour certains observateurs, l’Islam poserait un problème dans sa relation à l’Etat.
L’Islam
serait à l’origine d’un conflit de pouvoir entre lui et l’Etat en général, et
donc entre lui et tout Etat démocratique. Pour d’autres, tant qu’il ne se séparera pas de l’Islam,
l’Etat, serait donc incompatible avec la Démocratie. Or, sur
ces deux aspects il semble bien qu’il y ait confusion. Selon moi, ce qui pose
problème est davantage lié à la représentation de la religion musulmane et à
son rapport à l’Etat, d’une part, et à la nature de l’Etat et à sa relation à
la démocratie, d’autre part.
En
effet, que sait-on de la représentation de l’Islam ? Contrairement aux
autres religions, l’Islam n’a pas de représentation organisée, structurée,
assurant un quelconque pouvoir religieux, encore moins temporel, sur les
croyants et les citoyens. En Islam, la relation de Dieu à l’homme est directe.
La seule médiation est le Coran (et les Hadith qui en découlent) et Mohamed,
son Prophète, en fut le Messager. Dès lors point de clergé (exception de
l’islam chiite), point de « pape » et donc point
d’ « Eglise » structurée comme un pouvoir spirituel et temporel
influant sur les consciences religieuse et civile des individus, donnant
sa légitimité au pouvoir politique ou s’y substituant. En Islam ceux qui
diffusent le Coran et ses préceptes s’appellent les imams, les muftis et autres
docteurs de la foi (fouqahas),
exerçant dans les mosquées, les zaouïas (universités) et autres confréries.
N’ayant pas « d’Eglise officielle », il est donc difficile pour les
Etats en pays musulmans d’établir, par la loi, la séparation de l’Eglise et de
l’Etat comme elle eut lieu en France en 1905 (fondement de la « laïcité à
la française »). Dans ce cas, d’ailleurs, il s’agissait bien de la
séparation de l’Etat français de l’Eglise, en tant qu’institution, c'est-à-dire
de la représentation de la religion (dont par ailleurs le pouvoir papal se
trouvait étranger au pouvoir français) et non de la séparation de l’Etat d’avec
la Religion
elle-même.
Dès
lors, d’où vient le problème en pays musulman ? En fait, dans ces pays,
les pouvoirs politiques, strictement (et « bassement » ?)
humains, y ont décidé, le plus souvent par des constitutions imposées, d’y
décréter l’Islam religion d’Etat, en d’autres termes de créer une « Eglise
d’Etat », chargée d’organiser et de gérer le pouvoir religieux sur des
citoyens-croyants, et de représenter ce pouvoir religieux au niveau des
exécutifs (y compris en y associant des représentants de partis politiques
religieux). Cette « Eglise d’Etat » et ses pratiques donnèrent
naissance à un « Islamisme d’Etat ». Cela traduisit une volonté de
soumettre la religion à l’Etat. Par ailleurs, en instaurant l’Islam religion d’Etat
on lui conférait un statut exclusif qui renforçait le caractère monopoliste du
pouvoir politique lui-même. En retour, et pour s’opposer à cet Etat qui
phagocytait la religion, l’islamisme politique chercha à inverser les
choses : soumettre l’Etat à la religion, et pour cela viser la mise en
place d’un Etat théocratique pourtant étranger aux régimes musulmans des
origines (ni les califats, ni les empires et royaumes musulmans ne furent
des théocraties). Et imposer la seule religion musulmane, à l’exclusion de
toute autre, pour confirmer, là également, le caractère monopoliste de
« l’Eglise islamique » érigée en pouvoir politique.
Dès lors, la question qui se pose dans les pays du Maghreb n’est pas, me semble-t-il, comment garantir la séparation de la religion et de l’Etat, mais comment disqualifier toute « Eglise » fabriquée par les Etats (Islamisme d’Etat) ou par les Islamistes (Etat théocratique) puisque celle-ci est étrangère, par essence, à l’Islam. Ainsi posée, cette question signifie tout autant qu’il ne suffit pas de séparer la religion de l’Etat pour lui conserver son caractère monopoliste sur les croyants et, en contre partie, lui opposer un Etat qui conserverait lui aussi un pouvoir monopoliste sur les citoyens.
Dès lors, la question qui se pose dans les pays du Maghreb n’est pas, me semble-t-il, comment garantir la séparation de la religion et de l’Etat, mais comment disqualifier toute « Eglise » fabriquée par les Etats (Islamisme d’Etat) ou par les Islamistes (Etat théocratique) puisque celle-ci est étrangère, par essence, à l’Islam. Ainsi posée, cette question signifie tout autant qu’il ne suffit pas de séparer la religion de l’Etat pour lui conserver son caractère monopoliste sur les croyants et, en contre partie, lui opposer un Etat qui conserverait lui aussi un pouvoir monopoliste sur les citoyens.
Tout
cela est totalement contraire non seulement au vécu dans les royaumes
berbéro-arabes du Maghreb, ou dans l’Andalousie musulmane, dont on sait que
l’Islam y laissa coexister, sous la protection des pouvoirs politiques, les
autres religions du Livre, et leurs adeptes, au moment où le catholicisme officiel
se fit particulièrement inquisiteur dans toute l’Europe (ainsi, dès le début du
16ème siècle, Juifs et Musulmans d’Andalousie furent pourchassés et
expulsés vers le Maghreb). En Algérie, c’est aussi particulièrement contraire à
l’esprit et à la lettre de la déclaration de novembre 1954 qui prône tout
autant le respect des principes islamiques que l’exercice des libertés
sans distinction de race ou de confession.
Cette
création « ex nihilo » d’une « Eglise d’Etat sous sa forme
islamique » eut son pendant en termes de démocratie. Au Maghreb, les
Etats, qui ont créé cette « Eglise officielle » ou Islamisme d’Etat,
sont, comme on l’a vu, des Etats autoritaires, voire despotiques, se refusant à
toute évolution démocratique des sociétés. Pour justifier ce refus, ils mettent
notamment en avant « l’Islam religion d’Etat » (ce qui, au demeurant
est absurde : la religion établit une relation entre Dieu et les hommes,
pas entre dieu et l’Etat. Un Etat peut-il prier ou accomplir le Hadj ?),
et mobilisent tous les moyens de leur Eglise d’Etat. Mais, on le sait
maintenant, ce qui est incompatible avec la démocratie ce sont les Etats non
démocratiques du Maghreb, fondés sur l’autoritarisme ou le despotisme. La
démocratie de façade, instaurée sous forme de «démocratures », à fait long feu et ce n’est pas le
moindre des résultats positifs du « Printemps arabe » que d’en avoir
mis à nu la nature répressive et les modes de fonctionnement claniques et
corrupteurs.
Au
bout du compte, dans les pays du Maghreb, ce qui apparait clairement, c’est que
la Religion
et la Démocratie
furent (et sont encore) otages des pouvoirs autoritaires et despotiques, qui
jouent l’une comme repoussoir de l’autre, et inversement, pour mieux se
protéger et de l’une et de l’autre, et tenter de durer advitam eternam.
Dès
lors, comment libérer la
Religion et la
Démocratie de tout pouvoir autoritaire et despotique ?
En les sortant toutes deux de l’alternative exclusive suicidaire (la Démocratie ou l’Islam,
et inversement) imposée par les pouvoirs autoritaires et leurs soutiens, et en
les inscrivant dans un dénominateur commun, celui de l’expansion historique des
libertés humaines, fondement essentiel aussi bien de l’Islam que de la Démocratie. En
effet, les relations de l’homme et de la nature à Dieu ne sauraient exclure les
relations des hommes entre eux et des hommes à la nature. Le défi, car c’en est
un, et là : comment construire,
patiemment et pacifiquement, une dialectique nouvelle du religieux et du
profane au Maghreb, fondée sur la liberté de ses habitants, entendue comme
responsabilité de chacun et de tous d’exercer leurs libertés (religieuses et
civiles) au profit de chacun et de tous, avec les mêmes droits et les
mêmes devoirs, avec le même respect et la même tolérance ?
Pour
construire cette nouvelle dialectique, faut-il attendre ou chercher un modèle
étranger ? Qu’on achèterait à l’Occident démocratique comme on lui achète
le blé ou la technologie, grâce à la main invisible du marché ? Ou qu’on
leur demanderait d’instaurer de force, grâce au poing visible des armées
de l’Otan ? A l’évidence non. Sans renier les apports, souvent
exceptionnels, de l’Occident et de l’Orient à l’Histoire universelle, il est
tout aussi fondamental de s’appuyer sur l’Histoire même des pays maghrébins,
ces pays berbéro-arabes et musulmans de longue date.
Bien
avant l’arrivée de l’Islam et des Arabes, la région était peuplée de berbères
qui s’appelaient eux-mêmes des Imazighen
ou hommes libres épris de grands espaces, jaloux de leur indépendance à l’égard
de tous pouvoirs internes et externes, et de l’intégrité de leur territoire. En
ces temps là où la tribu était le cœur de leur organisation sociale, et
alors que naissaient les démocraties athénienne ou romaine, les berbères, alors
polythéistes, développaient une démocratie villageoise (Tajmaïth) qui permit de prendre
collectivement les décisions engageant la vie de la tribu et de ses membres.
Bien sûr, il ne s’agissait pas encore, et pour cause, de la démocratie moderne
(les femmes et les jeunes étaient exclus des organes délibératifs ; la
démocratie s’arrêtait aux portes du village et de la tribu et n’atteignait pas
le cœur du pouvoir : la confédération de tribus et son pouvoir royal) mais
en termes d’organisation politique et sociale la Berbérie (Tamezgha) se trouvait déjà dans la même
dynamique qu’Athènes ou Rome.
Avec
l’arrivée de l’Islam et des arabes, la région passa définitivement au
monothéisme et devint progressivement berbéro-arabe et musulmane.
L’Islam, dont le Coran affirmait la liberté de l’homme (son libre arbitre), non
seulement à l’égard des hommes et de la nature, mais aussi à l’égard de la
religion elle-même (« nulle contrainte en religion »), et
l’interdiction pour lui d’assujettir d’autres hommes, comme cela fut rappelé
par les premiers califes, convenait parfaitement aux Imazighen particulièrement rétifs à
tout esclavage et à toute domination interne et externe. Pour ces raisons,
l’Histoire des berbères du Maghreb fut une succession permanente de révoltes et
de résistance à l’oppression, y compris celle des arabes d’Orient. Par
ailleurs, l’égalité et la justice sociale, plus d’une fois réaffirmées par le
Coran et la Sunna,
justifiaient tout autant leur adhésion massive à cette nouvelle religion.
Cependant, à ce moment là, le contenu démocratique charrié par les
gouvernements musulmans, à travers les notions de Oumma et de Choura, n’eurent
pas le même succès. A l’évidence, la
Oumma (communauté des croyants) dépassait alors le cadre de
l’organisation tribale et confédérale des berbères (dont les royaumes
particulièrement instables étaient en conflits et rivalités récurrentes), et la Choura (conseil consultatif
au service d’un pouvoir désigné par la
Oumma) ne correspondait pas non plus à la Tajmaïth des Imazighen.
En d’autres termes, la légitimité communautaire, à fondement religieux, se
différenciait de la légitimité tribale, fondée sur la famille agnatique, sans
pouvoir s’y substituer. Il faudra attendre le 19ème siècle, pour que
l’Emir Abdelkader, face à la colonisation française qui tenta de détruire cette
double identité berbère et musulmane de l’Algérie, mit en place une gouvernance
basée sur une synthèse entre la
Choura et la
Tajmaïth, comme sources de légitimité de son pouvoir dans un
cadre national. Celle-ci ne survécut pas à sa défaite.
Bien
entendu, en ces instants, les berbéro-arabes du Maghreb, en tant que membres de
la démocratie villageoise (Tajmaïth) ou de la « démocratie
islamique » (Oumma et Choura), n’étaient pas encore en état d’accéder à
une véritable citoyenneté démocratique. Ce ne fut d’ailleurs le cas nulle part
ailleurs. En Europe, il faudra attendre les révolutions démocratiques de la Grande Bretagne et
de la France,
ainsi que celle des Etats-Unis, pour sortir des monarchies d’ordre divin et
aller vers des régimes démocratiques modernes.
L’Histoire
du Maghreb entre les 15ème et 18ème siècles montre
que le non-passage à la citoyenneté, donc à la démocratie, fut moins le fait
d’un blocage de ses sociétés par l’Islam que par celui des structures tribales
et confédérales minées par des rivalités intestines récurrentes. Elles
expliquent, pour l’essentiel, la marginalisation du Maghreb, au moment où les
révolutions bourgeoises d’Europe assurèrent le dépassement de l’ordre
monarchique de droit divin. Tout juste peut-on incriminer le poids de la
religion dans l’interdiction de l’usure, instituée par le Coran (et qui aurait
pu être dépassé par l’Ijtihad,
comme ce fut le cas dans la chrétienté grâce au réformisme de Luther et Calvin
et sa notion d’intérêt légal), pour expliquer l’incapacité des sociétés
musulmanes à organiser avec efficacité le financement et l’essor économique et
technique du Maghreb. Ce qui les cantonna dans des processus rentiers, leur
interdisant toute révolution technique et industrielle, comme celles qui permirent
l’envol de l’Europe.
Cette
évolution historique révèle la dynamique du sujet « spirituel » et du
sujet « temporel » au Maghreb telle qu’elle s’est développée,
sans qu’une claire distinction n’apparaisse entre ce qui ressort du spirituel
et ce qui est du domaine du temporel. Ce qu’on appellerait aujourd’hui la
dynamique du croyant et du citoyen. En effet, ce que les révolutions
« bourgeoises » ont apporté depuis le Siècle des Lumières,
c’est la claire identification de ces deux « êtres » qui cohabitent
en chaque homme et de l’unité dialectique de leur
« gouvernance » : à la foi, aux « institutions et aux
sciences religieuses » la gestion du croyant, grâce aux textes
sacrés ; à la libre pensée, « aux institutions et aux
sciences humaines » (selon la distinction pertinente d’Ibn Khaldoun)
de gouverner les citoyens selon la rationalité et les règles de droit.
C’est
pourquoi, comme indiqué précédemment, le droit des pays démocratiques fait
référence, plus ou moins fortement, aux textes et à l’enseignement religieux,
et pourquoi, inversement, dans les pays où l’Islam est religion d’Etat le
droit positif et l’enseignement ne s’appuient pas uniquement sur les
préceptes religieux. Ainsi comprise, cette dynamique fait que le croyant
et le citoyen se distinguent plus fondamentalement du sujet privé de liberté
(esclave, serf, ou « citoyen » de régime autoritaire) sommé de se
soumettre aux ordres et décisions arbitraires du monarque absolu ou du
dictateur. En ce sens, cette dynamique du croyant et du citoyen
réunit en l’homme sa liberté spirituelle et sa liberté temporelle, à la fois
comme éléments essentiels de sa substance, mais aussi comme instruments de son
action quotidienne, pour la conquête de nouveaux principes et
institutions de gouvernance et de nouvelles libertés.
Ce
faisant, la dynamique de la religion et de la démocratie s’affirme comme un
processus vivant, en constante évolution pour assurer l’expansion des libertés
des hommes et des femmes du Maghreb. C’est pourquoi ces éléments et leur
dialectique sont au cœur des débats en cours dans les pays du « Printemps
arabe », notamment autour de la définition et de la mise en place des
Constitutions, des institutions de pouvoir (Présidence, exécutif, parlement,
justice…), de leur séparation et de leur indépendance. Mais aussi de la
définition des libertés essentielles, dont la liberté d’association, la liberté
de la presse, la liberté d’opinion, tout autant que la liberté de culte. En un
mot, de tout ce qui est constitutif de ce qu’on appelle désormais les Droits
Humains et Sociaux, fondements essentiels de tout Etat de droit.
Au
bout du compte, et c’est là ma conviction, à la lumière de cette brève analyse,
le vrai débat, qu’il faut instaurer, et qui doit guider la mobilisation et
l’action pacifique des populations du Maghreb, doit répondre à cette
question : comment construire patiemment, librement et dans la paix,
cette dialectique de la religion et de la démocratie débarrassée de tout
pouvoir autoritaire et despotique? Bien sûr, les enjeux sont énormes et le
chemin sera semé d’embûches. Raison de plus pour rester vigilants et ne pas se
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